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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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plaine noire
lundi 5 octobre 2009
Je rentre. C’est l’endroit le plus reculé de la ville. Il y a, sur ma gauche, des bois, des longs bois sombres et hauts, des troncs plantés si serrés qu’on devine qu’il serait impossible d’aller plus loin que le regard, dix mètres qui s’arrêtent sur le noir le plus total, irrespirable de mousses froides. Des granges abandonnées font face à ces bois, sentinelles inutiles bientôt devenues bois elles-aussi, déjà traversées de fougères, creusées par les branches. J’avance (mais ne cesse pas de me retourner). Plus loin, le bois s’arrête, il laisse à la place un horizon de terres vides, en contrebas, à gauche, une maison, seule, et au loin, une autre maison, à droite de la route, plus seule encore semble-t-il. J’avance. Je sais que je rentre chez moi. Je laisse la maison sur la gauche, et celle sur la droite, je continue sur la petite route de terre, droite, gorgée d’eau. (Je sais que je rentre chez moi.) Maintenant, tout autour, c’est une sorte de plaine noire, la terre mal retournée, la route qui tourne et se perd dans un virage.
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le cri | Annie Rioux
vendredi 2 octobre 2009
Il m’arrive souvent de tomber en rêve, quand pourtant je marche. C’est au lever du jour, alors que les carnets se répètent et se chargent de l’excédent du monde. Dans l’immolation, ce qui ne se dit pas. Le silence court, je note, l’intimité des choses qui est la mort, ce que dit Bataille - des faces battues dans les dédales du métro, le bruit des bracelets d’une femme en sursis, et l’homme mordu par l’insomnie, qui fixe l’arrondi de ma chaussure avant la marche. À descendre. À la remontée on se choque, se cogne nerveusement dans l’escalator, on rêve encore. Peut-être aussi qu’on meurt. On s’immole, on écrit le livre des corps par l’érosion, sans savoir, même, ce qu’écrire veut dire. On occupe les lieux, moi je cherche à cerner ma propre occupation, le dos contre une porte de métro un matin de deuil, tous les matins du monde. Comme d’habitude, on se prend la ville en pleine gueule, raide, souffre les gens blasés, dès la première heure, les regards froids et les respirations épaisses. Je suis heureuse de ça. De tout ça. Le présent est bloqué pour quelques minutes, quelques heures durant il n’en tient qu’à moi, d’abord que je rêve, je traque les signes du désespoir, les désirs muets dans le flot du monde en rade. Je note tout, la blessure qu’elle porte au poignet, je la prends, le désert sur son front à l’autre, je l’emporte et sa voix dedans, comme le cri silencieux d’Edvard Munch. Je ne suis personne, je suis tout l’excédent du monde. On s’éveille, tantôt, dès que je me réveille bordée de ton infini squelette, de ta main sur ma gorge, qui serre tendrement. Je voudrais dire quelque chose, mais je tombe et ce grand cri du monde qui reste emprisonné. Avec toi je meurs en rêve toutes les nuits. Je ne me lève pas, et pourtant, les carnets s’écrivent et débordent.
Annie Rioux
Sous l’incitation de Jérôme Denis (de Scriptopolis) et François Bon (de Tiers livre), le premier vendredi du mois est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre ; vases communicants. Autre manière, comme l’écrit Scriptopolis, d’établir les liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #4, Annie Rioux occupe l’espace ici, et ce jour, je suis chez elle.
Et d’autres vases communicants ce mois :

Pascale Petit ("tor up") avec Anna de Sandre ("biffures chroniques")
Nathanaël Gobenceaux ("les lignes du monde") avec Brigitte Célérier ("paumée")
Frédérique Martin ("carnet") avec "Désordonnée" 
François Bon ("Tiers livre") avec Philippe Maurel ("La Vie dangereuse) 
Gilles ("Lignes de vie") avec Christophe Sanchez ("Fut-il ou versa t’il dans la facilité ?") 
Anne Savelli ("Fenêtre open space) avec Martine Sonnet ("L’employée aux écritures") 
Michel Brosseau ("à chat perché") avec Mahigan Lepage ("le dernier des Mahigan") 
Dominique Boudou ("C’était demain") avec Cécile Portier ("Petite Racine) 
Jérôme Denis (Scriptopolis) avec Baptiste Coulmont ("Blog") 
Élise Lamiscarre ("Même si") avec Pierre Ménard ("Liminaire")
Jean Yves Fick ("Gammalphabets") avec Yzabel ("Aedificavit")
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(la direction)
mercredi 30 septembre 2009
Monde de pierres, c’est un monde répandu comme des pierres, qui tranchent ; ce sont mille pierres tranchantes semées devant les pas, et qu’à traverser la ville, on n’en éviterait pas une seule, c’est ce que je me disais en rentrant.
On pourrait essayer de mettre le moins de corps possible entre soi et les pierres ; ou on pourrait se faire léger, comme des danseurs la pointe des pieds à peine posée sur le sol, et pour une seconde à peine. Ou on pourrait rester en haut, comme ils font, dans les immeubles éclairés, grand salon avec vue sur le destin des foules, et juger.
Aucune ruse ne tient, quand soudain elle s’arrête et enlève ses chaussures pour marcher sur les pierres des rues, paume des pieds offertes aux accidents des marches, et c’est d’un pas plus sûr qu’elle fait désormais rouler la ville derrière nous.
Autour, les façades s’allument quand la nuit monte ; les pierres dans la bouche qui disent les mots qui valent le poids de tranchant sur la peau, on se perd encore plus pour ne pas avoir à retrouver (la route, le silence qu’elle dispose aux environs) le sens de tout ce qui manque, derrière le pas nu qui derrière moi trace la direction.
Max Richter, "From 553 W Elm Street, Logan, Illinois (Snow)", 24 Postcards In Full Colour, 2008
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murs, qui entourent une ville
vendredi 25 septembre 2009
MUR (mur) s. m.
1° Ouvrage de maçonnerie dressé et portant en terre sur des fondements, ou sur un plancher artificiel. Un mur solide. Le mur s’écroula.
2° Gros mur, un des principaux murs sur lesquels porte tout le bâtiment.
3° Murs d’une ville, ou, absolument, les murs, les murs qui entourent une ville.
4° Murs, au pluriel, se dit quelquefois pour ville.
5° Se dit de diverses murailles construites pour arrêter des invasions.
6° Fig. Défense, protection.
(Littré)Les murs de nos villes enferment d’autres murs dans lesquels le soir on s’enferme, fermer les yeux sur nos murs intérieurs et fermer la porte plus fermement encore ; murs qui contiennent une infinité d’autres murs qui ferment tous plus profondément —
(portrait de soi en murs, parois hautes derrière laquelle on se terre en attendant les ennemis invisibles, qui se tiennent prêts)
murs qui défendent, et jamais qui attaquent : murs qui s’abattent pour former des tas de pierres ; serviront à bâtir d’autres villes, des murs derrière lesquels attendre ;
on lèvera d’autres murs.
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lignes tracées
jeudi 24 septembre 2009
Surface plane des sentiments : ni peur ni rage, la simple violence quand on se lève du corps qui se dresse, épuisé de la nuit.
Façade rauque des murs sur lesquels on marche : les sols usés du vieux monde quand il faut apprendre, jour après jours, à composer avec sa solitude, la partager.
Instruments de la conscience qui perfore : le rêve, le désir et la chance que l’un se vide dans l’autre et fabrique un instinct de plus au réveil.
Latéralité de la marche, verticalité de ce qui l’impulse ; les lignes sont tracées comme sur la main : on peut suivre où elles vont, on ne trouvera que la partie du corps la plus lointaine, celle qui se ferme comme le poing.
On écrit le jour, au présent : demain prend du retard.
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pas à pas
lundi 21 septembre 2009
Pas après pas, ce qui revient comme pensée dans le pas qui le commande et l’oriente, pas à pas, depuis le premier pas jusqu’au dernier posé après le dernier, et comme depuis le dernier pas, l’avant dernier qui continue à se poser parce qu’il n’a pas trébuché sur la pensée qui l’a commandé : me revient comme pensée le pas qui commence la pensée après le dernier pas et je retrouve ce texte, des entrailles de la machine comment il se recrache et se dit dans les marges de la tête
On avance dans le geste lancé du bras qui se heurte à ce mouvement, le corps finit au moment du geste que la pas posé dépose sur la surface de la terre où (aller) on appuie de tous ces pas qui finissent par tracer une direction, puis une route, une manière enfin de tracer directions (et de les disperser) — le corp finit quand il retient le pas qu’on aurait voulu plus loin, plus lourd, et ce qu’on dépose derrière soi : la pensée suffisante qui l’oriente, où se perdre, où aller (on appuie de tous ces pas qui finissent).
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aller vérifier la ville
samedi 19 septembre 2009
(...) Ce que la nuit a raconté pour moi : les histoires et les images qu’elles a empruntées pour le dire avec mille détours, immense et insensée complexité du rêve dont l’évidence me transperce et me désarçonne ce matin, je n’aurais pas assez de mots pour le dire, je n’aurais pas assez du sens de chaque mot posé l’un contre l’autre, dans la ligne faible et pesante (dans la ligne lente surtout) d’un récit, sur du papier couché, l’encre épais qui boit autour de lui le sens, noie tout ce qu’il pourrait évoquer.
(...) C’est qu’il me faudrait un instant, et un instant seulement pour le dire, dans la décharge de ce que le rêve a figuré tout à l’heure, dans l’énergie verticale qui s’est imposée — mais c’est sous autre forme que le jour le recueille : ces mots, état des lieux du réel, sa linéarité déjà, et ce qu’ils appellent, ce que je raconte, ce que je vais raconter : ce récit que je trouve et qui pourra endosser cette injonction — aller vérifier la ville, le monde en sa place précise et réglée.
(...) La décharge immédiate que le rêve produit sur moi possède ses avantages : il prend corps dans le réel sans explication, il le remplace. Oui, tout cela est justifié, enfin. Mais impossible à dire, sans le détruire — on prendra des détours, différents de ceux du rêve parce qu’on n’a pas les mêmes armes, mais enfin — on saura se perdre, et aussi loin.(...)
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calques
jeudi 17 septembre 2009
Données illisibles du monde — on est devant des filtres qui cachent d’autres filtres. Me souviens de cette exposition, les poèmes placés sur les tables, et sur chacun, un papier calque qui les masquait. Pour les lire, on devait appuyer le papier, le calque rendait visible, mais à travers une opacité qui les projetait, les extériorisait.
Au-dessus des toits, les nuages que cachent d’autres nuages : on est sous l’épaisseur de plusieurs toits, des fenêtres à double vitrage. On est protégé : au-dehors, les choses passent comme de plus loin, rien ne nous concerne ; le bruit du monde fait écran à son propre passage.
Mais je me tiens devant ce livre au voile déchiré, derrière on peut voir les êtres vibrer et se tendre, s’allonger ; la musique n’est pas assez forte pour l’empêcher. Dans le silence de la lecture, le bruit que fait l’incendie à se répandre ; celui des touches de l’ordinateur pour multiplier les parois — appuyer sur le calque pour mieux lire, le monde redevenu lisible, pour un temps.
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signes (et quelques vers de Hugo)
mercredi 16 septembre 2009
On peut bien traquer les signes, ce sont eux qui nous trouvent (au réveil, dans la marche, sur la ville, le nuage qui dessine tel visage, telle lettre) : on est face à ça comme devant son propre visage — on a beau effacer le miroir, la peau reste la même, la reconnaissance tout aussi impossible.
Ensemble, on parle deux heures, de ces signes (le visage de Hugo, sa statue quelque part en Asie, dans le village qui lui voue un culte), signes qui tracent les routes pour soi — et on ne se pose pas de questions de les suivre, ce sont eux qui décident — un pas qu’on pose devant soi, c’est la terre qui continue, qui entraîne (Guernesey, l’Iran, et l’Inde) ; on ne croit pas aux signes, on les suit.
Ce qu’on cherche dans les signes que le poignet trace sous les yeux, c’est le signe qui appelle d’autres signes, ceux qui diront l’appartenance au monde, ou au visage qui se tient devant soi, posé sur le miroir, et qu’à force d’effacer la glace on ne fait qu’apparaître, de plus en plus.
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des chantiers qui s’ouvrent
dimanche 13 septembre 2009
Prendre ses distances ; déterminer les priorités : parmi elles, cerner les contours des plus importantes ; ouvrir les chantiers comme sur une carte chercher les endroits vierges, désirables, possibles ; avancer avec lampe frontale et pioche ; heurter ses propres convenances ; déchirer ses peaux mortes.
Et quand on a fini, éliminer encore : les taches superflues et les habitudes si pesantes comme de trop grands habits qui empêchent.
On regarde en face la lumière, on lui trouve des corps qui s’interposent entre elle et le regard : et ce qu’on va chercher, en traçant le contour des corps, c’est la trajectoire de la lumière. Ruse que j’adopte ce jour parce que je n’en connais pas d’autre pour ne pas être trop ébloui, aveuglé finalement : et pour mieux voir ce que la lumière projette d’ombres de son propre corps avançant, cherchant l’ombre d’autres corps.
Des chantiers qui s’ouvrent, non pas les aborder successivement dans l’arbitraire du caprice, mais ensemble parce que l’un ne pourrait se concevoir sans les autres, et se mener. Ce qu’on emporte avec soi d’inconnu dans ses taches est tout à la fois la raison et l’objet de ces marches.