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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Aucune solution, pour aucun problème
[25•12•18]
jeudi 18 décembre 2025

Je me suis éveillé très tôt aujourd’hui, dans un sursaut, et je me suis levé aussitôt, embrumé, pris à la gorge par un ennui incompréhensible. Aucun rêve n’en était la cause ; aucune réalité n’aurait pu le provoquer. C’était un ennui total et absolu, et pourtant fondé sur quelque chose. Au fond obscur de mon âme, invisibles, des forces inconnues se livraient un combat dont mon être était le champ de bataille lui-même, et je tremblais tout entier sous cette mêlée sans visage. Une nausée physique de la vie tout entière m’envahit dès mon réveil. L’horreur de devoir vivre se leva de mon lit avec moi. Tout me parut creux, et j’eus l’impression glaciale qu’il n’existait aucune solution, pour aucun problème.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (fragment 84)
À l’arrêt et vide de pensées, la voiture entre mes mains vibre doucement ; la file devant moi aussi interminable que celle qui derrière moi attend aussi, le feu là-bas, je ne le vois même pas : la vie est d’attendre et je m’y soumets sans impatience, quand surgit là, de face, lancée dans pente, la trotinette qui zigzague entre les voitures à l’arrêt, et le jeune garçon, visage fermé, coupe brutalement sa file, passe devant mon capot, arrive à ma hauteur, et, croisant mon regard, avant de disparaître en lâchant vers moi son insulte que je n’entendrai pas ; crache sur le pare-brise. La file s’ébroue devant moi. Il est presque sept heures et la nuit a tout recouvert. J’attends un peu avant d’actionner l’essuie glaces, le temps que les types klaxonnent leur haine derrière moi, et que je reparte, appelons ça repartir. Sur les murs quand je tourne la tête, les affiches aux slogans désormais illisibles refusent de disparaître. J’essaie de recomposer le visage du jeune garçon qui m’a rendu coupable d’une faute que je ne cesserai jamais d’expier.
L’expression faire sens : l’expression vivre ensemble ; le mot langue ; celui d’inhospitalité ; la phrase : je m’en veux de le dire ; la pensée : il est trop tard ; le souvenir des pentes de Valparaiso au petit matin ; le sentiment absolu de la colère contre soi, d’être soi : tout ce qu’il faut écarter intérieurement pour seulement parvenir indemne jusqu’au soir, et ne pas y parvenir.
Pessoa sauve, encore et toujours, mais de quoi ?
Quel matin de détresse ! Et quelles ombres s’éloignent de moi ? Quels mystères se sont accomplis ? Non, rien : le son du premier tram, telle une allumette qui s’en va éclairer l’obscurité de mon âme, et les pas sonores de mon premier passant ; ils sont la réalité concrète me disant, d’une voix amicale, de cesser d’être ce que je suis.
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Jrnl | Il faut évidemment désespérer
[25•12•15]
lundi 15 décembre 2025

« Il faut évidemment désespérer. Car s’il fallait cesser de désespérer c’est alors qu’il faudrait désespérer le plus. Cela bien posé, d’ailleurs, tout espoir est permis.
Dionys Mascolo, À la recherche d’un communisme de pensée : entêtement, 1993.
Du principe désespérance : c’est l’exigence même, de lucidité, de dignité même — un simple regard dans n’importe quelle rue de n’importe quel monde de cette vie suffit : refuser les espoirs pourris des arrières-mondes pourrissants, jardins tapissés de pommes trop mûrs tombés des arbres morts d’où remonte l’odeur de vinaigre d’un sucre depuis longtemps tourné au-delà même du vinaigre — puis, un autre regard, vers le soleil cette fois, achève de convaincre que nous ne tournons que sur nous-mêmes, et que l’horizon nous encercle : le courage du désespoir est seul ce qui sauve de notre propre lâcheté. Reste l’impatience (révolutionnaire), toujours elle : « réalisation en patience d’une impatience infinie », où la lenteur se vit comme on respire quand on manque d’air et qu’on la cherche autour de nous comme autant de prises — forme déguisée d’une prière adressée à cette étrange chose, ce point exact qui réunit le passé et l’avenir, négatif absolu du présent, et qui le traverse.
Au pied de la rue de Rennes, je suis aussi au pied de la tour Montparnasse, qui, ce jour-là (la semaine dernière) s’effaçait quelque part pour de faux, ou pour jouer à Babel, et je songeais à la « tour Saint-Jacques chancelante / Pareille à un tournesol », aux rêves prophétiques de vingt-deux ans échoués sous la brume eux aussi, l’aubépine de la pluie enfermée dans ces nuages inutiles, l’ongle de l’absence et de la présence, de connivence depuis lors, « la coquille de dentelle qui a la forme parfaite d’un sein » : non, je ne touche plus que le cœur des choses moi aussi, je tiens le fil et il est toujours sur le point de se rompre, alors je le noue autour de l’index et je serre jusqu’à plus soif.
Ni espoir ni désespoir, c’est le principe, oui, des espérances : voie tierce — refus qui n’a pas besoin d’espérer pour aller, pour dire « je ne peux pas accepter cela ». Cela : tout cela. Et plus encore : s’il y a un autre monde, il est dans le poids enfermé dans ce monde.
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Jrnl | Tout le reste s’ensuit
[25•12•14]
dimanche 14 décembre 2025

De nouveau : le monde est moins riche que mon désir.
C’est cependant dans ce monde — et non un autre — que je dois vivre mes désirs.
Tout le reste s’ensuit.
Dyonis Mascolo, Je suis ce qui me manque (fragments d’âme, 1938-1993)
Comme chaque matin, il est six heures vingt-neuf, dit la radio. Façon implacable d’appartenir à l’Histoire : de lui appartenir à chaque seconde en s’en arrachant (sommeil, délires). Toujours sur le point de la rejoindre, de s’inscrire dans ces boucles qui se développent en dehors de nous et finissent pourtant toujours par nous y inscrire, encre sur la peau morte qu’on ne parvient pas à s’arracher (c’est toujours une autre), fatalité qui prend le masque de la fuite, sur quoi est posé le masque de l’indifférence.
Lire plusieurs livres en même temps : on ne dit jamais ce que le trouble suscite, comment les textes se percutent et se renversent, ce que sollicitent en soi de telles frictions — la somme monstrueuse d’Edmund White autour de la vie de Genet (et la relecture parallèle de ses pièces à mesure que j’avance dans cette vie), les exercices spirituels de Mascolo (et le retour à son Communisme), le journal de l’année 2001 de Bartlett, puis les derniers récits de Kafka, Joséphine la cantatrice (après la belette en son terrier), ligne à ligne — sans rien dire de Petrolio de Pasolini — puisque, une semaine après le spectacle du Singe, je n’en suis toujours pas revenu —, qui repose, aussi hagard que moi, sur le bureau, et dans lequel je vole encore de page en page après l’avoir achevé presque d’une haleine. Non, ce n’est pas un seul auteur, tout cela, mais tout cela se dépose dans un seul regard qui n’est que le mien et recompose en vrac images et puissances, cherchant désespérément quoi en faire : trafiquant déjà toutes sortes de choses (sans parler de celles que je ne sais pas et qui se jouent en moi, par-devers moi), tramant un fil toujours sur le point d’être repris par d’obscurs tissus dans lesquels je ne cesse de me draper, pour disparaître peut-être.
Le ciel n’est jamais le même, et c’est cela qu’on appelle le ciel : cette façon qu’il a d’être ce qui toujours change et que personne pourtant ne saurait confondre avec autre chose ; manière élégante et terrible de ne jamais être lui-même, qui fait son identité. Être le ciel, et changer le monde en ciel — le désir, presque cruel, de vivre ainsi tout désir.
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Jrnl | Et leur sang n’a pas la moindre épaisseur
[25•12•11]
jeudi 11 décembre 2025

Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n’a pas d’ailes, il ne se tient pas nécessairement à une table desservie sur une terrasse, le soir, au bord de la mer. C’est le désespoir et ce n’est pas le retour d’une quantité de petits faits comme des graines qui quittent à la nuit tombante un sillon pour un autre. Ce n’est pas la mousse sur une pierre ou le verre à boire. C’est un bateau criblé de neige, si vous voulez, comme les oiseaux qui tombent et leur sang n’a pas la moindre épaisseur.
André Breton, « Le Verbe être », Clair de terre
Les journées ne savent passer que comme des heures — on n’est capable de les saisir que de profil, comme le visage de celui ou celle qui regarde le spectacle sur la rangée voisine ; et quand je me tourne, dans la noirceur étale de la salle plongée, comme on dit, dans ce noir tout service éteint mais sur quoi se pose la lumière de la scène, là-bas, je vois ce visage qui regarde, que je surprends malgré lui, proie — terreur s’il se retourne et me voit le voir, s’il se découvre exposé, plus nu encore qu’il ne l’est. Le visage est pire que l’œil : l’œil n’existe qu’à l’état sauvage ; le visage est cet état sauvage. Visage qui suit pas à pas le spectacle, indifférent ou captif, visage qui reçoit en plein visage ce qu’on lui donne, qu’il prend, et je ne fais que cela : voir le spectacle dans ces yeux-là, non — dans ce que je devine de ce visage à demi obscur. Voilà les jours. Voilà les heures.
L’enfant, terrorisé au petit matin : il réalise que, réveillé, il a abandonné son rêve (il n’en dira rien) — le soir, il se couche avec cette seule pensée, dans une hâte dévorante : rejoindre son rêve, avec la peur qu’il s’est poursuivi sans lui.
La nuit d’orage n’existe pas en dehors de nous : sa beauté tien à cela : qu’on y participe — on reconnaît les situations révolutionnaires à cet air d’orage, ces éclairs qui éteignent le ciel, ce qui semble toujours s’approcher, ce qui vibre dans le lointain comme le sentiment du monde, ce qui enfin va arriver, arrive déjà.
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Jrnl | Une musique douloureuse et très haute
[25•12•09]
mardi 9 décembre 2025

Et je compris alors que j’étais mort ; je compris que ce pont, ces maisons, cette ville, je ne les voyais pas de mes yeux, mais que c’était une musique, une musique douloureuse et très haute qui suscitait en moi ces images.
Pier Paolo Pasolini, Les Anges distraits
Vent, ciel, trottoirs sur lesquels s’allongent les ombres sans crier, café noir, mer qui mélange son trouble patiemment faute de mieux, et ce sentiment d’être épuisé au réveil – par quoi ? –, toutes ces forces qui s’assemblent à chaque seconde comme si c’était la dernière fois, et qui recommencent la seconde suivante pour former cette vie : et qu’en faire ? Ceci, peut-être, mais ceci n’est qu’une façon de les inventer autrement, et ailleurs, ou pire — d’enregistrer en soi la résonance. Ce mois passé sans rien écrire d’autre que d’étranges lignes conjuratoires (écrire, autant dire : creuser chaque ligne écrite dans l’espoir (non) d’atteindre les couches inférieures où quelques gisements attendent, et qu’à les effleurer ils remonteraient à la surface pour la percer et tout détruire –, et pourtant, combien d’images qu’il aurait fallu déposer ici, croisées et que j’ai bel et bien emportées, et qui se sont échappées de n’être pas mises à mort. D’autres vents passeraient, me disais-je, et d’autres ombres sur d’autres trottoirs, et ceux-là se sont perdus, et je sais bien que ce sont eux alors qui m’ont emporté, et je ne fais que mal survivre à ce que je n’ai pas nommé, alors je regarde le vent, le ciel, les trottoirs encore, les cafés vides le soir, la mer peut-être d’où rien ne sort jamais qu’elle-même.
Achevée, cette lecture de Rainer Stach, la vie immense de Kafka — main gauche, les textes de sa main, jetés là, comme pour moi seul (c’est la pensée de chaque lecteur de Kafka, évidemment), et surtout ne pas déchiffrer, ne pas lire autre chose que ce que je lis : et le monde déployé alors, secrètement, comme un ventre ouvert dont les entrailles au sol ne servent plus à rien — s’en saisir et les enfouir de nouveau sous la peau, recoudre, lire dans les yeux du corps la vie les signes des douleurs et des joies ; achevée Petrolio, la méchanceté douce de Pasolini, y trouver ici aussi des armes ; repris le théâtre de Genet, la douceur aussi, la vengeance qui s’accomplit sous la langue du tortionnaire qui s’aiguise sur la gorge de la domination ; ouvert, Mascolo, qui regarde dans les yeux, jusqu’où la lâcheté se loge, et qui soulève aussi, tend la main on croit que c’est par amitié, mais c’est aussi pour nous confier l’arme, une arme que nous seuls pouvons apprendre à se servir : n’obéit qu’à son poignet, alors on est seul, on ne possède que le regard posé sur nous de l’ami mort, et son rire silencieux posés sur la page qu’on lit vingt fois de rage et de tristesse, rage et tristesse mêlées qui forment comme cette joie grave qui ne quitte plus ; sur la table de travail, du pain sur la planche pour mille ans.
Que le deuil est une façon d’habiter le monde, et de marcher sur lui, et de n’être plus jamais seul dans la foule des vivants si peu insomniaques, plus morte que ces cadavres qui continuent de comploter par nous les mondes autres.
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Jrnl | Si tu écoutes l’époque
[25•10•16]
jeudi 16 octobre 2025

Si tu écoutes « l’époque », tu apprendras qu’elle te dit à voix basse,
non pas de parler en son nom, mais de te taire en son nom.
Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre
Devant l’échec, il n’y a souvent qu’une réponse : y répondre en intensifiant ce qui a produit l’échec. C’est imparable : une difficulté surgit, qui semble insurmontable — écrire cette page, bâtir un gouvernement, vivre —, on l’affronte malgré tout, malgré soi, on échoue évidemment ; on l’affronte encore, et pour cela (c’est là la beauté), on répète ce qui avait échoué une première fois, mais avec plus de vigueur encore, dans la conviction inébranlable qu’il suffira d’échouer davantage pour ne pas échouer. L’ultrasolution ainsi nommée par Watzlawick a ceci pour elle que l’échec ne se contente pas d’échouer, il réussit continuellement à le faire. Elle requiert une patience de tous les diables, une ferveur : l’amateur renonce dès le premier échec, parfois même il trouve une solution ; mais nous autres, opiniâtres, n’abandonnerons jamais avant que l’échec soit si total qu’il nous survive. Nous en sommes là : la page de l’ordinateur noircie d’encre, si seulement j’écrivais à l’encre, et qui me dévisage : pas un mot ne parvient à rester droit, et tous m’échappent ; la vie et son effondrement ; les gouvernements indignes se succèdent.
Ce qui afflige : on ne parvient plus à caricaturer le monde, les tyrans et le réel, tant ils sont tous leur propre caricature et au-delà — comment avoir prise sur ce qui ne peut être défiguré ?
L’homme au téléphone dans la rue, qui hurle (je l’entends de l’autre côté du rond-point) : « Non, mais, le silence, c’est bien aussi ! »
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Jrnl | Le monde redevenu extérieur
[25•10•15]
mercredi 15 octobre 2025

Le monde est redevenu extérieur, bien extérieur, exclusif, nettement partagé en catégories. Le chatouillis des lumières, des sons, des couleurs est là, avec leurs renseignements habituels. Surfaces, surfaces, pas de danger qu’on les traverse, qu’on soit en elles ou elles en vous. Faites pour rester superficielles, aux émissions superficielles pour capteurs superficiels. L’étrange, est qu’il soit redevenu si peu étrange, si fréquentable, commode, aisé à reconnaître, à décoder.
Henri Michaux, « Lendemains », Déplacements, dégagements
« Nous allons tous mourir, mais tous, nous ne vivons pas » — je note la phrase arrachée à la radio alors que je conduis, la saisis sur le téléphone, néglige l’orthographe, chercherais plutôt à prendre avec les mots le ton par lequel les mots sont dits, et je manque bien sûr le grain de la voix, la force grave de la dignité sans plainte, l’arrogance même mais sans surplomb, le terrible du sourire qui l’achève (c’est un prisonnier américain condamné à mort depuis plus de vingt ans qui dit cela — le journaliste lâche évidemment l’expression abjecte « couloir de la mort », alors que ce couloir est une pièce de six mètres carrés avec une fenêtre, cruauté, qui donne sur le parking de la prison). Je roule vers Aix et passerai à hauteur de la centrale de Luynes comme presque chaque jour, le ciel est impeccablement bleu et j’éteins la radio au moment où la voix de l’homme se tait et qu’on m’annonce qu’il fait déjà dix-huit à Périgueux.
Comment est-on passé du vandale au vendu, s’interroge à haute voix l’artiste en arts urbains, c’est la question ; sur la gare Saint-Charles, on voudrait aussi écrire les murs pour dire — mais quoi, je garde le stylo en l’air, de toute façon le mur de pierre n’accueille pas l’encre et je n’écris plus à la main depuis le début du siècle.
J’ouvre de nouveau la radio (c’est quelques jours plus tard), visiblement, l’homme dans le poste n’a pas vraiment l’habitude — comment lui en vouloir ? C’est ceux qui maîtrisent l’outil qui me sont plus suspects —, et il lâche, confus dès le dernier mot posé, qu’en période de paix, c’est l’économie le nerf de la guerre ; peut-être qu’il s’en veut, déjà, ou peut-être que non, qu’il ne pense pas à Gaza mais déjà à la Riviera, qu’il ne pense à rien, on est d’ailleurs déjà passés à autre chose (le journaliste lance, non pas la météo cette fois, mais une perche à son collègue pour — peu importe, l’image du nerf de la guerre planté sur les décombres suffit pour que j’éteigne, pour de bon cette fois, ces bavardages ignobles et dérisoires, rien en tous cas que la voix de Dylan ne saurait venger d’un mot).
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Jrnl | Et dans l’ardeur de la totalité
[25•10•08]
mercredi 8 octobre 2025

Dans les flammes flambe une flamme,
Si nous savions celle-là
Nous pourrions savoir le feu
Nous brûlerions l’air l’eau la terre
Et dans l’ardeur de la totalité
Le rien se réduirait jusqu’en
Cette cendre ultime qui n’est
Qu’appréhension d’une existence.
(Paris, 14 septembre 1974)
André Pieyre De Mandiargues, « Flamme essentielle », L’Ivre Œil (1979)
Mais nous ne savons rien, et dans ce rien logeons tout ce qui permet de l’agrandir jusqu’à lui donner la dimension du trou noir par où se faufila l’étincelle qui précéda ce qui précéda la première seconde — juste avant l’explosion ultime d’où les poussières d’étoiles sont nées et ne finissent pas de mourir depuis. Alors les certitudes ahuries des plateaux télévisés, alors les plateformes d’action, alors les sermons de chaire et d’os mal rongés, tout ce qui s’effondre : tout. Rien que la beauté du geste, te donne raison sur ce que tu détestes (disait à peu près la chanson). Ce matin, les deux vieilles femmes, mauvaises au café, parlaient : l’actualité, il n’y a plus d’actualité, il n’y a que de la déconfiture. J’ouvre le dictionnaire : déroute, fiasco, désastre, ratage, naufrage, insuccès, défaite, échec, banqueroute, faillite, écrasement, revers, chute, raté, capitulation, perte, retraite, infortune, avortement, non-réussite, mauvaise fortune. L’actualité loge dans ce trou noir qui ne cesse de s’agrandir aussi.
La mer autrefois vivante comme le ciel est maintenant réduite à ne sombrer que dans son reflet.
Je lis ces quelques mois d’hiver où Kafka trouvait refuge dans une minuscule mansarde que louait sa sœur Ottla — à la sortie du travail harassant, vers cinq heures du soir, il traversait Prague et se posait à la petite table de travail (Ottla avait pris soin de mettre du feu dans le vieux poêle à bois quelques heures plus tôt), et voilà la nuit qui s’ouvrait : tout pouvait être possible : le Médecin de campagne naitrait là, et les autres. Je pense au geste qu’il devait faire, au moment où il rangeait les papiers en désordre, qu’il sortait, refermait la porte. Ce geste-là, de refermer cette porte de la Ruelle d’or (en français dans le texte) du Château de Prague, au 22 Zlatá ulička, et je consulte Street View pour trouver en bonne place la nuée de touristes. Un tourniquet est placé à l’entrée de la ruelle : je suis de l’autre côté, du mauvais côté — pas différent peut-être du touriste, mais sans billet. Je possède pourtant en moi l’image, comme un talisman, de ce geste qu’il faisait, ces mois d’hiver 1917, de tourner la clé, et de jeter un regard de défi, de compassion et de fraternité aux étoiles.
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Jrnl | En dessous de sa puissance
[25•10•07]
mardi 7 octobre 2025

Ceci aussi : je suis persuadé qu’il faut écrire en dessous de sa puissance.
Ne pas chercher sa pensée en écrivant.
Penser d’abord sans doute… Écrire beaucoup plus tard ensuite.
Laisser rouler du haut de la montagne.
Et, en somme, d’abord, moins encore avoir pensé qu’avoir été.
Francis Ponge, « Pages bis » (VI), Proèmes (1943)
Le monde atteint sa perfection quand il pose sur son visage atroce un masque ridicule qui le rend plus haïssable encore — qu’en le regardant dans les yeux, on est embarrassé, et l’on aimerait simplement, poliment, passer à autre chose enfin. Alors on échange quelques banalités, on pense déjà à la meilleure manière de prendre congé : il ne faudrait pas en plus humilier. Sauf que ses manières, brutales et arrogantes, piquent : on est couvert de honte d’être mêlé à cela. On regarde autour de soi, espérant que personne ne passera qui redoublerait la honte. Le monde continue, vitupère, hurle, se donne en spectacle. On regarde sa montre, on se surprend soi-même à devenir brutal et à hausser la voix, à dire des choses aussi ridicules que « cela suffit ». Vraiment, on voudrait seulement ne pas trop tarder, éviter les heures de pointe dans le métro, garder des forces pour ce qui importe : la page à écrire ce soir. Oui, déjà on s’échappe de la conversation, rêve ntérieurement à la manière de composer à partir de cette scène navrante le plus beau théâtre jamais écrit.
Je n’ose fermer à clé le placard qui ferme mal : les chaussures, là, si elles se trouvaient enfermées, comment sortir ? Les rois ne touchaient pas aux portes — curieuses superstitions — ni aux armoires. Je ne sais pourquoi (je ne suis pas roi, et suis peut-être ce qui s’écarte le plus d’un roi). Alors je regarde, en frère, les portes et les armoires qui ferment mal et prends déjà mon parti d’aller, un jour prochain, pieds nus par la ville.
Trois heures cet après-midi sur quelques pages ouvertes en désordre à savoir si un tel livre peut tenir là : je souffle sur les pages, il ne tient pas, pas encore peut-être, ou jamais. Je souffle encore davantage : certains mots seuls s’arriment — les mots de cadavre, celui de dieu bien sûr, l’image d’un crucifix qui balance dans le vent et qu’à toute force une foule voudrait faire tomber.
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Jrnl | Cherche
[25•10•06]
lundi 6 octobre 2025

Dans la chambre de ton esprit, croyant te faire des serviteurs,
c’est toi probablement qui de plus en plus te fais serviteur.
De qui ? De quoi ? Eh bien, cherche. Cherche.
Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981)
Vingt-sept jours plus tard, et puis rien. On construit des tours avec des mots, empile les promesses comme autant de briques creuses, croit bâtir ce qu’on lève qui organise l’effondrement. Les réunions se succèdent dans ces salles aux lambris dorés, ça parle de stratégie et de responsabilité, de plateforme d’action : on insulte le langage avec les mêmes façons qu’on crache sur nous autres. La main qui croit saisir ne tient que du vent et le vent s’échappe. Quelqu’un dit ne plus comprendre, on parle d’acharnement. À quoi ? À tenir debout le vent ? Dans les coulisses, ceux là qui attendent, ont pour eux la patience. Quand la tour vacille, que les langues se confondent, il y a ceux qui se tiennent prêts à ramasser les décombres et bâtir sur les ruines un ordre de fer. Serviteurs croient servir l’ordre, et ne sont esclaves que de ceux qui se nourrissent du chaos, forces brunes tapies guettent l’heure.
La brutalité garde les portes, la violence les fait voler — seule la seconde fait lever le jour.
Ce soir, dans le ciel de Marseille des colonnes de fumée et de cendre montent depuis les collines, lentes, épaisses, et s’effacent dans le bleu qui les avale. Elles portent tous les morts de la veille, et ceux du lendemain, ceux dont les noms brûlent dans l’air sans qu’on les nomme. Les cendres ne savent pas d’où elles viennent, ni vers où elles vont : jusqu’à nous. Elles montent, et c’est tout ce qu’elles savent faire — montent vers un ciel qui ne les attend pas, ni ne les recueille, les laisse se perdre dans le vide qui est leur seul abri, mémoire de ce qui brûle toujours.














