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Najaf | ville mausolée

mardi 12 août 2014

Dans le journal ce matin, cet article sur la ville de Najaf — je me souviens des assauts de 2003, cette image de soldats surarmés au milieu des tombes par milliers, par millions (peut-être l’avoir rêvée ? Non). Sur les cartes du monde, cette ville comme un désir impossible — une ville là de toute éternité ou presque, qui possède de l’éternité toutes les formes et tous les devenirs : et la fragilité des territoires de guerre, théâtre d’opération qui menace les corps des morts. Les inscriptions sur leurs tombes sont la vraie légende de l’Histoire, le seul texte qui vaille. Najaf, ville tombeau des Chiites — ville étendard. Et ce rêve d’une ville sublime construite seulement pour s’y enterrer ? Ce rêve d’une ville qu’on ne voit plus que du ciel, comme d’un avion sur le point de la bombarder. Ici, l’Islam dit que le prophète Adam repose, que Noé est aussi enterré — dernier refuge quand la mer s’est retirée, que la terre s’ouvre [1]


C’est au nord de l’Irak une ville dans la poussière, près d’un fleuve – la condition de la ville quand il n’y a que de la poussière.

Une ville vue d’en haut qui ressemble à une autre, les rues droites et les parallèles qui se croisent, sont les rues où ceux qui passent passent depuis dix mille ans.

Un million d’habitants dorment chaque soir et chaque matin se lèvent. Entre le matin et le soir, on évite de se perdre dans ses rues - la chaleur ici serait intolérable. Le jour, c’est l’attente du soir jusqu’au matin, jusqu’à l’attente du soir encore.

À l’est, on y a enfoui un mausolée : Ali, figure sainte ou maudite au nom duquel Sunnite et Chiite se déchirent, repose. Longtemps, pendant des siècles, le cadavre de l’Imam reposait dans la terre en secret — au hasard d’une chasse, le calife trouve le mausolée : et vient l’adorer.

Au-dessus du cadavre, à trente mètres de son visage, un dôme est dressé dans le ciel, qu’on couvre de 7777 plaques d’or. Les murs turquoises rappellent le ciel, la mer, tout ce qui n’est pas la poussière qui l’entoure.

L’Imam Ali mort, et sans successeur d’importance, on leva à son honneur sa tombe et une religion entière — les chiites du monde entier viennent ici pour baisser la tête devant son cadavre ; et restent ici, mourir.

Autour de l’Imam, les corps tombent par milliers, par millions. Dans les rues sombres et fraîches qui cernent le mausolée, la dévotion chiite possède son centre de pouvoir. Au-delà de ces rues, s’étend le cimetière du Wadi-us-Salaam — vallée de la paix — sur trois, quatre, six kilomètres.

Bientôt — aujourd’hui —, c’est trente-cinq millions de corps qui sont là, sous la terre.

Trente-cinq millions de corps qui se mélangent à la poussière, ici — à travers la poussière on peut les voir.

La ville du monde la plus peuplée, Shangaï, compte vingt quatre millions de vivants. Ici, trente-cinq millions reposent et se taisent.

Sur les cartes qu’on peut consulter en ligne, la ville apparaît comme depuis un avion — cinématographie des bombardements. On devine seulement les mausolées minuscules. On croit voir, à travers toute la poussière, des corps qui sous la terre creusent encore la terre.

Trente-cinq millions de corps, environ — combien d’autres qui viennent s’incliner devant eux, adorant cette terre au point de désirer s’y mêler bientôt.

Le cimetière de Najaf — la ville de toutes les villes.


Portfolio

[1Toutes les images sont issues de google map, sauf la dernière, disponible sur le blog france-irak.