Accueil > NOTES & QUESTIONS | LIRECRIRE > TRADUCTION | D’UNE LANGUE L’AUTRE > André Markowicz | traduire des voix
André Markowicz | traduire des voix
jeudi 15 janvier 2009
De André Markowicz, je connais depuis quelques années déjà sa traduction des Frères Karamazov de Dostoïevski publiée chez Actes Sud (et plus précisément dans leur belle collection de poche : Babel) — c’était alors davantage qu’une relecture : une véritable découverte. Dostoïevski, au-delà bien sûr de l’ampleur romanesque, de la construction sidérante, des approches du récit et des fables qui s’entretiennent de l’homme à hauteur d’épaule de Virgile ou de Dante, c’était une langue telle que les traducteurs du XXe s. rêvent de ce qu’était celle du XIXe s. : assez datée pour la reconnaître littéraire, suffisamment harmonieuse pour ne pas se montrer comme telle, platement belle en somme et pour ainsi dire à la fois transparente et remarquablement insignifiante. Et puis, j’ai relu les Frères Karamazov dans la traduction que donne Markowicz.
Ce qui change, d’emblée, c’est l’entrée dans autre chose que dans une littérature écrite, c’est une âpreté aux aspérités aussi nombreuses que difficilement saisissables, c’est un dialogisme diffracté en chaque point que le récit porte, c’est une phrase qui charrie toutes les autres avec elle. Âpre, radicale et anguleuse — non pas une langue, mais (Markowicz le formulera si bien) une voix : et non pas une voix, mais plusieurs, à la fois, ou successivement, et aussi âpre que tendue. On ne lit pas le même texte, dès lors.
Et puis, de Markowicz, j’ai découvert ces derniers mois ses poèmes dans le très beau texte publié par Publie.net, Les Gens de cendre, au sein de la jeune collection poésie de François Rannou et Mathieu Brosseau, L’Inadvertance. Et il ne m’a pas fallu revenir au texte de Dostoïevski pour comprendre que je lisais une même avancée dans la langage, ici portée par la prose du romancier russe, là par le silence que le vers tire à soi, vers lequel il va et duquel il émerge.
Mais Markowicz poète, questionne différemment et avec d’autres moyens les mêmes territoires dans l’articulation du sens et de sa possibilité de formulation, de la blessure et de la douleur qui pourra l’endosser et la nommer, du réel impossiblement formé et de la parole qui saura le retrouver.
Tout cela interroge le statut même de la traduction — et pour moi, qui comprend et parle (un peu) une (seule) langue étrangère, combien m’est inaccessible et littéralement mystère le processus de traduction ; processus qui m’importe tant, puisque c’est sans doute d’une part de ce mystère qu’est constituée la nécessité de parler la langue, quelle qu’elle soit.
J’ai dit même avancée, et sans doute je me trompe. Je reprends. On me reproche souvent, à raison (et suis le premier à me faire ce reproche) de peu lire les textes de langue étrangère. Et c’est vrai, je le confesse, qu’à part Pychon (dans la traduction de Claro), Faulkner, et Joyce (dans la traduction paru chez Gallimard sous la direction de Jacques Aubert), je ne lis presque pas d’auteurs américains. Que si je lis Shakespeare dans la traduction de Jean-Michel Desprats, pour le reste, je m’efforce de lire dans le texte — ces derniers temps, Dickinson et, comme chaque automne ou presque, l’immense William Blake dans ce livre, avec illustration d’époque, acheté directement à Londres. Quant aux autres langues, étrangères, oui, je me contente des plus nécessaires : Bernhard, Kafka, Goethe, Grass. Si peu, en somme. Mais pour dire vrai, je ne sais pas si je ne lis pas plutôt Claro lisant Pychon, ou Desprat lisant Shakespeare. Et Markowicz, donc, lisant Dostoïevski, ou Pouchkine. Disant, plutôt.
Car, pour le dire platement, ce qui se donne à lire dans une traduction, disons de Dostoïevski, n’est pas le texte de Dostoïevski : et cela, Markowicz le dira aussi. Mais quoi d’autre ? Les traducteurs du XXe s. en font une transposition dans le français le plus académique, supposant ainsi qu’il y aurait une langue norme en laquelle faire passer le texte source dans une langue standard, compréhensible, neutre, neutralisant par là le timbre, en privilégiant plutôt l’information. Pourquoi pas. Mais si on considère qu’un texte vaut avant tout pour la langue qu’il parvient littéralement à inventer, en détruisant précisément celle qui sert d’usage, et que c’est dans une telle langue que se lit le récit du monde qu’il explore — alors ces traductions non seulement ne traduisent rien, mais surtout annulent l’acte même initié par cet auteur, acte qu’on nommerait peut-être littérature.
Ce qu’on lit dès lors, dans une traduction (s’entend : une véritable), ce serait cet effort, cette tâche qu’on assigne à une langue de reproduire le mouvement vers ce qui a fait surgir une autre langue dans la tension avec le monde, sa reformulation. Non plus redisposer les informations contenues (comme si le livre était un contenant dans lequel il s’agirait de puiser pour vérifier sa validité), mais inverser le geste : partir littéralement à la recherche de ce qui a motivé sa puissance, retrouver le processus déployé là.
Âpre : je disais âpreté pour la langue de Dostoïevski traversée par Markowicz. Et ce n’est pas tout à fait juste. Markowicz ne transpose pas l’âpreté paysanne d’un russe de la fin du XIXe s. en la mimant, dans la direction vers laquelle elle s’approcherait du français : bien davantage, il trouve dans la langue de Dostoïevski une âpreté fondamentale, essentielle — et va rechercher ensuite le fruste de la langue française : il irait, en somme, comme écrire ce qu’il y aurait de âpre et rugueux non pas seulement dans telle ou telle langue, mais dans le langage même.
Mais cela très mal dit. Et sans doute de manière bien trop approximative.
Mardi 13 janvier, La Maison de la Poésie organise une soirée de lecture et de réflexion contre la sensure, et invite (entre autres) Markowicz à parler de son travail, et à lire, à répondre à des questions. Grâce à Fred Griot et aux moyens techniques mis en place par l’équipe de remue.net (qu’ils en soient remerciés), nous avons pu suivre une captation filmée des débats ; entendre Markowicz parler, et mieux encore le voir parler.
Puissance de la pensée, précision de sa parole, justesse de ses propos, grâce même des explications, hauteur de vue sur son travail, humilité et violence dans tout ce qui touche à l’essentiel : le travail de langue, le creusement de ce qui fait d’une langue une voix dans l’exploration de son mystère, la relation qui l’unit au sens, l’acte même qui produit le monde.
Cette (trop) longue entrée en matière pour laisser parler Markowicz. Les notes qui suivent ont été prises à sa dictée ; notes que j’ai ensuite réécrites en isolant certains moments seulement de son intervention. Ces notes, partielles, témoignent de la part de Markowicz d’une approche étonnante du détail (à lire particulièrement sa définition de l’enjambement, si évidente, si légère et profonde) comme d’une prise d’ensemble fulgurante. Une grande leçon, non pas seulement de traduction, mais surtout de littérature.
Il manque à ces notes quelque chose : sa voix, ses gestes. Voix posée, mais qui accélère en fin de phrase. Voix qui cherche parfois, et qui décline alors jusqu’à l’inaudible (et c’est souvent quand il va dire le plus nécessaire qu’il le confie si bas : au détour, une confidence, telle traduction qui a été « la chose la plus importante de [m]a vie ». La voix qui se baisse pour ne pas faire trop forte effraction dans le plus secret.) Et voix qui change de timbre quand il lit en russe : timbre plus grave, plus coulé (et cela ne tient pas, je crois, au russe, langue gutturale, si étrangère à mes oreilles telle que j’imagine une langue qui serait au plus strict étrangère). Voix souple et incertaine d’elle même, mais pas de ses propos. Quant à ses gestes : la main qui frappe l’air en dessinant d’invisibles cercles comme pour circonscrire la pensée, gestes de chef d’orchestre à la précision incompréhensible, au trajet qui semble être commandée par une partition imaginaire : cercles qui accélèrent avec la voix, qui se font plus amples quand elle baisse, plus vifs quand l’idée trouve le mot et y adhère avec joie, avec crainte.
André Markovicz :
– [Sur Dostoïevski] On traduit pas des auteurs on traduit des voix. Or, Dostoïevski n’a pas une voix, il en a mille. La voix dans L’Idiot (qui est, je le pense, et excusez moi de le dire comme ça, un sommet de la pensée humaine) est une voix différente que dans [ ?] — il s’agit à chaque fois de les retrouver.
– [Ce que fait Dostoïevski de décisif à la littérature] :
Une mise en question de cette voix, la certitude qu’a la voix du narrateur sur ce qu’elle raconte, la possibilité de mensonges et d’incertitudes au sein de ces voix.
[Sur la traduction]
On ne traduit pas du théâtre, de la poésie ou de la prose : on traduit des auteurs, c’est-à-dire des voix. Quand on m’invite à des colloques qui ont pour thème « traduire le théâtre », je n’y vais pas, parce que je ne sais pas ce que c’est, moi, traduire du théâtre.
[Sur Shakespeare]
Souvent on traduit mal :
« Life’s but a walking shadow, a poor player / That struts and frets his hour upon the stage / And then is heard no more : it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing. »
Souvent on traduit « c’est un conte (…) qui ne veut rien dire » : mais non : ce n’est pas ce qui est écrit ; c’est écrit : « qui ne signifie : rien ». Et penser le rien : c’est décisif, c’est important, c’est une interrogation métaphysique : et c’est fondamental ensuite pour traduire et pour comprendre en retour Pouchkine.
– [Sur Les Possédés] C’est étrange et c’est une erreur d’avoir traduit le texte de Dostoïevski par Les Possédés. En français, les possédés, ça implique qu’il y ait des gens qui soient possédés. Alors qu’en russe, ce sont littéralement les forces qui les possèdent : les démons.
– [Sur Dostoïevski à nouveau]
Quand on lit Dostoïevski en français, on ne lit pas Dostoïevski. On en lit une traduction : on lit le travail du traducteur sur la langue française.
Dans Dostoïevski chaque phrase a des répercussions sur toutes les autres.
– [Markowicz s’apprête à lire ensuite des extraits de son livre publié récemment aux éditions publie.net : Les gens de cendre, et il sort des photocopies, dont il s’amuse] Ah oui : alors, ça c’est incroyable : j’ai écrit un bouquin, mais j’ai pas de bouquin. (sourire) François Bon et François Rannou publient des choses sur internet, c’est incroyable : François Rannou m’a fait imprimer trois exemplaires du texte, mais le bouquin n’existe pas. (enthousiaste) C’est un livre sur internet : t’as un bouquin, mais t’as pas de bouquin ! Moi, je veux bien être dans la modernité de la littérature, alors j’ai dit oui. (il montre ses photocopies, joyeux) Et en fait, ça, c’est un exemplaire unique ! Je trouve cela prodigieux : le bouquin n’existe pas, mais chacun a son livre, et c’est jamais le même, chacun a un exemplaire unique à lui.
(il feuillette son exemplaire unique un certain temps, puis le repose vivement et se saisit d’un autre livre : un livre de Mandelstam, recueil de poèmes qui date de 1922 ( ?) sur la mémoire : ici, Markowicz lira le texte de Mandelstam vers par vers, en traduisant au fur et à mesure)
(extraits : ) « j’ai oublié le mot que je voulais dire (...) il reviendra dans le palais des ombres, avec ses ailes coupées pour jouer avec les transparentes dans le coma (en russe : le coma est littéralement l’absence de mémoire) où se chante la chanson nocturne »
(et c’est comme si Markowicz avait eu besoin de Mandelstam [1]
pour entrer dans sa propre parole, puisque après avoir traduit ce poème, il reviendra vers son exemplaire des Gens de cendre, trouvera sans hésiter un passage, et lira. Comme si, ici encore, le texte russe avait servi de sas d’accès à travers lequel cheminer pour pénétrer dans sa propre langue.)
Une existence vouée à ce
demi-sommeil
d’un réveil en sursaut
qu’on attendrait. On aurait dit
une surface d’âme — un mot
bizarre sur nos lèvres, mais
c’est ça :
errante et sans colère, comme si
c’était de notre faute, en déshérence
et « les ailes coupées ».
Il eût fallu ne pas la reconnaître. Qu’elle,
à tâtons ou à cris pensés, de murs en vitres, reste
éparpillée
dans l’énergie de son désir d’avoir en nous
un poids. Car si
je l’accueillais « à l’heure morne
et morte », si — mais je suivais les arbres dans
leurs désarticulés « en tournoiements »
et j’avais mal pour eux, et quand la pluie
glissait le long des vitres, chose étrange, aucune goutte ne frappait
dessus, et même les
rigoles désignaient du vent effiloché. Une insomnie
sans qu’on s’en rende compte. Elle est
dans le ressassement, elle a
toujours les lèvres balbutiantes. Moi
aussi, par conséquent. Incandescence
autour du centre creux, autour, éventuellement,
d’un souffle, il faut, cherchant le nom,
tâtonnant lèvre à lèvre, par le nom lui faire
un contour de visage pour
rassasier ses yeux blancs.
Pour être sur la terre aussi, rumeur
native, on dirait presque, nuit
sur nuit, les murs et les rideaux,
dès lors,
sont par nature faits de cendre, l’air
est sans consolation, il tremble,
« inaccessible »,
il « joue avec les transparentes ». Car
si je l’ai sur la langue, si je l’ai
avec je ne pourrai dormir qu’au dernier jour.
– [Markowicz dit quelques mots de son livre] C’est un livre construit sur l’image au bord de… et pas sur l’image apparaissante. C’est le parti du cri sur le cri.
– [Sur l’enjambement]
[Markowicz explique longuement le pentamètre iambique, et comment ce vers Shakespearien est issu d’un vieux décasyllabe français : il s’agirait donc de retrouver en français, par Shakespeare, une respiration propre au français : il compte alors et scande ce pentamètre, avant d’en expliquer le secret : l’enjambement]
Je n’ai longtemps pas compris l’enjambement, et puis finalement, je crois que c’est ça : l’enjambement, c’est : « Je vais à la ligne mais je ne vais pas à la ligne »
C’est en voyant des danseurs sur scène en répétition ( ?) que j’ai compris et qu’on m’a expliqué : « Tu t’arrêtes tu t’arrêtes tu t’arrêtes... et quand tu t’arrêtes tu t’arrêtes pas » m’a t-on dit.
Et, voilà, c’est ça.
On ne s’arrête pas là où on doit s’arrêter — On s’arrête avant ou après.
Parce que ce qui compte, c’est d’aller d’un point à un autre.
Parce qu’on s’arrête pas.
Voilà ce qu’est l’enjambement
Le pentamètre iambique de Shakespeare, c’est : Aller à la ligne sans aller à la ligne. En fait, il faut compter avec le temps faible. Il faut compter sans compter. La syncope quoi. Je sais pas comment on dit.
(Il reprend son exemplaire (unique) des Gens de cendre)
Dans les remous de la rivière sont les âmes, dans
les spirales du vent, le devenir — ancêtre ;
cendres recomposées
pour vivre avec et sans, ce dont,
fortuitement, il n’a idée que dans les livres — ceux
qu’on a couchés par terre sur le ventre et qui
ont attendu le coup
de pistolet, et l’ont reçu
(et qui s’en revendique les insulte
encore, ils restent comme
à la lisière du sommeil), les yeux
ocres sont incrustés de ses
réminiscences sans racines (c’est
l’air qui les lui esquisse — lui,
dès lors, tremblant de les
froisser, de faire un geste
intempestif — car il
n’en est, dès lors,
que le porteur — ce don
repris, son amulette, sa
place dans la durée,
de gratitude). Ce que ruminent ses lèvres n’a d’écho
que dans ses voix, absurdes par
défaut de langue
où se répercuter.
C’est lui — pour qui,
plus malheureux que lui,
viendra, et qu’il façonne aussi au gré
du rythme sourd qui le
prouve — qui s’offre d’une paume à l’autre
un rituel à lui,
le travail hors de soi, à genre fluctuant, vers une opacité
de transparence, les « abeilles sèches », don,
il le redit,
ambré,
de Perséphone.
– [À partir de cette image des abeilles de Perséphone, il se saisit d’un livre et va lire des extraits d’un texte en russe, dont je ne saisirai pas l’auteur — mais l’entendre lire en russe, longuement]
– [Retour sur le vers]
(il scande le iambe, accentuant en les prolongeant les fins de vers)
A chaque fois qu’il y a césure, il y a envol.
Et le vers devient complètement aérien.