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Jean Genet | Entretien avec Antoine Bourseiller
Été 1981
mercredi 24 décembre 2025

Retranscription de l’entretien réalisé par Antoine Bourseiller avec Jean Genet – filmé à l’été 1981.
Ici le film.
(ou directement sur cette page)
Là, l’enregistrement sonore.
Là, la retranscription.
Je ne vois pas pourquoi je me passerai sous silence. Je suis encore celui qui me connaît le mieux.
« Son acte de naissance porte ceci :
né le 19 décembre 1910 à 19h45, à Paris.
De Camille Gabrielle Genet. De père inconnu.
Sauf ses livres, on ne sait rien de lui,
non plus que la date de sa mort,
qu’il suppose prochaine »
Le plus important, ce qui était le plus important pour moi, je l’ai mis dans mes livres. Pas parce que je parle à la première personne. Le je, dans ce cas-là, n’est pas autre chose qu’un personnage un peu magnifié. Je suis plus proche de ce que j’ai écrit, je suis plus vrai dans ce que j’ai écrit, parce que, vraiment, je l’ai écrit en prison, et j’étais persuadé que je ne sortirai pas de prison. Pourquoi je ne suis jamais retourné en prison ? Je vais essayer de vous donner une explication qui vaut ce qu’elle vaut, je ne sais pas. J’ai l’impression que vers la trentaine, trente, trente-cinq ans, j’avais en quelque sorte épuisé le charme érotique des prisons. Des prisons pour hommes, bien sûr.
Et si j’ai toujours aimé l’ombre, même gosse, je l’ai aimée peut-être jusqu’à aller en prison. Je ne veux pas dire que j’ai commis mes vols pour aller en prison. Bien sûr, je les ai commis pour bouffer. Mais enfin, ça me conduisait peut-être intuitivement vers l’ombre, vers la prison. Et puis, vers trente-cinq, trente-six ans, j’ai voulu voyager. J’ai eu envie d’aller vers l’Orient, bien avant vous autres. J’ai eu envie d’aller du côté du Kathmandu, par exemple. Arrivé à Istanbul, j’avais déjà marre du voyage. Le voyage m’emmerdait. Je suis revenu en Grèce. Et pour la première fois, j’ai vu quelque chose d’étonnant pour moi. L’ombre aussi, mais mêlée à la lumière. Et les quatre années que j’ai passées en Grèce ont été les quatre années les plus ensoleillées probablement de ma vie. Mêlées d’ombres. L’ombre, dans ce cas, si vous voulez, c’était l’ombre des vents de vapeur, l’ombre des cinémas à soldats, avec des soldats vraiment très en relief. J’ai aimé la Grèce aussi parce que c’est, avec les pays du monde arabe, le pays où la charge érotique est probablement la plus intense. Et c’est peut-être pour ça que je suis resté si longtemps. En tout cas, je n’avais plus envie d’aller en prison.
J’ai aimé la Grèce pour une autre raison encore. Je vais vous dire. C’était, et c’est le seul pays au monde où le peuple a pu vénérer, honorer ses dieux et se foutre d’eux. Ce que le peuple grec a fait à l’égard de l’Olympe, jamais les Juifs n’auraient osé, n’oseraient le faire encore pour Yahvé. Aucun chrétien n’oserait le faire pour le crucifié. Aucun musulman pour Allah. Les Grecs ont su se moquer à la fois d’eux-mêmes et se moquer de leurs dieux. Je trouve ça épatant.
Quand j’étais gosse, évidemment, j’ai eu une enfance catholique. Mais le Dieu, Dieu enfin, c’était surtout une image. C’était le gars cloué sur la croix, la jeune fille, Marie, devenant grosse avec une colombe. Tout ça ne me paraissait pas très sérieux. J’avais quinze ans à peu près, et j’ai eu une maladie. Donc, à ce moment-là, Dieu n’était pas sérieux, et ne comptait pas dans ma petite existence d’homme, de gamin, de un à quinze ans. À quinze ans, j’étais à l’hôpital, j’ai eu une maladie, peut-être assez grave, pas grave, une maladie enfantine, en tous cas, à l’assistance publique, à l’hôpital de l’assistance publique, et tous les jours, une infirmière m’apportait un bonbon, et elle me disait : c’est le petit malade de la chambre à côté qui te l’envoie. Puis j’ai été mieux, au bout de quinze jours, j’ai voulu voir et remercier aussi ce gars qui m’envoyait un bonbon. Et j’ai vu un garçon de seize ou dix-sept ans qui était tellement beau que tout ce qui avait existé avant pour moi ne comptait plus. Dieu, la Vierge Marie, ou n’importe qui, tout ça n’existait plus. Il était Dieu. Et vous savez comment s’appelait ce gars, qui était un gamin ? Il s’appelait Divers. Comme l’autre s’appelait « Personne ». Et de ce Diver, qui, s’il existe encore, doit avoir soixante-quatorze ou soixante-quinze ans, on a tiré un tas de copies, qui ont été tous les amants que j’ai eus jusqu’il y a une dizaine d’années. Mais pas des copies délavées, au contraire. Des copies quelque fois plus belles que l’original. Alors Dieu, quand on me parle de ça, c’est tout de même en Grèce que je l’ai connu le mieux. En Grèce, et comme je vous l’ai dit, dans des pays arabes.
Le Funambule (lu par un acteur) : « Certains dompteurs utilisent la violence. Tu peux essayer de dompter ton fil. Méfie-toi. Le fil de fer, comme la panthère, et comme dit-on le peuple, aime le sang. Apprivoise-le plutôt. La mort, la mort dont je te parle n’est pas celle qui suivra ta chute, mais celle qui précède ton apparition sur le fil. C’est avant de l’escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort, décidé à toutes les beautés, capable de toutes. Quand tu apparaîtras, une pâleur. Non, je ne parle pas de la peur, mais de son contraire, d’une audace invincible. Une pâleur va te recouvrir. Malgré ton fard et tes paillettes, tu seras blême. Ton âme livide. C’est alors que ta précision sera parfaite. Plus rien ne te rattachant au sol, tu pourras danser sans tomber. Mais veille à mourir avant d’apparaître et qu’un mort danse sur le fil. J’ajoute pourtant que tu dois risquer une mort physique, définitive. La dramaturgie du cirque l’exige. Il est, avec la poésie, la guerre, la corrida, un des seuls jeux cruels qui subsistent. Le danger a sa raison. Il obligera tes muscles à réussir une parfaite exactitude. La moindre erreur causant ta chute, avec les infirmités ou la mort, et cette exactitude sera la beauté de ta danse. Cela m’amène à dire qu’il faut aimer le cirque et mépriser le monde. Une énorme bête, remontée des époques diluviennes, se pose pesamment sur les villes. On entre. Et le monstre était plein de merveilles mécaniques et cruelles. Des écuyères, des augustes, des lions et leurs dompteurs, un prestidigitateur, un jongleur, des trapézistes allemands, un cheval qui parle et qui compte, et toi. Vous êtes les résidus d’un âge fabuleux. Vous revenez de très loin. Vos ancêtres mangeaient du verre pilé, du feu. Ils charmaient les serpents, les colombes. Ils jonglaient avec des œufs. Ils faisaient converser un conciliabule de chevaux. Ne quittez jamais ce ventre énorme de toiles. Ce sont de vains, de maladroits conseils que je t’adresse. Personne ne saurait les suivre. Je ne voulais pas autre chose qu’écrire à propos de cet art un poème dont la chaleur montera à tes joues. Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner.
J’ai connu Abdallah. Je l’ai amené en Grèce. Il était déserteur. Il était demi-allemand, demi-algérien, donc demi-français, du même coup, puisque son père était algérien donc français. Et il devait faire son service militaire pendant la guerre d’Algérie. Et je l’ai fait déserter et on est venus en Grèce, où il a appris à danser sur le fil. Mais Abdallah fait parti de ma vie tellement intime, que je préfère ne pas en parler devant la caméra. Comme je préfère ne pas parler non plus de Jean Decarnin qui est mort, lui, jeune communiste, à l’âge de vingt et un ans, contre les Allemands. Et tous les deux sont morts. Abdallah s’est suicidé.
Jean de Carnin a été tué par les Allemands. Ils m’ont donné l’exemple de deux morts différentes, mais également héroïques, et cela, je conserve tout ça pour moi, je ne veux pas en parler plus.
— Antoine Bourseiller : Est-ce que vous pouvez parler de Giacometti ?…
— Jean Genet : Ah oui ! Parce que j’ai encore dans les fesses la paille de la chaise de cuisine sur laquelle il m’a fait asseoir pendant quarante et quelques jours pour faire mon portrait. Il ne me permettait ni de bouger ni de fumer. Un peu de tourner la tête. Mais alors, une conversation, de sa part, tellement belle…
— Voix de Giacometti : Quand je ne travaille pas, je crois que je sais quoi faire, et même j’ai l’impression de voir ma tête devant moi comme si elle était faite. Mais dès que je commence, tout change et on se perd.
Ce qui m’intéresse le plus, c’est la tête. Enfin, toute la tête m’intéresse, mais je crois maintenant qu’il faudrait maintenant arriver à construire le plus précisément possible l’œil. L’œil a cela de particulier qu’il est fait d’une matière tout à fait autre que le reste du visage ; si tu veux, toutes tes formes sont plus ou moins floues, sont très floues même. Par contre l’œil est bel et bien comme un objet très précis, comme un objet d’optique, presque. Mais le curieux c’est que si tu fais l’œil précis, tu risques d’abolir précisément ce que tu cherches, c’est-à-dire le regard.
Il y a très peu d’yeux où le regard existe. Et le plus comique, c’est que dans les sculptures sauvages, ou plutôt exotiques, je ne sais pas si c’est un sculpteur d’Afrique ou d’Océanie, en tous cas, il y a une tête avec des yeux faits de coquillages qui est incroyablement vivante. Elle est en bois. Elle est très transformée, ou en tous cas interprété, les yeux, ce sont deux coquillages, et elle a l’air presque d’une tête avec un crâne réel sur lequel on aurait ajouté deux coquillages qui font les yeux. Il n’y a pas de doute que c’est complètement exclu de faire une tête rigoureusement telle qu’on la voit. Ou en tous cas c’est exclu pour nous. Je crois que aujourd’hui et depuis la fin du XIXe siècle, exactement, il est tout à fait impossible de faire les chose d’après nature et qu’elle puisse finir. Il ne peut pas y avoir de fin possible, parce que au fur et à mesure que tu t’approches de ce que tu vois, tu en vois davantage. Donc ta tête recule, à mesure que je m’approche, elle recule. Donc La distance entre ce que je veux faire et ce que je fais reste au fond, au moins permanente, et probablement elle augmenterait. En principe, si tu posais pendant mille ans, je suis persuadé d’avance que dans mille ans, je dirai : tout est faux, mais je m’approche un petit peu.
— L’Atelier d’Alberto Giacometti (voix d’un acteur) : Il parle d’une façon rocailleuse. Il semble choisir par goût les intonations et les mots les proches de la conversation quotidienne. Comme un tonnelier.
Lui : Vous les avez vus en plâtre ? Vous vous les rappelez, en plâtre ?
Moi Oui.
Lui : Vous croyez qu’elle perdent, d’être en bronze ?
Moi : Non, pas du tout.
Lui : Vous croyez qu’elles gagnent ?
J’hésite à prononcer ici la phrase qui dira le mieux mon sentiment.
Moi : Vous allez encore vous foutre de moi, mais j’ai une drôle d’impression. Je ne dirais pas qu’elles y gagnent, mais que c’est le bronze qui a gagné. Pour la première fois de sa vie, le bronze vient de gagner. C’est tune victoire du bronze, sur lui-même, peut-être.
Lui : Il faudrait que ce soit ça !
À propos du bronze. Lors d’un dîner un de ses amis par taquinerie sans doute – qui était-ce ? –, lui dit : « Franchement, est-ce qu’une cervelle normalement constitué pourrait vivre dans une tête aussi plate ? » Giacometti savait qu’une cervelle ne pouvait pas vivre dans un crâne en bronze, eût-il les mensurations exactes de Monsieur René Coty. Et puisque la tête sera en bronze, et afin qu’elle vive, et que vive le bronze, il faut donc… c’est clair, n’est-ce pas…
— Jean Genet : Bien sûr que je me souviens d’Alberto.
— Antoine Bourseiller : C’est un des homme vous avez le plus admiré…
— J. G. : Le seul.
— A. B. : Le seul ?
— J. G. : Oui.
— Jean Genet. Si vous voulez, je suis reconnaissant à la Grèce, parce q’elle m’a appris deux choses que je ne savais pas. C’est le sourire et l’incrédulité. Alberto m’a appris la sensibilité devant la poussière, des choses comme ça.
J’ai évoqué tout à l’heure le pays où j’ai le mieux respiré, c’est la Grèce. Je vous ai parlé deux jeunes gens que j’ai le plus aimés. Abdallah, et Decarnin. Je vous ai parlé de l’homme que j’ai le plus admiré. C’est Giacometti. Ma vie s’achève à peu près, j’ai soixante et onze ans, et vous avez devant vous ce qui reste de tout ça, de mon histoire et de ma géographie. Rien de plus. C’était pas grand chose.
Journal du Voleur (voix d’un acteur) : Je suis né à Paris le 19 décembre 1910. Pupille de l’assistance publique, il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j’eus 21 ans, j’obtins un acte de naissance. Ma mère s’appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu.
Je fus élevé dans le Morvan par des paysans. Quand je rencontre dans la lande et singulièrement aux crépuscules, au retour de ma visite des ruines de Tifauge où vécut Gilles de Raie, des fleurs de genêt, j’éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement avec tendresse. Mon trouble semble commander par toute la nature. Je suis seul au monde et je ne suis pas sûr de n’être pas le roi, peut-être la fée de ses fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s’inclinent sans s’incliner mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel. Mais j’ai des racines, par elles, dans ce sol de France,
nourri des eaux en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Raie.
— Jean Genet : « Oh, que ma quille éclate, oh, que j’aille à la mer. » Ce qu’il y a, en effet, d’étonnant, c’est que... « Oh, que ma quille éclate », c’est le bateau qui dit ça, le bateau ivre. Et en argot, la quille, c’est la jambe. Et quand il avait 17 ans, Rimbaud dit, "Oh, que ma quille éclate, oh que ma jambe… » Et on lui coupe la jambe à l’âge de 37 ans, au bord de la mer, à Marseille. C’est tout ce que je voulais dire. C’est qu’il y a, il semble, je ne peux pas le démontrer, mais il semble qu’il y a chez tout homme, tout homme, comme à un moment donné, quelque chose qui ressemble à un don prophétique sur soi, que lui-même ne voit pas. Je suis persuadé que Rimbaud a voulu dire et a dit qu’on lui couperait la jambe. Je suis persuadé qu’il a voulu son silence. Je suis persuadé, pour rester dans le domaine des poètes, que Racine a voulu son silence. Je suis persuadé que Shakespeare a voulu l’anonymat, en définitive, et Homère aussi. Alors, qu’est-ce qui agit chez chaque homme, et que chaque homme peut, à un moment donné, ou à un autre, dévoiler, peut-être débusquer, ça, je ne sais pas, peut-être rien.
Une chose est sacrée pour moi. J’emploie bien le mot sacré. C’est le temps. L’espace ne compte pas. Un espace peut se réduire ou s’augmenter énormément, ça n’est pas beaucoup d’importance. Mais le temps, j’ai eu l’impression, et je l’ai encore, j’ai eu l’impression qu’un certain temps de vie, à mon sens, m’était donné. Donné par qui ? Je ne sais pas. Évidemment. Mais il semble donner par un Dieu. Mais, de toute façon, n’imaginez pas un Dieu, même s’il ne s’agit pas d’un Dieu qui danse, n’imaginez pas un Dieu moralisateur comme vous l’êtes, et avec un visage de ténèbres, comme vous le savez. C’est pas ça. C’est un Dieu assez souriant pour me guider et pour me faire gagner aux échecs, par exemple. Et puis enfin, c’est un peu ce que je vous disais hier. C’est un Dieu que j’invente, comme on invente des règles. Je me réfère à lui, c’est une affaire entendue. Mais... Je me réfère à lui et je l’invente. Voilà tout ce que je peux vous dire. Mais il ne danse pas comme celui auquel voudrait croire Nietzsche. Il ne danse pas, mais il s’amuse. En tout cas, il s’amuse avec moi. Il ne me quitte pas une seconde.
L’homme le plus anonyme a le même temps. Ou un temps moindre, ou un temps plus grand, peu importe. Mais ce temps-là, il est sacré. Non seulement je ne dois pas être touché. D’autres peuvent y toucher, me supprimer, me tuer, mais pas moi. Et pendant ce temps, pendant les maintenant soixante dix ans, il a fallu que je travaille ce temps. Il ne fallait pas que je le laisse en jachère, en quelque sorte, que je le laisse comme ça. Il fallait presque le travailler au feu. Et presque nuit et jour. Et dans mon cas, évidemment, en blaguant, on peut dire que j’ai eu comme préoccupation de transformer ce temps en volume. En plusieurs volumes. Il n’en restera rien du tout. Le jour où je mourrai, où je serai volatilisé, il ne restera rien du tout, puisque je ne serai plus là.
Donc volume, pas volume, tout ça, c’est de la blague. La postérité, ça n’a de sens que pour la postérité. Mais ça n’en a pas pour nous.
J’aurais aimé vous parler des Panthères Noirs, qui ont été, pas seulement un phénomène, mais qui ont été un événement à la fois politique et poétique très important aux États-Unis. Il faut penser à ces pauvres blancs qui étaient dans un métro ou dans un ascenseur avec des barbus et des chevelus, des hommes et des femmes qui avaient des cheveux verticaux, des barbes horizontales, des barbes et des cheveux agressifs comme des tire-bouchons, et qui grattaient les blancs, qui avaient envie de s’en aller et qui ne pouvaient pas. Un jour, je devais aller parler dans une université américaine à 80 kilomètres de New York, qui s’appelle Stonebrook, je crois. Et l’université est dans une forêt, un très joli coin, et je dis, on partait en voiture, il y avait trois ou quatre voitures contenant les Panthères et moi, évidemment. Et je dis à David, tu viens avec nous, et David me répond : « En rien ». Mais enfin, il a fait quand même cette réponse : « Non, il y a encore trop d’arbres. » Et c’est une réponse que seul un noir américain pouvait faire. Pour lui, un arbre, c’était d’abord une plante à la branche de qui on pendant autrefois des nègres. Et ce qui me reste des noirs, si l’Amérique m’intéresse un petit peu, c’est parce que les noirs sont comme les caractères noirs sur une page blanche. Eux, ils sont les caractères noirs sur les blancs pâles d’Amérique.
Dans une région qui se trouve à environ 40 kilomètres de Daman, presque sur le Jourdain. Il y avait une bataille entre les Fedayin, palestiniens, et les Jordaniens, les troupes du roi Hussein. Un cinéaste avait demandé l’authorisation – un cinéaste français –, avait demandé l’authorisation à Arafat, ou à un de ses copains, de filmer la bagarre, lui-même étant dans la bagarre. C’est-à-dire très près des lieux de combat. Et on n’a pas voulu. Les responsables militaires n’ont pas voulu. Le cinéaste a cru peut-être que les responsables militaires prenaient soin de sa vie. Ils voulaient la protéger. Pas de tout. Il s’agissait d’autre chose, à mon avis. Les responsables palestiniens savaient les dangers de la caméra, l’espèce de séduction que représente la caméra pour n’importe quel narcissisme. Et que des combattants, sachant qu’ils sont filmés, combattraient mal. Ils combattraient moins bien. Ils risqueraient de préférer leur narcissisme à l’instinct de survie.
Voyez comme les Fedayins sont beaux. Certainement leur révolte me satisfait. Celle des Panthères Noirs aussi. Mais je ne suis pas sûr d’avoir pu rester si longtemps avec eux si leur physique avait eu moins d’attrait. Il semble que les militants d’une même cause ne sont que des cervelles plus ou moins pensantes, corps et visage étant ailleurs. Il n’est pas sûr que je puisse faire l’amour avec un militant. Il n’est pas sûr que je puisse faire mienne la cause d’un corps ou d’un visage sans charme. Et le charme n’est pas dans la beauté, mais dans une façon d’être que je n’ai pas le temps ni les moyens peut-être, d’ailleurs, de vous décrire. Mais il y a des corps et des visages qui se font la guerre, qui ne s’accordent pas entre eux, qui ne s’accommoderont jamais entre eux. De cela, on ne parle pas. Sans être amoureux d’eux, j’ai, comme j’ai dit, choisi ces modèles.
Miracle de la Rose (lu par un acteur) : Les premiers directeurs de Mettray avaient dû comprendre la magnificence d’un tel jardin qu’était la cour de la colonie pénitentiaire quand on la pavoisait aux couleurs nationales. Car depuis très longtemps, l’on prenait prétexte de n’importe quel fête pour clouer des drapeaux dans les arbres, contre les murs, dans les rosiers et les glycines. L’andrénople, l’étamine enflammait les marronniers. Au vert éclatant des premières branches se mêlaient du rouge, du bleu et surtout du blanc. Car la colonie n’oubliait pas que ses fondateurs étaient des nobles et que les membres bienfaiteurs dont les noms sont encore inscrits sur les murs de la chapelle étaient Sa Majesté le Roi, Sa Majesté la Reine, leurs Altesses royales les Princes de France, la cour royale de Rouen, la cour royale de Nancy. Enfin, une liste de cinq ou six cents noms fleurs de lysé, écrits en toutes lettres. Sous les arbres du grand carré, sans paraître se soucier d’une apothéose parmi les branches, un peuple de jeunes et beaux bandeurs au corps violent, aux yeux féroces, aux amours de haine, faisant gicler entre leurs dents blanches des injures abominables, avait l’âme mouillée par une tendre rosée.
— Jean Genet : Une des finesses des inventeurs de la colonie de Mettray, c’est d’avoir su ne pas mettre de muraille. Et encore maintenant, il n’existe pas de muraille. Quand nous étions à Mettray, il n’y avait, et c’était beaucoup plus convaincant, il n’y avait que des haies de lauriers et des bandes de fleurs, d’œillets et de pensées. Et il est beaucoup plus difficile de s’évader quand il s’agit simplement de traverser un parterre de fleurs que de traverser une muraille. Donc, d’une certaine façon, les inventeurs de Mettray n’étaient pas complètement sots non plus. Ils avaient inventé cette poésie, ils nous avaient terrorisés avec des pensées, des oeillets, des lauriers, etc.
Miracle de la Rose (lu par un acteur) : Le long des murs, espacés de deux mètres, de place en place, sont dressés des billots de maçonnerie dont le sommet est arrondi comme la bite des bateaux et des quais, où le puni s’assied, cinq minutes d’heure en heure. Un prévot, qui est un détenu puni, mais costaud, surveille et commande la ronde. Dans un coin, derrière une petite cage de traillage, un gaffe lit son journal.
Au centre du cercle, il y a la tinette, où l’on va chier. C’est un récipient haut d’un mètre, en forme de cône tronquée. Ses flancs sont munis de deux oreilles sur lesquelles on pose les pieds, après s’être assis sur le sommet, où un très court dossier, pareil à celui d’une selle arabe, donne à celui qui déboure la majesté d’un roi barbare sur un trône de métal.
Les détenus, qui ont tant envie, lèvent la main sans rien dire. Le prévot fait un signe et le puni sort du rang en déboutonnant son pantalon, qui tient sans ceinture. Assis au sommet du cône, ses pieds posés sur les oreilles de la tinette, sous lui, ses couilles pendent. Sans peut-être l’apercevoir, les punis continuent leur ronde silencieuse, et l’on entend la merde tomber dans l’urine qui gicle, jusqu’à ses fesses nues. Il pisse et descend. L’odeur monte.
— Jean Genet : Vous avez vu Mettray. Vous l’avez filmé, vous l’avez photographié, vous l’avez exploré, vous avez vu ce que c’était. Vous avez vu un certain nombre d’émotions, moi aussi.
Les gens qui ont organisé, c’est-à-dire le Baron de Metz et ses héritiers, ont gagné des fortunes énormes. Donc, nous savions que tout ça, c’était le résultat d’une escroquerie qui était faite au-dessus de nous, qui dépassait de loin les vols que nous avions pu faire. Et nous savions que les métiers qu’on nous enseignait étaient de faux métiers. Mettray, qui était un bagne d’enfants, a changé de nom plusieurs fois en trois ans. J’étais là trois ans. Ça a été d’abord la colonie pénitentiaire de Mettray, ensuite une Maison de redressement, ensuite Maison d’éducation surveillée. Ensuite... J’ai un peu oublié toutes les appellations, mais elles étaient toutes de plus en plus gentilles. Et nous n’avons jamais été condamnés par les juges. Nous étions, soit pour vol, soit pour une petite délinquance à la mesure des enfants, à la mesure de la taille des enfants, une toute petite délinquance. Nous étions acquittés, comme ayant agi sans discernement, et confiés à la colonie pénitentiaire de Mettray. Mais ça restait un bagne, le bagne que c’était.
Il semble que les juges n’aient pas fait cette réflexion. C’est qu’un gosse qui va en prison... Il y retourne. Parce qu’il se dit, après tout, tant qu’il n’a pas connu la prison, il en a peur. Quand il y retourne, il se dit, ce n’est pas grave, je peux y retourner. On a bien moins peur de la prison quand on l’a connu que quand on ne l’a pas connu. Alors, qu’est-ce que vous voulez faire, ou qu’est-ce que veulent faire les gens du gouvernement, quand ils veulent réinsérer, c’est toujours leur mot,
des petits délinquants dans la société. Ils veulent les châtrer de quoi ? de quelle poésie qui était en eux, justement ? S’ils ont fait des vols, petits ou grands, des larces, petits ou grands, des fugues, des vagabonds d’âge, tout ce qu’on fait quand on a 15 ans et qu’on en prend pour trois mois ou six mois, c’est que la société ne vous convient pas. Alors, si on veut les réinsérer, on ne commet pas quelque chose comme un outrage ?
Je dirais que maintenant, les honnêtes gens vont en prison. C’est-à-dire des jeunes ou des hommes qui se trouvent dans une situation à laquelle ils ne s’attendaient pas, pour laquelle ils n’étaient pas préparés et qu’ils les désorientent un moment, ceux qui commettent des vols parce qu’ils ont faim, parce qu’ils veulent une moto ou des choses comme ça. Ces gens-là ne voulaient pas fuir la société, ils voulaient s’y intégrer. Mais les vrais prisonniers, j’ai presque envie de vous citer le vers de Baudelaire, « Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir » — les vrais prisonniers sont ceux-là seuls qui vont en prison parce qu’ils détestent cette société, en tout cas parce que ça les s’emmerdent. Et ceux-là ne suicident pas, je crois, que les seuls gens qui se suicident, c’est les gens qui n’ont jamais aimé la prison. Mais je vous assure, il y a des gens, et j’étais un de ceux-là, qui ont aimé la prison. Et probablement parce qu’on ne pouvait que détester le monde social tel qu’il était, tel qu’il est maintenant.
Les enfants que nous étions à Mettray avaient déjà refusé la morale habituelle, la morale sociale de votre société, parce que dès notre arrivée à Mettray, nous acceptions très volontiers cette morale médiévale qui fait que le vassal obéit au suzerain, donc une hiérarchie très très nette et basée sur la force, sur l’honneur, sur ce que nous appelions l’honneur, ce qu’on appelle encore l’honneur, et sur la parole donnée qui était très importante, tandis que maintenant tout repose sur l’écrit au contraire, sur le contrat signé, daté devant notaire, devant les solicats, etc.
Vous savez que souvent, dans un ordre normal, il y en a un autre, plus petit. Dans cette colonie pour enfants de 8 à 21 ans, il y avait une population pauvre d’environ 300 colons, petits délinquants, et ce qu’on appelait un collège de répression de 15 ou 20 gamins, des fils de riches qui étaient nommés insubordonnés. Eux ne travaillaient pas, on leur enseignait une discipline militaire afin de faire des officiers de marine ou de légion. a colonie pénitentiaire de Mettray est une entité si riche, si singulière, ayant avec ses champs, ses bois, avec son cimetière,
ayant son histoire et sa légende, j’ose à peine y parler de moi. Mais quand j’y étais enfermé, bois, cerf, parc, rivière, chant, près et dans l’église, cimetière, tout était mien.
Paradoxalement, dans l’enfer que vous avez pu photographier, que vous avez pu voir vous-même, j’ai été heureux. J’y ai connu cette morale féodale qui régit encore les prisonniers dans les bagnes d’enfants, dans les bagnes d’enfants encore existant en France.
Quand j’ai perdu quelque chose, c’est quand j’ai écrit et que j’ai tiré des bénéfices pécuniaires de ce que j’avais écrit. J’ai perdu certainement une fraîcheur. Ce qui m’a donné un peu de, si j’en ai eu, un peu justement de fraîcheur, c’est l’insécurité.
Je hasarde une explication. Écrire, c’est le dernier recours qu’on a quand on a trahi.
Il y a encore autre chose que je voudrais vous dire. J’ai su très vite, dès l’âge de 14, 15 ans à peu près, que je ne pourrais être que vagabond ou voleur. Un mauvais voleur, bien sûr. Ma seule réussite dans le monde social était pour être de cet ordre, si vous voulez, contrôleur d’autobus ou être boucher ou une chose comme ça…. Comme cette sorte de réussite me faisait horreur, je crois que je me suis entraîné très jeune à avoir des émotions telles qu’elles ne pourraient me mener que vers l’écriture.
Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute votre vie sera décidée par eux, s’ils sont si forts que seule leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c’est à Mettray que j’ai commencé à 15 ans d’écrire.
Écrire, c’est peut-être ce qui vous reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée.
