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Youssra Mansar | Saisie du corps glorieux de l’acteur par le drone

NovaBot

samedi 11 mars 2023


« Faudra un jour qu’un acteur livre son corps vivant à la médecine, qu’on ouvre, qu’on sache ce qui se passe dedans, quand ça joue. Qu’on sache comment c’est fait, l’autre corps. » Depuis le terrain d’exploration offerte par une recherche doctorale, Youssra Mansar tente de prendre au mot ces paroles de Novarina — et à revers : ou comment opérer une ouverture du dedans de l’acteur par le dehors de l’image que le théâtre offre de lui — et si le théâtre était cette opération à cœur ouvert exposé du corps ? La jeune chercheuse et metteuse en scène proposait à mi-parcours de ses recherches, à Turbulence, bâtiment des Arts d’Aix-Marseille université, ce lundi 6 mars, un état de son travail et de ses hypothèses rigoureusement mises à l’épreuve de la scène. Pour cela, un dispositif tout à la fois spectaculaire et d’une grande élégance plastique élaborée à partir d’une captation en direct faite depuis une caméra et un drone voulait approcher au plus près de ce moment — et de ce lieu — d’élaboration du mot : et c’est le surgissement de l’acteur qui se donne à voir, au cours d’une singulière expérience où la technologie à force de se déployer disparaît pour laisser place à ce « mystère de l’évidence » du corps glorieux d’un acteur arraché à la chair de l’homme qui lui donne naissance.


C’est la contradiction au fondement même de l’art du jeu : ce qui se dévoile au dehors est un dedans arraché à soi — contradiction aussi au cœur de cette déchirure qui n’a cessé d’inquiéter les penseurs du théâtre : qui parle, au juste, dans la voix du corps en scène ? D’où parle ce qui parle ? Et de l’homme ou de l’acteur, du « personnage » ou de la figure jetée au-devant de soi pour endosser les mots, qui ? Puis, pour nous face à cela, que voit-on de ce qui s’origine d’une parole fondée sur cette énigme et le vertige qui ne cesse de se relancer, à chaque mot de chaque spectacle ? Quelle est la nature de ce corps qui travaille à sa propre disparition pour mieux naître à lui-même et par la parole qu’il nous jette, exister autrement ? Corps glorieux, mystère d’un double corps qui rejouerait — mais dans le temps fragile et provisoire de la séance théâtrale — le mystère médiéval de cette double nature du corps royal. Les questions sont anciennes et il revient à chaque époque de les reprendre et d’éprouver sur elles des hypothèses qui valent pour nous, et pour aujourd’hui, avec, en chaque temps, les outils du présent.

Soit donc un corps exposé le plus simplement possible aux regards — regards posés sur lui par un public assemblé ici pour cela, et regard d’une caméra (Quentin Rameau) projetant son image sur un écran disposé à jardin, légèrement en avant de l’acteur placé au lointain à cour, avant qu’un drone équipé également d’un objectif ne le filme en mouvement, à quelques mètres de lui. Telle est du spectacle son image : qui ne dit rien de l’expérience qu’on traverse tant il s’agit moins d’une représentation filmée qu’une élaboration à vue de l’image jusqu’à la fabrication au présent de la diction d’un autre corps.

Depuis ce dispositif minimal (et complexe, dont la mise en place énoncée par l’acteur au seuil du spectacle expose comme une loi performative : c’est la parole qui dresse ce monde comme si c’était à elle que revenait la tâche de lever aussi, par et dans le langage, le champ de force qui la rend possible et dont elle est issue) se constitue le mystère : nous voyons tout, et jusqu’à l’ostensible et le détail, mais si rien n’échappe à l’œil de la caméra, quelque chose se dérobe. Un corps, on ne le perçoit comme tel que dans sa totalité : jeté ici en fragments, on le reconnaît à peine. La caméra le frôle de son regard, parcourt la surface de sa peau au plus près et le corps est projeté à l’image dans une découpe qui l’arrache à lui : le grain de la peau, le mouvement de la glotte, la barbe naissante quasi sous nos yeux — c’est le corps sans organe, sans centralité organisatrice et pour ainsi dire défait de lui-même qui nous est jeté au visage, dont la vue est presque peu soutenable tant paraît l’obscénité du corps quand celui-ci n’est plus attaché à un visage, une allure. De fait, plus le corps est montré en détail, plus il se fait invisible : moins on le saisit comme corps, plus le trouble grandit d’être face à ce double garant d’une vie autre : « Quand je vis, je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue, c’est là que je me sens exister », notait Artaud.

Jouer, donc, mais à quoi, et avec qui ? On ne joue jamais seul : pour qu’il y ait jeu, il faut nécessairement un autre, qu’il soit de corps et de chair, ou de fantasme, de désir et de pensée. Le partenaire du jeu n’est ici ni tout à fait un corps ni tout à fait une fiction : c’est d’abord la caméra, qui scrute, coupe, détaille. Ce sera ensuite un étrange appareil qui tient du jeu d’enfant et de la complexité technologique : un drone, dont on sait les usages aujourd’hui sur les théâtres d’opération, et qu’on apprend à apprivoiser aussi dans le champ de l’exploration urbaine, humaine. C’est de lui qu’il s’agit : NovaBot, sorte de moteur à hélice armée d’un œil panoramique : à distance commandée et programmée en fonction des gestes — rêve-t-on d’un meilleur partenaire ? Ni trop lointain, au risque de la perte, ni trop proche, au péril de la collusion, il se tient dans cette distance qui permet le regard, la relation.

Ce que l’on voit sur le plateau est ainsi ce corps à corps de l’acteur avec le drone filmant, autant qu’un corps à corps de l’acteur avec lui-même — « cet autre corps » de l’acteur fait (avec) du corps de l’homme selon Novarina — , avec son image, et avec le langage : luttes enchâssées les unes dans les autres qui toutes dialoguent avec le corps à corps du théâtre avec ce qui paraît son envers radical qu’est la vie. Ainsi, notre regard voyage, du corps de l’acteur en scène vers son corps projeté à l’écran, et si nous allons de l’un à l’autre, nous ne reconnaissons pas le corps — ou alors : comme on reconnaît un mort, au fait que c’est bien lui, et qu’il n’est plus  —, et nous ne l’identifions pas à lui : rien de semblable entre ces corps dont l’un, au lointain du plateau, dans sa réalité précise et concrète de corps réel nous apparaît pourtant dans l’appartenance à l’individu qui le porte ; et l’autre, morcelé à l’image, nous semble précisément une pure image, découpe d’un corps donné dans un tel détail qu’il en paraît abstrait, et c’est presque comme une idée de corps auquel on assiste. Car on assiste — comme lors d’une opération — à cette fabrication de l’image, et autant dire : à l’élaboration du corps devant nous et en nous.

Mais il ne s’agit pas d’un pur corps exposé dans sa matérialité sensible : ce corps, il ne cesse en effet de parler pour mieux relancer cette dialectique de la chair et de l’image, des corps à corps et de son corps projeté. Là est le lieu décisif de cette recherche : dans le vertige de la parole qui naît de l’acteur et qui lui vient du texte, l’acteur se réalise comme tel, voire se donne naissance par les mots qu’il jette devant lui pour les rejoindre. Sur les plateaux des scènes d’aujourd’hui, l’image filmée en direct a trop souvent pour rôle de saisir quelque chose de l’action du comédien et retombe souvent sur une fonction pauvrement illustrative, quand elle ne vient pas faiblement combler les trous de la représentation (on verrait simplement à l’écran le hors-scène). Ici, c’est une singulière phénoménologie radicale de la parole dont on fait l’expérience : capturer le moment où ça parle, et ce qui parle, saisir sur le vif comme d’une bête sauvage le mouvement fuyant de ce qui conduit l’envol des mots : et ce n’est pas qu’affaire mécanique, mais d’assise du langage qui s’ouvre ainsi dans la mesure où il fracture le son et le sens, mais où aussi il agrandit la perception de ce geste qu’est la parole.

Quels mots capables de s’exposer à une telle chasse — qu’on sait sans doute impossible : tant de sauvagerie indomptée depuis si longtemps ne se laissera pas capturer immédiatement —, à une telle opération quasi sacrificielle ?

Le théâtre nous présente l’homme anatomie ouverte et les voix et circuits internes du langage offerts à la vue. Nous y voyons les forces de la parole agir l’espace. Il y a un drame quasi géologique et une tectonique de la parole. Lorsque nous parlons, bougent des blocs erratiques, se déplacent des strates, des sédiments, des réseaux souterrains, des nappes, des plis et des effondrements : la respiration, le jeu du langage, sont à l’image des lois insaisissables, immatérielles, aériennes, de la physique. [1]

Les fragments de Novarina — principalement aux Viviers des noms et à L’Animal imaginaire — joueraient le rôle d’un autre partenaire, de lutte et de désir, tout en travaillant l’acteur — Matéo Duluc — dans ce frottement de la pensée et du langage que le texte éprouve. C’est bien ce double jeu du texte ici, qui permet non seulement d’évoquer, par ces motifs, cette puissance du langage à faire se lever le monde dans l’acte de sa profération, mais surtout, par le processus qu’il exige, d’imposer à l’acteur qui s’en saisit une lutte avec l’insaisissable syntaxe, le rythme échevelé des images, la concaténation des sons et des éclats prosodiques. Loin d’être un morceau de bravoure — un moment qui serait seulement destiné à célébrer l’art de l’acteur —, le texte engage nécessairement ce corps à corps du corps avec le texte qui permettrait une levée ; langage qui tâche moins de rendre compte du verbe et de son contenu, que d’exposer la lutte à vue capable d’extirper l’autre (du) corps.

Une voix invisible dans le noir annonce avec un très léger nasillement tarin des informations contradictoires ; silence tendu, nouveau silence. Soudaine lumière : fuyons ! […] Le bruit du temps tout le temps passait, le bruit du temps courant filait tout le temps de la même façon, et à une seconde deux, toute seconde d’autre s’arrêta tout soudain de nous gémir la suite en moins. [2]

Voix projetée et reprise, comme le corps sur l’écran, amplifiée dans les hauts parleurs : mais voix parfois donnée à nue — jeux multiples sur ce jeu de la voix et de son double qu’est la vie. L’acteur ainsi, doublée vocalement, dispose de ce double — spectre sonore et visuelle, fantôme de voix, de corps jusqu’à cette question : lequel, du corps en scène et du corps à l’écran est l’ombre de l’autre ?

Et puis, à l’issue de cette lutte de la parole et du corps, de l’image contre la chair, prendrait le relai comme pour la prolonger et l’infléchir, une autre forme de mise à l’épreuve du corps œuvrant à sa destitution / refondation : c’est d’abord la spectaculaire danse — allongée sur le dos — d’une performeuse, Sara Chiostergi, transe immobile d’un corps travaillant à s’arracher à lui-même : spasmes frénétiques, exorcisme des forces ou comme un corps dont l’agonie vise à renaître par sa mort — « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas », écrivait Breton. C’est ensuite, dans le calme retrouvé, la musique alanguie d’une Gnosienne de Satie interprétée par Sasa Chan d’où émerge l’étrange ballet silencieux de l’acteur et du drone suspendu dans sa légèreté singulière, se déplaçant souplement dans les airs ou comme un insecte, par brusques sauts dans l’espace. Puis, le robot voit — il regarde même, dirait-on —, et c’est une autre étrange évidence : car nous voyons ce qu’il voit sur l’écran qui projette son regard en même temps qu’y est projetée le corps de l’acteur, son image : regard d’insecte volant donc, percevant l’homme depuis une horizontalité mouvante, circulaire, presque toujours mouvante, à bout touchant du visage de l’acteur, à portée de regard, et s’installe comme un autre perception de ce corps — dans sa fragilité sous l’emprise du regard de la machine. Ce qu’on voit : d’une part, sur le plateau, le drone face à l’acteur ; et sur l’écran, l’acteur seul du point du vue du drone.

Oscillant de l’écran à la scène, nous saisissons cette fois quelque chose comme une totalité : une réalité perçue du dehors, et une autre depuis un dedans qui l’envisage. Surtout, ce que l’on voit est cette déliaison du corps et de l’image : l’écran enregistre avec un léger retard l’image du corps, et cette latence du signal élabore comme un temps distendu, non contemporain avec lui-même. Simultanément, nous percevons le corps, sa projection à l’écran, et la non-adéquation du corps avec son image ; c’est comme si l’image avait besoin d’un certain temps pour se constituer : fiction du corps projeté en attente de lui-même, puissance d’un corps toujours en puissance, et en attente de lui — vue sur ce qui toujours sera en retard sur le présent, et qui est le temps lui-même.

C’est ainsi que le dispositif produit son propre effacement : l’écran devient cette partie découpée du monde où le corps double de l’acteur rayonne souverainement dans une solitude qui le fracture et ne cesse de le renvoyer à la réalité du théâtre, ce double du réel, qui produit la présence du drone comme si celui-ci rendait présent l’acteur, était sa condition même d’existence. Alors dans le trouble qui s’opère, par le jeu à double fond du vertige de l’image, c’est bien de présence qu’il s’agit : d’une élaboration à vue de cette présence ; tâche du théâtre que de la fabriquer, non de la prendre pour acquis. C’est pourquoi le dispositif — d’apparence si présent — disparaît au profit de cette puissance d’être, d’un devenir toujours naissant.

Waterloo, du point de vue de Fabrice dans Le Rouge et le Noir, n’était pas la scène historique que le discours à rebours reconstruit : mais un vaste champ de boue dans lequel le soldat plonge pour sauver sa peau. La peau de l’acteur est cette profondeur sans fond ni contours, à l’image de l’univers pour la science astrophysique, « cet espace-temps fermé sans bord ni frontière ». Voir le corps de l’acteur au travail de lui-même et du langage, non comme une surface exposée, mais depuis sa profondeur même explorée via le lieu où s’origine la parole : tâche impossible, dans la mesure aussi où l’impossible est l’appui pour Novarina de toute pensée fécondante. Soit donc cette opération, et comme telle cette expérience. Un travail de recherche sur cette liaison du corps et du langage est précieux, par l’image qui tout à la fois en projette la chair et l’invisibilise, précieux pour qui voudrait puiser dans l’expérience de voir celle de saisir ce qui se défait dans l’élaboration d’un corps d’acteur et percevoir depuis cette défaite la fabrication d’un autre corps au moment où le langage le saisit dans la profération. Vertige. « Fixer des vertiges » nommait pour Rimbaud le rôle de l’écriture.

Cette parole, proche de l’incantation — du chant et du cri articulé, d’un sort jeté sur la réalité — pourrait s’apparanter au geste du sportif, ou de « l’athlète affectif » appelé de ses vœux par Artaud. Par là l’intérieur du corps nous est dévoilé, non dans son aspect biologique, mais comme l’envers du corps social : là où il puiserait sa faculté à s’inventer. À l’image, l’épiderme se donne à nous comme surface infranchissable, mais il se livre comme transparence dès lors que le parole opère, dans le corps noir du théâtre, une ouverture en nous, tandis que nous fabriquons intérieurement des images levées par la parole qui les suscite.

Jouer c’est avoir sous l’enveloppe de peau, l’pancréas, la rate, le vagin, le foie, le rein et les boyaux, tous les circuits, tous les tuyaux, les chairs battantes sous la peau, tout le corps anatomique, tout le corps sans nom, tout le corps caché, tout le corps sanglant, invisible, irrigué, réclamant, qui bouge dessous, qui s’ranime, qui parle. [3]

Le spectacle — le travail — s’ouvrait sur le prologue du Vivier des noms : « [Il faudrait] Qu’on sache comment c’est fait, l’autre corps. Parce que l’acteur joue avec un autre corps que le sien. Avec un corps qui fonctionne dans l’autre sens. » L’autre du sens relève ainsi d’un sens autre, obtenu par effacement du sens, recouvrement de la signification par l’intensité permettant de passer outre toutes formes d’explication afin d’accéder au régime désordonné — et raisonné — du dérèglement de tous les sens. Et si l’autre corps se laisse voir, c’est parce qu’il joue avec l’acteur à l’instant de son retrait au cours de cette singulière lutte à mort où l’enjeu est d’arracher le somptuaire au/du temps ; instant de vérité, disait Georges Bataille : « Il est vrai : cet instant n’est autre que la mort. Et pourtant, il est jeu. Étant disparition, il est le jeu par excellence ».

Youssra Mansar, qui conduit l’expérience — accompagnée de Julien Serres, maître de conférences en robotique bio-inspirée à l’Institut des Sciences du Mouvement, et de Louis Dieuzayde, maître de conférences en esthétique théâtrale au Laboratoire d’Etudes en Sciences des Arts —, nomme ce travail : « Acteur et drone : dialectique du corps en scène et de son image fragmentée. » Dialectique suspendue, sans résolution, d’un mouvement qui toujours trouve dans le déséquilibre entre corps et image l’absence de point fixe, absence par lequel se joue, dans ce noyau noir de l’énigme théâtral, ce qui le fonde et sans cesse le relance.

Alors je me dis : sortir de soi-même vaut-il la peine de sortir en sac. Sortir de ma vie vaut-il la peine de ressortir d’un sac ? ou d’un éternuement ? Enfant, maintenant qu’il est l’heure de la peur de votre mort, voici la vie. Tout est en vivant, tout est en passant. J’avais bien vu que j’avais vécu le tempos en trop. […] Nous n’avons rien rien à voir quand il fait tout noir, sauf au dedans de nous et que la vie est dans les yeux des uns les autres. Écoutez le temps ; écoutez le temps autour de vous : le premier instant dure toujours. [4]

[1Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », Le théâtre des paroles.

[2Valère Novarina, Le Vivier des noms.

[3Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », Le théâtre des paroles.

[4Valère Novarina, L’Animal imaginaire.