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Passages à la ligne | questions (numériques) autour du paragraphe

dimanche 24 juin 2012

©image : couverture de l’ebook réalisée par l’ami peintre Jérémy Liron

C’est évidemment une libération — le numérique, ses temps de publication, sa diffusion théoriquement sans limite, sa souplesse, ses partages, ses lignes qui se déplacent sans cesse : tout ce qui fait de cet outil, espace de création en même temps que territoire de médiation, l’horizon des recherches les plus neuves et les plus essentielles ; alors pas de retour arrière (il n’y avait pas d’arrière). C’est au présent — toujours recommencé — l’endroit où se fabrique le geste qui peut nommer le réel, nous en rendre maître et possesseur, oui.

Mais voilà, on n’oublie pas non plus qu’on est au début de l’histoire, à la première heure de la création peut-être, et que nous autres dinosaures du futur, on apprend de cette naissance, et on doit encore chasser à mains nus, se nourrir de baies sauvages. L’expérimentation se joue aussi à vue, on avance dans l’imprédictible qui est aussi ce qui donne forme à nos désirs.

Je n’aurai pas pensé cependant que mon texte, publié en 2009 dans la collection ’Déplacements’ du Seuil, « Où que je sois encore… soit l’objet d’un problème d’ordre technique, et que le passage du papier au numérique révèle une impossibilité. Mais voilà : il faut croire qu’il existe encore des points de résistance — juste chose que nos textes, de temps en temps, les révèlent, les relèvent.

Au départ, le texte, c’était des centaines de fragments, comme des éclats de voix (dans son premier état, le titre du chantier était Voix [1] : ai changé le titre quelques secondes avant de l’envoyer par mail à François Bon qui me demandait si je n’avais pas un texte, après avoir lu mon essai sur Koltès). Le travail de fond, reprise qui sera l’écriture essentielle, je m’en apercevrai à mon corps défendant, les mois qui ont suivi (l’année), aura été de reprendre ces éclats pour les souder ensemble — me souviens de l’intuition de François, dans le café Danton (on attendait Jérôme Mauche), qui d’un simple geste, sur l’écran de l’ordinateur, a fait remonter le texte, supprimer le blanc d’une page au hasard : et à la lecture, l’évidence que se dégageait une énergie plus féroce encore, non préméditée, qui rendait surtout justice, justesse, au rythme propre de ce texte. Alors, pendant des mois ensuite, réécrire sous cette forme coulée (je ne connaissais rien du travail que menait, je crois au même moment, l’ami Mahigan au bord opposé du monde) une seule nuit.

Finalement, et c’est le texte qui l’avait exigé comme en dehors de moi, je faisais face à deux paragraphes : deux blocs. Parce qu’en écrivant depuis une chambre close le journal d’une seule nuit, chaque minute notée écrivant en elle les récits de la ville dehors qui passait, le texte s’était fracturé en deux moments : une descente, et une remontée. Je retrouvais, sans le vouloir encore une fois, la partition des récits de Blanchot — ces deux moments d’enfoncement avant de revoir le jour.

Soit donc deux paragraphes, deux longs blocs de soixante-dix pages, soudés. Me souviens qu’au moment de la mise en page, au Seuil, et des corrections avec Gilles Toublanc, on avait plaisanté sur la question : ça réduisait le travail. Me souviens, stagiaire dans des maisons d’édition (L’Harmattan, puis Allia), comment chaque paragraphe devait constituer un bloc bien ferme, et qu’un ajout d’un seul mot, ou modification d’un signe de ponctuation, pouvait tout décaler : il fallait tout reprendre. On demandait aux auteurs d’être assez sûrs de leur texte avant qu’il ne passe à la fab’. Bien sûr, le texte ne cesse de bouger jusqu’à la dernière seconde, j’en avais fait l’apprentissage. Pourtant, avec mes blocs longs, on n’avait pas ce souci. On a pu tailler dans la chair du texte, les décallages affectaient l’ensemble qui coulissait sans dommage : on moins, on ne laissait derrière nous aucune veuve ni aucune orpheline.

Passage à la ligne — passage au numérique. Publie.net reprend les textes de la collection, et c’est un grand et beau signe, une juste chose aussi, tant publie.net émane de Déplacements. Antoine Émaz a été le premier — d’autres suivent. C’est mon tour. On profite du travail fait en amont, sur les templates de Gwen Cattala, et le patient et rigoureux œuvre de Roxane Lecomte fait le reste.

Le texte est prêt : le fichier pdf devient ePub. Et pour l’occasion, Jérémy Liron me fait cadeau pour la couverture de cette belle encre, qui fait juste résonance au cadre de nuit et de ville qu’on affronte tous deux, avec nos armes.

Mais voilà : sur certaines liseuses, la Kobo en particulier [2], le texte ne passe pas. Problème d’affichage, de code ? Il apparaît aussi un blocage sur iTunes, mais que des échanges mails ont permis de soulever.

Problème des traitements de masse sur gros volumes de fichiers, il faut définir des règles qui ne savent pas gérer les cas particuliers.

Ça aurait pu faire le sous-titre du récit — il en explique assez merveilleusement le projet, en tous cas, dans sa langue.

Je ne relis pas mon récit, évidemment — comment faire. Mais je l’ouvre sur l’iPad, et le redécouvre : on sait que là où le numérique travaille le plus, attaque le plus l’édition papier, c’est sur la question de la page. Et justement, mon texte n’avait pas pour unité de mesure minimale celle de la page, mais du paragraphe. C’est deux pages, en fait, ce texte. Deux longues pages déroulées sur quelques heures, voilà tout.

C’est pourquoi je continue de penser que c’est un texte qui a sa place, oui, sur numérique, davantage que dans un livre qui fait croire que la page a sa pertinence pour scander la lecture. Mais non. Ce n’est pas parce que l’imprimé jouit encore de cette avance technologique (le papier est une technologie, on le sait bien, et quelle complexité aussi) qu’il faut en rabattre.

De plus en plus, je crois que de part et d’autre, chaque support accueillera les textes qui sauront le mieux prendre fait et cause pour leur espace singulier. Là où la page demeure une unité de sens, le papier aura encore toute sa précision, sa valeur, sa beauté. Là où on travaillera des unités de souffle, des longueurs qui n’ont de sens que sur le plan du temps et non de l’espace, alors le numérique aura à prendre en charge ces types de récits, ces phrases neuves, ces écritures déplacées.

Temps, espace : ce n’est bien sûr pas aussi simple, mais c’est au moins (je reste cet étudiant qui a ouvert le livre de la philosophie par Kant) un premier horizon de sens, qu’il faut explorer, d’abord.

Unité de souffle (je pense à Claudel), contre unité de territoire (Mallarmé) : pas contre, mais l’une à côté de l’autre. Inutile de publier des pdf en ligne ; si l’écriture numérique ne prend pas en compte l’espace de son déploiement, elle n’est qu’un repli identitaire. Pour en faire un enjeu de conquête, c’est en amont que cela se joue, au moment de l’écriture : au geste premier de la phrase de s’approprier cette puissance. Affecter les énergies du livre en terme de vitesse, de lenteur, de dilatation, d’expansion.

Du pain sur la planche pour mille ans (Butor).

Amis codeurs, désolé de poser ce type de problème — si l’écriture prend toujours en compte les conditions d’élaboration de sa lecture, de la Renaissance aux révolutions de l’imprimé au XIXe, il y a toujours une sorte d’autonomie de la page mentale, celle qu’on rêve quand on l’écrit, en dehors de toute possibilité d’exécution. Après surviennent les failles, c’est là qu’on se tient, pas d’autre choix.

La destination d’un texte, c’est toujours l’espace mental de sa réception, qu’on l’écrive ou le lise. Charge à l’écriture de repousser ces espaces, et si possible, de les inventer. Mes deux paragraphes, ce n’était pas par formalisme qu’ils sont venus se poser là, mais comme si c’était la seule condition de ce texte, à ce moment. Le texte qui a pour moi été sa suite littérale, État des lieux du réel (non publié et hébergé dans un labyrinthe secret du site) , écrit l’an dernier, sera composé de microscopiques paragraphes de quatre lignes, en suivant cette fois, contrepoint là encore non prémédité.

Oui, pardon, amis de l’édition numérique qui préparent nos textes — métier considérable que je tiens au plus haut, et que j’estime parce qu’eux inventent autant, peut-être plus, que nos phrases : et si la phrase pousse, de temps en temps, modestement, ces questions (pas anodines) des conditions de sa réception, on aura travaillé ensemble, et pas pour rien.

Le texte, « Où que je sois encore… dans sa version numérique (pas changé une virgule, et vous jure que c’est un autre texte, une autre lecture ; au balayage, l’impression est vive qu’il y est en bonne place sur l’écran, qu’il fore là où il doit aller), c’est aux éditions publie.net :
— disponible sur plateforme iTunes,
— et sur l’immatériel,
— sur ePagine,
— ou via Publie.net directement.

Mais surtout, ces questions, formulées depuis une poussière (sûr que dans quelques jours, semaines (mois)), ces problèmes techniques n’en seront plus…), soulèvent malgré tout pour moi, en moi, la brûlure d’écrire là où le présent manifeste son urgence.

Il y a le théâtre (désir de plus en grand, qui prend de plus en plus toute la place), qui sur scène doit porter les corps debout ; et il y a les mots dans leurs nerfs à vif, et les récits qui se traversent dans l’image, c’est sur le site. Il y a aussi des objets clos qui disent à certains endroits de mon rêve ces expériences traversées et achevées sitôt dites (cela peut prendre des années). À chaque fois, une langue qui diffère, exige autre chose de soi et du lieu où elle naît, un livre différent qui peut ou non se passer de livres.

Il y a surtout ces désirs de corps qui s’en affranchissent hors de tout paragraphe quand écrire n’est qu’une manière de passer la ligne, localiser les champs de force de la vie là où elle peut s’éprouver plus violemment, plus librement.


[1_Ce sera finalement le titre (et l’orientation) de la postface : Voix, de quels fonds venues.

[2_Pour plus de précision sur les détails techniques et pratiques, voir l’article sur la question, et le problème Maïsetti .