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Grotowski et la via negativa

Enjeux politiques et perspectives contemporaines

mercredi 9 mars 2022

S’ouvre ces jours un colloque de plusieurs jours à l’université Jean-Jaurès de Toulouse autour des enjeux de « Processus créateur et voie négatives », organisée par Lydie Parisse et Tomasz Swoboda.

J’y proposerai quelques hypothèses à partir de Jerzy Grotowski pour penser politiquement quelques perspectives contemporaines.

Je dépose ici la communication en l’état — in progress.


Résumé

Du théâtre pauvre, conçu comme le moyen le plus à même d’arracher le corps à la pesanteur de l’aliénation quotidienne, aux expérimentations du Workcenter, éprouvées dans une tension vers ce sacré immanent, la pensée de Grotowski repose sur une paradoxale équation où la négativité se traverse pour arracher un surcroit d’être, où la dépossession est conquête, où la soustraction est gain. Au cœur de cette dialectique, par-delà la reformulation mystique, se donne à penser aussi aujourd’hui chez ceux qui s’en réapproprient l’usage une concrète politique de la scène : loin de se limiter à une stricte technique d’acteur, la via negativa s’élabore dans la relation avec le spectateur et c’est par là que se traverse l’échange sur le plan d’immanence de l’arrachement. C’est par elle que se donne à voir et à s’éprouver un rapport renouvelé, radical et ouvert à l’altérité par quoi se renouvelle infiniment non pas seulement une relation de soi à soi-même, mais de chacun avec le dehors.


Détruire la destruction

Détruire, anéantir, ravager : faire le vide. C’est une tâche qui dans cette nouvelle époque martiale résonne avec une certaine fureur. Un journaliste, présent autour de Kharkiv en Ukraine aux premiers jours de l’invasion russe, racontait l’effet de sidération que provoquent les cessez-le-feu temporaires concédés par l’artillerie russe : « Soudain, disait le reporter, le silence fait prendre conscience du déluge de feu qui a cessé. » Faire le vide est une tâche politique qui requiert en effet puissance et force, intimidations, terreurs — on sait comment l’Histoire construit ainsi patiemment ses champs de ruines. Les événements eux aussi, au moment où j’écris ces lignes, font le vide autour d’eux, détruisent, ravagent. Que répondre ? Par une plénitude qui serait forcément noyée, ou recouverte par des fracas plus grands, inarticulés ? Alors quoi ? Par d’autres vides peut-être au risque de faire écho au désastre et d’en reconduire la tâche ? Ou au contraire par un vide qui en serait le contraire et pourrait, à sa mesure, le dévisager ? Au lieu du ravage même, en place de l’anéantissement, agirait l’envers de la puissance, négatif de ce qui terrorise. Un vide qui s’affirmerait comme tel, radical dans l’attitude et pensé surtout comme processus vitaliste. C’est que les événements disent aussi quelque chose dans les événements : que c’est aussi cette destruction à l’œuvre qu’il s’agit de détruire et qu’il faut pour cela d’autres forces et des alliés.

Détruire la destruction, n’est-ce pas ce qui pourrait nommer toute une histoire de la pensée contemporaine ? C’est cela que Walter Benjamin appelait le « caractère destructeur [1]]] » — au sens fort et plein, et Benjamin en appelait même à ce caractère destructeur : lui qui « ne connaît, écrit-il en 1931, qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine. » C’est peut-être ce même geste que Georges Bataille voulait voir confondu avec l’expérience de l’art et qui pourrait nommer une vie et son œuvre ; une œuvre par défaut, ou par revers, voire par anéantissement du principe même à l’œuvre dans toute œuvre : « et toute ma philosophie consiste à dire, confiait-il, que le principal but que l’on puisse avoir est de détruire en soi l’habitude d’avoir un but [2]. » C’est au cours d’une émission pour l’ORTF, le 20 mai 1951, que Bataille lâche ces phrases, où il dit encore :

L’intensité des sensations est précisément ce qui détruit l’ordre. Et je ne crois pas que cela ait d’autre intérêt. Il est essentiel d’arriver à détruire, en somme, cette servilité à laquelle les hommes sont tenus du fait qu’ils ont édifié leur monde, le monde humain, monde auquel je tiens, d’où je tiens la vie, mais qui tout de même porte avec lui une sorte de charge, quelque chose d’infiniment pesant, qui se retrouve dans toutes nos angoisses, et qui doit être levé d’une certaine façon [3].

Grotowski, usages du monde

À cette même date ou presque, au printemps 1951, Jerzy Grotowski s’apprête à entrer à l’École de Théâtre d’État de Cracovie. Il n’a que dix-huit ans, mais il est armé déjà d’une très solide pensée théâtrale, murie paradoxalement (est-ce un paradoxe ?) dans la guerre et l’occupation de la Pologne — c’est elles, dira-t-il qui l’ont conduit à une décision : se consacrer à l’art. Il s’y consacre en effet avec dévotion : au cours de ses études à Cracovie, il découvre la pensée de Stanislavski sur les « actions physiques » qui le marquent à jamais, puis pendant un séjour à Moscou, l’entraînement biomécanique de Meyerhold pour qui le spectacle ne doit pas se soumettre à la pièce, mais lui résister. Ce sera la première règle. Puis, il voyage : en Asie centrale, en Inde, en Chine ; il apprend au fil des rencontres les méthodes et les théories parmi les plus marquantes de l’époque : les exercices de rythme de Dullin, les recherches de Delsarte sur le réactions extraverties et introverties, les synthèses de Vakhtangov, le théâtre de la cruauté d’Artaud… Plus encore, il tâche de se former aux méthodes d’entraînement de l’acteur, en particulier auprès de l’Opéra de Pékin, du Kathakali hindou et du théâtre du Nô japonais [4]. De cette masse de savoirs et d’expériences, il en retire finalement une insatisfaction, et l’idée paradoxale que celle-ci ne peut être féconde qu’à la condition que ces techniques ne soient pas posées sur l’acteur comme savoirs, mais éprouvées par lui comme un parcours — presque un voyage —, voire retrouvées, dans l’ignorance même de ces savoirs.

Grotowski est nommé à 26 ans directeur du théâtre d’une ville minière de Silésie, Opole ; c’est dans ce Théâtre des 13 Rangs qu’il fonde bientôt ce qu’il nomme le Théâtre Laboratoire. Des acteurs le rejoignent — dès 1959, Zygmunt Molik, Rena Mirecka, Antoni Jaholkowski, puis en 1961 Ryszard Cieslak, Zbigniew Cynkutis, et en 1964 Stanislaw Scierski : la plupart de ces acteurs vont accompagner Grotowski pendant un demi-siècle. C’est auprès d’eux et avec eux que Grotowski développe sa pensée du théâtre, qui est tout d’abord le contraire d’une école. Ici, on n’enseigne pas Stanilsavski ou Meyerhold, Artaud ou le théâtre rituel indien : là, au juste, on fait surtout le contraire. Quel est le contraire d’enseigner qui soit malgré tout apprendre ? Ce contraire, c’est le théâtre lui-même, dira Grotowski. C’est qu’il ne souhaite pas faire du théâtre un agglomérat de techniques empruntées, combinaisons de méthodes disparates, mais une opération patiente et concertée de soustractions successives.

Nous ne voulons pas enseigner à l’acteur un ensemble prédéterminé de moyens ou lui donner un « bagage d’artifices ». Notre méthode n’est pas une méthode déductive qui additionne les « moyens ». Ici tout est concentré sur le « mûrissement » de l’acteur qui se révèle par une tension vers l’extrême, par un dépouillement complet, par la mise à nu de sa propre intimité […]. Pour nous l’éducation d’un acteur ne signifie pas lui enseigner quelque chose ; nous tentons d’éliminer ses résistances organiques face à ce processus. […] Le corps disparaît, brûle, et le spectateur ne voit qu’une série d’impulsions visibles. Ainsi notre voie est négative — non pas un ensemble de moyens, mais une illumination des blocages [5] .

La voie négative de Grotowski : l’acteur, origine et centre

La « voie négative », explicitement revendiquée, ne prend donc pas appui sur le refus du savoir, mais leur traversée : c’est bien à partir de l’imprégnation de connaissances diverses qu’elle s’éprouve, non pas tant dans leur oubli que par leur dépassement ; s’il ne s’agit pas d’appliquer ces pensées, c’est avant tout en en tenant compte qu’on les déborderait.

La voie négative porte ainsi avant tout sur la technique de l’acteur et celle-ci est un travail d’élimination. Claude Régy ne procédait pas différemment : par l’abandon d’un savoir antérieur et la reconstruction pierre à pierre d’un savoir autre, bâti avec ce qu’on arrache de soi et qu’on agence à sa main. L’Italie médiévale avait un mot pour nommer cette technique consistant, lors d’un siège, à élaborer des armes avec les moyens du bord — matériaux de récupération, débris, restes — : la bricola. Ce qui donna ensuite cette sorte de catapulte lancée grâce à un balancement de fléau pourrait bien avoir été avant tout cette pratique de ramassage, de récolte, de fabrication à sa mesure d’armes forgées pour soi-même avec ce qu’on a sous la main. Le Théâtre du Radeau de François Tanguy pourrait d’ailleurs reposer entièrement sur cette paradoxale via négativa tant du point de vue de la scénographie qui se constitue à partir de matériaux glanés ici et là, que de la dramaturgie même échafaudée de bric et de broc par concaténation de matériaux textuels hétérogènes, donnant l’illusion d’une plénitude visuelle et dramatique alors qu’elle se fonde d’abord sur la tentative toujours renouvelée de recommencer à bâtir depuis l’anéantissement — étant donné que l’anéantissement nomme et date une situation historique qui est celle de notre présent, et que c’est en anéantissant cet anéantissement que peuvent tout à la fois se lever nos blocages et s’inventaient nos désirs. Ainsi pourrait se dire le non-consentement à l’époque dans laquelle agir serait d’abord un geste de retrait, de destitution, de sécession — avant d’autres assauts. Se retrouve ici l’écho à peine différent du désir de Bataille d’accomplir, par destruction de tout et avant tout de tout but, la levée de ce qui reste pesant dans l’homme.

Cette voie négative emprunte un chemin qui retrouve dès lors certaines intuitions des grands réformateurs du théâtre — tous ayant pensé le théâtre contre lui-même d’abord, contre le théâtre et ce qu’on en fait habituellement, contre l’homme et ce qu’on fait de lui, ce qu’il fait de lui-même par habitude. C’est bien contre l’habitus social et politique que le théâtre de Grotowski se pense et se lève — et avec lui ceux d’Artaud et de Meyerhold, mais aussi, même si différemment de Piscator ou de Brecht, plus tard de Pasolini. Ce dernier écrira, dès les premières pages de son Manifeste pour un nouveau théâtre la finalité de son appel :c« le théâtre devrait être ce que le théâtre n’est pas [6] ». Ce qu’il n’est pas : cet amas, ce trop-plein de signes, ce bavardage du langage, ces fausses disputatio morales et ces gestes qu’on commet de l’autre côté de la réalité pour la mimer.

Dès lors cette voie négative ne portera pas exclusivement et dogmatiquement sur l’acteur. Ou plutôt, elle porterait sur lui en tant qu’il apparaît au terme du processus comme le lieu du théâtre total — rêve longtemps esquissé du théâtre, mais qui n’a trouvé comme réponses que l’usage démesuré de prothèses techniques, musiques, décors, vidéos. Or, ce serait une fausse direction, et un contresens. Ce n’est pas par ajout que la totalité du théâtre se réaliserait, mais bien au contraire par concentration. Car pour Grotowski et bien des hommes de théâtre pour qui le plateau est le lieu premier et ultime de la création, c’est l’acteur qui en lui-même est musique, et espace, et images : le corps est en totalité le lieu où le théâtre a lieu, il est ce reste par quoi le théâtre entier demeure, malgré tout, après le vide et le ravage.

Défaire pour retisser

Ce ravage, Grotowski ne l’a pas effectué par décision immédiate et abstraitement théorique, mais a tâché d’en faire l’expérience matérielle et continue de sa nécessité, c’est-à-dire qu’il se constitue aussi en tant que cheminement historique — au sens où il aura été le fruit d’une histoire, de ses accidents, de ses erreurs, de ses audaces, cheminement sans but, mais non pas sans horizon d’un processus créateur.

Ce processus part d’une question, toujours la même : de quoi avons-nous besoin ? A-t-on besoin de costumes pour jouer ? Non. De décor ? Pas davantage. Alors Grotowski et ses acteurs ont ôté les costumes, et puis les décors : pour constater que le théâtre tenait. Il tenait sur quoi ? Il fallait pour le savoir continuer de faire le vide, année après année, expérience après expérience : a-t-on besoin de musique ? Pas nécessairement. De lumières ? À peine. De texte ? Même pas.

Grotowski le précise : il ne s’agit pas de chercher une incertaine essence du théâtre (pour quelle pureté ? Et quel délire originel ?). Le metteur en scène opère surtout par retranchement pour obtenir quelque chose : le vide se fait presque de lui-même afin de voir ce qui reste.

Et donc que reste-t-il, à l’épreuve de cette entreprise d’élimination graduelle : un acteur certes, mais sur quoi repose-t-il ? S’il peut exister sans maquillage, sans costume, sans effets de lumières ou de son ou d’image, il ne peut exister sans celui qui l’observe et le constitue à ses yeux comme acteur, espace de la création. Grotowski (re) découvre cette « vieille vérité théorique », dira-t-il, de la relation acteur/spectateur comme fondement du théâtre — et que le théâtre n’a pas lieu sur un plateau, mais dans la circulation de la scène à la salle ; qu’il n’y a pas une identité du théâtre, mais un réseau de relation ; qu’il n’y a pas une essence, mais un processus.

Processus créateur du théâtre pauvre : l’art de la rencontre

Selon une certaine théologie, la Création du monde a lieu chaque jour : Dieu fait persister le temps dans son être — de même, la création a lieu chaque fois qu’une telle relation a lieu. C’est là ce qui définit le processus créateur en tant que processus négatif qui permet à la fois la dynamique créatrice et le sens en tant qu’il devient cette direction sans but ; orientation qui détruit le but forgé pour lui-même en sa propre force, où le paradigme de la signification est renversé par celui de l’intensité. Ce que Grotowski appelle « le théâtre pauvre » est cette expérience qui exaspère le sens et l’être, où un vide a été fait qui laisse place à l’espace possible d’une rencontre, celle de l’acteur et le spectateur. Car le théâtre « riche » empêche une telle rencontre : il ne déploie que le spectacle de son spectacle. La rencontre, telle est en effet, au terme du processus, mais aussi en ses prémices, la condition du théâtre (plutôt que son essence) : condition comme préalable à toute chose, condition aussi comme on parle de condition humaine.

Le « théâtre pauvre » n’est donc qu’un moyen, qui rend possible la relation renouvelée entre acteurs et spectateurs, relation retrouvée même : c’est en elle que se fonde l’expérience d’une présence faisant du vide non la complaisance en la destruction, mais l’intervalle capable de rendre disponible l’exploration de soi par l’autre. Quand se défait le masque social de notre aliénation aux convenances se révèle une relation au monde soudain démasqué. C’est bien à cet arrachement que travaille le théâtre de Grotowski, celui que tente avec lui tout théâtre qui refuse de s’en tenir à une conception de l’art plein de lui-même et de ces certitudes.

Cette via negativa ne peut faire école, puisqu’elle n’a rien à enseigner qu’un processus : avec chaque nouvel acteur, tout recommence de zéro — partir de sa respiration, de ses gestes à lui, de ses habitudes sociales, et l’en défaire, arracher son masque, dénuder ses réflexes. Et de même avec chaque spectateur : le rencontrer nécessite d’en renouveler le désir — on n’a pas deux fois l’occasion de faire une bonne première rencontre.

Expériences politiques du théâtre ignorant

Théâtre sans savoir, cherchant de lui-même à inventer son propre rapport à l’autre : et pour cela, théâtre explorant ses propres ressources : tel est le « théâtre pauvre » de la vie négative. C’était ainsi par exemple déjà l’ambition, le projet — sans but, donc —, du jeune metteur en scène Bernard-Marie Koltès, dans les années mêmes où Grotowski présentait les travaux du Théâtre Laboratoire au festival de Nancy, au début des années 1970. Jeune chef de troupe, Koltès revendiquait un théâtre ignorant, qu’il théorisait, à vingt-deux ans, par ses mots et le long de plusieurs spectacles montés entre 1970 et 1974 à Strasbourg avec les acteurs du Théâtre du Quai.

Il s’agit avant tout de se décanter, de se purifier au maximum des encombrements de l’intelligence à fleur de peau, décentralisée jusqu’à l’extrême. Il s’agit de retrouver les facultés de perception première, et d’autant plus profonde qu’elles sont premières. Il s’agit de chercher la compréhension parfaite, c’est-à-dire celle qui ignore l’exégèse et la justification. Compte tenu de cela, la portée de ce spectacle se situe dans l’immédiat, dans l’expérience immédiate et, de ce fait devrait interdire, je crois, toute espèce d’appréciation, en ce sens que l’expérience aura eu lieu, on n’aura pas eu lieu. En dehors de cela, rien ne vaut la peine d’être envisagé [7].

Or, c’est parce que ce théâtre de la voie négative repose sur un certain type de relation entre l’acteur et le spectateur — et non, comme pour le théâtre « riche » et plein, sur l’établissement d’une esthétique particulière — qu’il est proprement politique. Au lieu même de la rencontre, se crée justement, dans l’entrechoc, l’incompréhension même, voire l’hostilité, une certaine qualité de rencontre qui définit les conditions politiques de la création, entendues non comme organisation sociale donnée, préconçue et déterminée contractuellement, ou encore moins comme compétition pour le pouvoir, mais comme nouage d’individus à individus qui fonde une appartenance commune, conflictuelle ou amicale inscrite dans nos devenirs émancipés et tissant les possibles d’une relation d’égalité.

La voie négative trace ainsi ce chemin : non pour aller quelque part — la politique des programmes témoigne pour elle, de nos jours, de sa vacuité et de son inefficace, en tant qu’elle ne cesse de démontrer la déliaison entre le verbe et l’action —, mais pour briser tout but, s’affranchir de l’aliénation au point d’arrivée ou à la réussite de son action, préférant fonder son verbe dans l’action réalisée dans l’instant d’une présence qui s’accomplit pour un temps sans durée.

Leçon politique donc : celle de l’anarchiste Benedetto lisant Artaud avec Brecht ; celle de Gatti liant ceux trois là avec le Che — celle, par exemple ces jours-ci, du collectif Marthe travaillant dans leur corps l’expérience d’apprentissage de techniques d’auto-défense féministe au présent du plateau [8]. Cette leçon politique n’enseigne aucun contenu, tout comme le théâtre politique n’est pas affaire de motif ni de forme, mais de questionnement qui porte sur le type de rencontre susceptible de se jouer d’égal à égal entre la salle et la scène. Enseignement de l’intérieur du savoir même éprouvé (c’est cela que Brecht nommait le théâtre didactique : « apprendre en faisant » ; didactisme qu’on réduit au théâtre pédagogique par un malentendu dont on voit bien d’où il vient : disqualifier tout théâtre qui serait capable de fournir des exemples et des armes sensibles contre ce monde), tel serait la finalité sans fin du théâtre de la la voie négative. Car celui-ci est avant tout un théâtre offensif, et — selon le mot de Grotowski : transgressif.

Démolir pour l’amour des chemins

Ceci étant, on voit que, […] ce langage nu du théâtre […] doit permettre à l’utilisation du magnétisme nerveux de l’homme, de transgresser les limites ordinaires de l’art et de la parole, pour réaliser […] une sorte de création totale, où il ne reste plus à l’homme que de reprendre sa place entre les rêves et les événements [9].

« Reprendre sa place entre les rêves et les événements » : voici formulé avec force le projet politique sans but d’Artaud — où le langage nu serait le véhicule, moyens et puissances de la création dénué de sens hors son accomplissement ; où se logerait la puissance émancipatrice de ce théâtre dès lors ? Entre les rêves et les événements précisément. Les événements, on sait assez ce qu’ils sont de nos jours, et le vide qu’ils font, par le vide qu’ils opèrent : ravages, désastres. Les rêves, eux, démentent à peu près termes à termes ces images des ruines : ils se définissent même précisément comme l’invention d’une autre manière de fonder ce monde. Entre les rêves et les événements se dessine cette intervalle qui, prenant appui sur le rêve remplacera les événements de la réalité aliénante. Comment ? Par la destruction de la destruction.

Le caractère destructeur, écrivait Walter Benjamin, possède la conscience de l’homme historique, son impulsion fondamentale est une méfiance insurmontable à l’égard du cours des choses, et l’empressement à constater à chaque instant que tout peut mal tourner. De ce fait le caractère destructeur est la fiabilité même. […] Aux yeux du caractère destructeur, rien n’est durable. C’est pour cette raison précisément qu’il voit partout des chemins. Là où d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il voit encore un chemin. Mais comme il en voit partout, il lui faut partout les déblayer. Pas toujours par la force brutale, parfois par une force plus noble. Voyant partout des chemins, il est lui-même toujours à la croisée des chemins. Aucun instant ne peut connaître le suivant. Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse.


[1Walter Benjamin, « Le caractère destructeur », dans Œuvres. Vol. II, Paris, Gallimard, 2000, p. 330-332.

[2Émission de l’ORTF de 20 mai 1951 : « Qui êtes vous, Georges Bataille ? »

[3Idem. Je souligne.

[4Voir le témoignage de Jerzy Grotowski, in Vers un théâtre pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 14.

[5Jerzy Grotowski, Vers un Théâtre pauvre, op. cit., p. 14-15.

[6Pier Paolo Pasolini, Manifeste pour un nouveau théâtre [trad. Marie Fahre] (1973), Ypfilon éditeur, Paris, 2019, p. 6.

[7Bernard-Marie Koltès, Les Amertumes (1970), Paris, Minuit, 1998, p. 10.

[8Collectif Marthe, Tiens ta garde (2021), Avec : Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher, Maybie Vareilles ; Mise en scène : Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher, Itto Mehdaoui, Maybie Vareilles ; Ecriture : Collectif Marthe et Guillaume Cayet.

[9Antonin Artaud, « Le théâtre de la cruauté (premier manifeste) », Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 143.