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Les villes qui n’existent pas | l’île de Bermeja

de vent et de sel

lundi 1er août 2022


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #6 Atitlán – #11 Byblos - #16 Dugway
– #2 Atlantide – #7 Babel – #12 Beauregard - #17 Tchernobyl
– #3 Troie – #8 Potemkine – #13 Monde vide -#18 Eldorado
– #4 Detroit – #9 Guanahani – #14 Çatal Höyük - #19 L’île de Bermeja
– #5 Tombouctou – #10 Ghjirulatu – #15 Jéricho -#20 Marioupol

Et pour continuer : la plus imaginaire de toutes : l’île de Bermeja [1]


Il suffit de prendre la mer, par exemple depuis le port de Progreso, au nord de l’Etat de Yucatán. On naviguerait lentement vers l’ouest dans le Golfe intérieur, la mer ici est large et profonde. Et puis, on arriverait : on accosterait l’inexistence de l’île, indubitable et aussi certaine que le vent souffle dans le ciel vide.

On regarderait l’horizon avec cette mélancolie habituelle que possèdent ceux qui, comme nous, ont perdu quelque chose qu’ils ignorent. On consulterait la carte et l’histoire. Le premier, Gaspar Viegas, en 1585, l’avait dessinée sans doute à main levée et placée ici-même : et inscrit son nom d’or en belles lettres — Bermeja, ce qui dans sa langue ne voulait pas seulement dire Vermillon, mais le disait vraiment et clairement : ce rouge vif qui tire vers l’orange, peut-être pour désigner la couleur du sable dans le miroitement du sel et du soleil vers six heures du soir en été quand tout pourrait s’éterniser.

Toutes les cartes sans faute reproduisent ce banc de sable qu’est l’île de Bermeja aux latitudes impeccables et précises : et les cartes, puisqu’elles désignent le réalité et la prouvent, se confondent avec elle pour faire de la réalité le contraire d’une croyance, mais la fermeté du sol sur quoi reposent nos certitudes.

Le temps passe sur l’île vermillon de Bermeja quand soudain arrive sur elle, par vagues répétées, l’année 1990. On découvre soudain, tout près, un champ de pétrole : Hoyo de Doña (c’est son nom) s’étend dans une vaste plaine de mer qui encercle l’île. Celle-ci, d’évidence, appartient au Mexique : par elle, le territoire maritime du pays s’étend jusqu’au champ de pétrole. Il suffirait de supprimer l’île pour que le champ retombe dans l’escarcelle du voisin, quelques menus États Unis qui lorgnent sur la manne.

Que pensez-vous que devint l’île ? Vous avez raison : pas même un tas de cendres sous un tapis de bombes : rien, de l’eau, beaucoup d’eau sur laquelle clapotera désormais le rêve de pétro-dollars sonnant et trébuchant.

Non, évidemment. L’histoire des cent mille bombes est une histoire, et comme toutes les autres aussi vraie que l’île.

Pour s’en assurer, et prouver au monde le vol de l’île, on lança des bateaux partout vers l’île : mais il n’y avait que de la mer, qui ressemblait à ce que ressemble la mer quand elle remue au milieu de la mer. On chercha encore, allant jusqu’à la surface des profondeurs : de nouveau, l’île s’obstinait à n’être pas là.

Une seule hypothèse demeurait, qui rendait un peu honteux en y pensant : l’île n’avait tout simplement jamais existé. Le point que portait les cartes n’avait été qu’un lapsus, et le nom de Bermeja un désir transformé en délire, peut-être la farce d’un cartographe fort mauvais poète, qui ne pensait pas à mal, sûr que des savants plus scrupuleux rétabliraient la vérité.

Au large de l’île, la mer frappe donc des côtes invisibles ; quand on passe tout près, c’est comme si on était au milieu de l’océan et pour cause, on y est : peut-être est-cela qu’on heurte dans nos rêves, l’affolante inexistence du monde aux contours pourtant si précis.

L’île de Bermeja n’existe pas pour cette seule raison qu’elle n’a jamais existé : mais le nom de l’île de Bermeja inscrit sur les cartes, qui pourraient dire qu’il ne désigne pas une réalité plus pure que l’absence d’île ?


[1je dois à Jules Grandin d’avoir découvert cette histoire.