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Les villes qui n’existent pas | Eldorado

lundi 15 février 2021


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #6 Atitlán – #11 Byblos - #16 Dugway
– #2 Atlantide – #7 Babel – #12 Beauregard - #17 Tchernobyl
– #3 Troie – #8 Potemkine – #13 Monde vide -#18 Eldorado
– #4 Detroit – #9 Guanahani – #14 Çatal Höyük - #19 L’île de Bermeja
– #5 Tombouctou – #10 Ghjirulatu – #15 Jéricho

Et pour continuer : la plus riche de toutes : Eldorado


Gaîment accoutré, un galant chevalier, au soleil et par les ténèbres, avait longtemps voyagé, chantant une chanson, à la recherche de l’Eldorado.

C’est l’histoire d’un homme qui s’avance dans les eaux glacées du lac ; il ferme les yeux. Tandis qu’on verse sur lui les chants sacrés, on souffle la poudre d’or pour en couvrir son corps et faire de lui un nouveau roi, un nouveau dieu, fils du soleil brillant comme le soleil. Il ouvre les yeux. Sur les rives du lac de Guatavita, la foule hurle, évidemment, de terreur et de joie, et dans les cris qu’on jette, on jette aussi l’or à poignée dans les profondeurs du lac qui l’avale sous le jour parfait de midi.

Quand il aura plongé trois fois son corps entier sous l’eau, il ressortira plus pur, l’homme dieu, seul roi du monde, voix sur terre de Bochica, père de tout et lui-même fils du soleil. Il se tournera vers la foule, soudain silencieuse : il dira les paroles. Tous s’agenouilleront, implorant merci et grâce. Ils lèveront les yeux sur lui, et ce ne sera plus un homme, mais le Doré.

On remettra son sceptre à l’El Dorado, qui retrouvera, suivi en procession de tous les hommes de la terre, vers la cité antre de vie, la ville d’où rayonne le nom jusqu’à la fin des temps.

Quand ils entendent le récit, mal traduit, mal écouté par des oreilles catholiques à la recherche depuis déjà au moins mille ans des villes dressées d’or, tramées dans les légendes mauresques, des vols de reliques, des coupes de sang éternel, ils n’attendent pas la fin, ces conquérants de Madrid qui ont traversé la mer Océane pour voir la Birmanie et le Japon, et qui ne se retrouvaient que dans la jungle parmi des animaux sauvages et des hommes plus nus que la terre.

Alors, oui, avant la fin du récit, ils partent : avec armes, et peu de bagages.

Ils s’enfoncent dans la forêt obscure, au nord, au sud, à l’ouest : ils ne savent pas où ils vont dans ces lieux sans noms où les étoiles mêmes semblent briller plus terriblement : ils vont, ce pourrait être tout aussi bien devant, plus loin, par là.

Juin 1527. Panfilo de Narváez, Capitán General du Río de Las Palmas s’enfonce quelque part dans la première forêt qu’il trouve pour aller arpenter ses propres terres où il n’est jamais allé et où se dressera, évidemment, la cité d’or : cinq navires l’entourent et six cent hommes lourds d’armes et de sang. Quand il se retourne, ils sont quatre à vivre encore, et lui-même est mort. Alonso Del Castillo Maldonado, Andrés Dorantes de Carranza, Alvar Núñez Cabeza de Vaca et Estebanico, leur esclave. Ils diront seulement qu’ils ont vu la mer d’herbe, et ils seront engloutis dans l’oubli.

Mars 1539. Marcos de Niza, qui croyait autant dans l’or qu’en Dieu, autant dire férocement, et plus sauvagement peut-être qu’en Dieu, prit la route qui existe seulement si on la tranche devant soi avec la machette : moine franciscain, il prit surtout le chemin de ses délires. Il fut le seul à revenir de son voyage qui avait massacré cinq cent des siens, et il dira ce qu’il a vu : la Ville aux chemins tapissés d’argent et d’or, de perles, les maisons peintes couleur du ciel pur et seul vrai. Il pointa un endroit dans l’horizon où s’engouffra Coronado et trois cent hommes, chevaux, épées. Quand ils arrivent au lieu dit, ce jour d’avril 1540, ils ne voient que de la terre, des arbres épais, un ciel vengeur. Ils maudissent le moine, ils maudissent le ciel et la terre, ils maudissent tout et s’effondrent.

Plus tard. Garcia Lopez de Cárdenas part aussi, également escortés et plus lourdement encore pour mieux se perdre corps et âmes. Tous cherchent et cherchent encore la route que les Hopis leur avaient patiemment déployé, dans leur langue inouïe, et peut-être en riant, heureux du tour mauvais.

Plus tard encore. Encore plus tard. Toujours plus tard. Combien d’autres engloutis, enfoncés, terrassés, combien effondrés autour de ruines qui n’étaient que de la poussière.

Mais il se fit vieux, ce chevalier si hardi, et sur son coeur le soir tomba, comme il ne trouvait aucun endroit de la terre qui ressemblât à l’Eldorado.

Ils nomment la Cité Païtiti, ou Cíbola, ou Quivira. Elle est sans doute au Pérou et plus sûrement en Bolivie, à moins qu’elle ne soit tout simplement sur le versant oriental des Andes, en tous cas sous le ciel. Ils la nomment d’Or et l’imagine ainsi, et puisqu’ils la rêvent telle, la savent identique à ces rêves délirés dans les fièvres des mondes neufs, intacts et pourtant déjà ruisselant de richesse.

Il suffisait de creuser pourtant. Là on la trouverait : entre leurs doigts noirs et friables, ils l’auraient touché, ce mélange de charbon de bois et d’azote, de potassium, de calcium, la terre elle-même qu’autrefois on creusa pendant des millénaires trois mille ans avant nous, tissée dans la lave et la pluie, gorgée de soleil et de cadavres. La Terra Preta — l’India Black Earth — est la terre la plus riche du monde. On y récolte sans effort ni davantage d’eau tout ce qu’il faut pour vivre : le blé, le maïs, l’orge même.

Et, quand sa force défaillit à la longue, il rencontra une ombre pèlerine. - Ombre, dit-il, où peut être cette terre d’Eldorado ?

Ils suffisaient, oui, de plonger les mains dans la terre, comme en désespoir de cause. Les récits disaient vrais, et les conquistadors l’ignoraient. Les mythes Chibchas racontaient l’histoire, transmise de deuil en deuil codée dans la syntaxe du rêve, chiffrée à même le désir. L’homme plongé dans l’eau, c’était la pluie inondant les sols, et l’or, les fruits miraculeux que la terre donnait : il fallait savoir lire dans les récits et derrière eux, et puis se pencher et tendre la main.

La Cité d’or est partout où l’on pose le pied ici. Oui, à force de scruter la frondaison des arbres, on avait oublié que sous la semelles grouillaient de puissance les semences de l’homme doré.

Par delà les montagnes de la lune, et au fond de la vallée de l’ombre, chevauche hardiment, répondit l’ombre, - si tu cherches l’Eldorado. [1]

[1Edgar Allan Poe, Eldorado, traduction S. Mallarmé