Accueil > CRITIQUES | THÉÂTRE > Malte Schwind | Les dehors de l’homme intérieur
Malte Schwind | Les dehors de l’homme intérieur
La Promenade de Robert Walser
mardi 23 février 2021
traduction Marion Graf-Schneider et Bernard Lortholary
Cie En Devenir 2, Mise en scène Malte Schwind
Avec Yaëlle Lucas, Naïs Desiles & Lauren Lenoir
Assistant et dramaturgie Mathilde Soulheban / Son Jules Bourret
Lumière Iris Julienne / Costumes Sara Bartesaghi-Gallo
Ce qui bouleverse le plus, dans ce théâtre, tient peut-être à ce simple geste d’aller et d’exposer, dans l’incertain, mais fermement, ce qu’il en est de soi quand on s’affronte au dehors. C’est un théorème radical. Travail du théâtre quand il est à l’épure : (s’) exposer aux autres, avancer son corps un pas après l’autre, comme des mots, comme des mains dans le noir : lancer au-devant de soi-même ce qu’on ignore de soi. Travail à l’œuvre dans nos vies : aller et quoi ? Faire de la rencontre — des autres, des accidents qui sur le chemin nous feront trébucher, ou qu’on enjambera — la matière froissée de l’existence. La matière, oui, et vive. Le spectacle de Malte Schwind, présenté dans les conditions que l’on sait (contrevenant à l’idée même que l’on se fait du théâtre, « cet art de la rencontre », disait Grotowski), s’expose à cette exposition-là. Saisissant Walser à la lettre, celle qu’il écrit, dans cette nouvelle d’une radicale nudité dont la fable tient toute entière dans son titre — une Promenade —, ce théâtre voudrait non pas reconstituer l’œuvre source, plutôt la prolonger en l’habitant : soulever la leçon enclose, en tirer toutes les conséquences, et d’abord celle-ci, déchirante : « Ce que nous comprenons et aimons nous comprend et nous aime aussi. Je n’étais plus moi-même, j’étais un autre, mais pour cette raison même je n’en étais que davantage moi-même. Dans cette douce lumière de l’amour, je croyais pouvoir constater ou devoir éprouver que l’homme intérieur est le seul qui existe vraiment ».
La promenade. Davantage qu’un titre, ou qu’un simple mouvement, est une éthique. C’est sortir de chez soi, c’est — sans raison valable en dehors du désir, de l’ennui, et du désœuvrement — aller. La Promenade est l’œuvre du désœuvrement : celle qui refuse de faire de l’œuvre une structure et qui choisit justement de renoncer à l’architecture nette et ample de l’œuvre pour épouser le mouvement librement consenti à l’égard de l’accidentel et livré au hasard.
Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. Pour autant que je m’en souvienne, je me trouvai, en débouchant dans la rue vaste et claire, d’une humeur aventureuse et romantique qui m’emplit d’aise. Le monde matinal qui s’étalait devant moi me parut si beau que j’eus le sentiment de le voir pour la première fois…
Ainsi commence la nouvelle. C’est donc quitter « le travail » pour son envers, renoncer à l’écriture et aller — l’écriture ne pourrait être que le contraire d’aller, le contraire du dehors, cette intériorité rongée par le dedans. « Haine de l’intériorité », disait souvent Deleuze. C’est porter cette haine, dans la douceur dans la joie. C’est ne pas se mettre en quête — c’est errer. Mais, et c’est le vertige de l’œuvre de Walser, ce qu’on lit est pourtant une œuvre, écrite et composée. Le texte le rappellera, s’adressera ici et là au(x) cher(s) lecteur(s), qu’on prendra à témoin : on superposera l’illusion de vie d’une promenade éprouvée avant le travail d’écriture qui la relatera au présent d’une écriture qui la traverse aussi. Se lit dès lors comme une métaphore : l’écriture comme promenade elle-même, fantasmagorique, qui dit renoncer à l’écriture pour mieux y revenir à neuf, jouer de la représentation qui tout à la fois dit ce qu’elle n’est pas, et fait ce qu’elle dit vouloir renoncer.
N’est-ce pas un semblable paradoxe quand le théâtre choisit de « représenter » la promenade de La Promenade. Où est l’écriture quand elle est parlée ? Où, le narrateur ? Dans la voix, triplée par trois actrices qui joueront chacune à essayer cette voix première, diffuse ; ou à s’essayer au narrateur, à la narration : à jouer à La Promenade. Trois actrices pour refuser trois fois l’incarnation univoque — mais trois fois différemment —, et travailler à des hypothèses, chaque fois recommencées, travaillées par la singularité des trois corps, comme autant d’essais qui prendraient le risque de s’exposer à l’écriture, de faire le contraire de l’incarnation — mais on manque de mots. On expose la parole comme on l’écrirait avec les doigts sur une paroi : et c’est elle qui en retour nous lirait.
Et puis, dans ce théâtre, où sont les rues, les enseignes de la boulangerie, les terrasses des cafés, les bords du canal, les prairies enchantées, les fâcheux qu’on rencontre en chemin, les chiens inquiétants, leurs maîtres dociles ? Il n’y a qu’un plateau, et il est nu : il n’y a toujours que le même paysage, et il est toujours égal à lui-même. C’est l’autre paradoxe, et c’est l’autre force, dans l’évidence qu’elle expose, le risque aussi auquel ce théâtre s’expose. Cette nudité dans laquelle ce théâtre se dit, n’est pourtant pas le corps éventré d’un plein, le retranchement. Plutôt tissée dans l’épaisseur sensible. Une grande toile blanche est ainsi levée face à nous : on se souvient qu’elle se dressait déjà en fond de scène, dans un précédent spectacle. Mais là où, pour Tentative de fugue, elle semblait la métaphore d’une voile prête à emporter vers d’autres batailles, d’autres Bastilles, ici elle paraît se lever pour elle-même, support de la parole, pur aplat de blancheur sur quoi se pose les yeux, matière. Ainsi la matière miroitant d’or qui de nouveau se dressait pour supporter les Métamorphoses d’Ovide vues quelques semaines auparavant sur ce même plateau [1] — désormais, plus d’or, seulement le blanc d’une page qui n’est pas une page, d’une voile qui ne désigne qu’elle même. L’effacement de l’allégorie fait danser plutôt la sensation de la matière. Le fait, fragile et désarmant, de ne s’armer que des signes tangibles que le théâtre offre : un sol, des murs, la lumière diffuse et précise, sans effet, aucun autre artefact que le corps d’actrices dignes de porter cette voix comme leur visage, nu.
Ainsi, presque deux heures, on ira. Non, c’est faux : nous, on restera là. C’est la parole qui ira pour dire les rencontres, celles qui ravissent, justifient le jour, celles qui minent, celles qui agressent. On pourrait retracer le chemin. Le banquier à qui il faut rendre des comptes ; cette femme croisée qui, évidemment aura été actrice dans le passé, tout en elle le dit (ce sera faux) ; le déjeuner mondain, annoncé à la bonne franquette mais durant laquelle la politesse sera une autorité policière : faire honneur au repas comme aliénation ; la marche seule ; les rêves qui passent ; les pensées qui se chassent ; les rencontres de grand chemin, inquiétantes, quasi fantastiques ; les silhouettes des ouvriers ; le soir qui tombe ; la vie qui s’éloigne et qu’on rejoint tout à la fois. Chaque événement n’existe que pour lui-même, refuse joyeusement de dessiner une trajectoire édifiante. Non, il n’y a pas de morale. Il y a l’arbitraire de signes qui se bousculent et qui ne sont que des corps, des occasions de rencontres, mais jamais la rencontre n’échoue, parce qu’il n’est pas question de la réussir.
Non, ce qui s’essaie, dans chacune de ces rencontres, c’est la possibilité de l’autre. Et celle de soi. Dans ce faisceau de croisements, la rencontre est toujours cette épreuve — même douce, même tendre — d’une exposition de soi au risque de l’autre, et de l’autre à son propre risque. On se livre, bien sûr, partiellement, mais pour Walser, chaque partie de soi porte son tout qu’elle emporte : alors, on se livre. On s’y découvre, on s’y révèle. On s’essaie à cette révélation. On n’est pas le même face au banquier, face à ce chien (quoique), à l’inquiétant Tomsack, ou à la séduisante actrice (qui n’en est pas une). Non qu’on triche, qu’on mente : on joue plutôt, comme un acteur des rôles en lesquels on est tout entier soi-même. « On écrit qu’avec du soi », disait Barthes. Ainsi est-on, dans la vie qu’on n’écrit plus, face à l’autre qui nous écrit : on ne rencontre l’autre qu’avec ce soi qu’on éprouve douloureusement comme manquant, ou excessif, comme désolant, ou ajusté. Alors toutes les rencontres racontent l’histoire de malentendus qu’il ne s’agit pas de réduire, plutôt d’entendre à cette mesure.
« Haine de l’intériorité » ? – mise à l’épreuve de soi, où la banalité de la promenade rejoint une sorte d’expérience profondément métaphysique, mais sans transcendance, sans salut jamais. Sans d’autres horizons que le soir, qui est moins la fin que l’arrêt ; demain recommencera tout. Haine, mais sans violence. « L’homme intérieur est le seul qui existe vraiment », dit le narrateur — et on ne peut comprendre cette phrase que si on la complète par l’ensemble de La Promenade , dans laquelle l’homme intérieur n’existe qu’à la rencontre, dehors, d’autres que lui-même. Miroitement de soi, déchirure : séparation qui seule donne à voir et penser l’intérieur, depuis le dehors.
Et c’est le théâtre qui, exposant cette déchirure — entre l’œuvre écrite et l’artifice qu’elle offre d’être une discussion ; entre le dehors et le dedans, entre l’autre et soi, entre le narrateur et les actrices, entre les rencontres (d’êtres que le plateau ne proposera jamais : demeureront invisibles) et la pensée qui s’en saisit —, expose aussi son propre drame : s’exposer à la vue d’autres que lui-même, faire l’épreuve de la rencontre. Nous sommes, spectateurs, l’autre de ce théâtre, le dehors de ce dedans. Ou plutôt, nous partageons de part et d’autre l’exposition à la rencontre, le risque qu’elle n’ait pas lieu : n’est-ce pas cela le désir du théâtre, son épreuve ? Les actrices travaillent ainsi une adresse intérieure, plutôt que de nous livrer des paroles, elles se confrontent, au travail avec elles-mêmes, dans la parole avec laquelle elles s’entretiennent : miroitement là encore des mots et des adresses, non pas jetées sur et pour nous, comme si nous en étions destinataires, mais exposées face à nous, afin qu’on en fasse l’expérience à notre tour.
Spectacle promené en nous. Spectacle d’une expérience singulière de la dérive, où il ne s’agit pas de tout comprendre, de tout saisir, de tout entendre, mais de traverser l’allure de la promenade, ses allures et ses promesses parfois non tenues, parfois ajustées entièrement à un désir. Spectacle pendant lequel on rêve, duquel nous sortons, en lequel nous entrons de nouveau, après avoir erré en nous, en dehors de nous aussi comme errant dans les pensées vagabondes. Oui, spectacle qui nous donne la possibilité de rêver, de ne plus entendre tout à fait ce qu’on nous dit — mais est-ce qu’on nous le dit ou est-ce qu’on le dit à cette part de nous capable de l’entendre, et si on ne l’entend pas, peu importe au fond, ce sera pour une autre fois, un autre jour, une autre rencontre : nul mal à cela. Spectacle qui fait promener en soi les pensées, partant à la rencontre d’autres. Spectacle qu’on rencontre comme on fait la rencontre de l’ami avec qui on reprend la conversation de la veille, ou du mois passé, du dernier spectacle. On comprend dans la mesure où on se croit compris. On se croit écouter, à la mesure de l’écoute de ces mots. On rencontre ce qui en nous permet qu’on rencontre l’autre.
« Ce que nous comprenons et aimons nous comprend et nous aime aussi. Je n’étais plus moi-même, j’étais un autre, mais pour cette raison même je n’en étais que davantage moi-même. Dans cette douce lumière de l’amour, je croyais pouvoir constater ou devoir éprouver que l’homme intérieur est le seul qui existe vraiment ».
Si la solitude ne nous quitte pas, nous ne sommes pourtant pas seuls. Au fond de nous, se promènent les pensées joyeuses et graves qui poursuivent le dialogue avec le dehors de nous-mêmes. Au moment de partir, de reprendre la route, l’homme intérieur qui nous peuple salue longuement, en regardant le plateau noir, ce dehors par lequel l’existence peut vraiment avoir lieu.