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Ostermeier, et le dépli politique de l’histoire

À partir de Mesure pour mesure de Shakespeare & des Revenants d’Ibsen

jeudi 25 septembre 2014

Intervention au colloque international « Thomas Ostermeier : Reinventing Director’s Theater at the Schaubühne Berlin » à Londres – 25-26 septembre 2014


Devant nous, la scène montre le retour des morts, des gestes écrits il y a des années pour d’autres scènes, d’autres lieux et d’autres temps ; des mots semblables sont dits pour nous qui ont déjà été prononcés devant d’autres, les mêmes personnages accomplissent la même action, connaissent les mêmes fins : et d’un siècle à l’autre, l’idée de fatalité que chaque soir on voudrait déjouer paraît sans cesse accompli par le temps lui-même, puisque finalement le compte des morts et des vivants quand cesse le théâtre est d’un siècle à l’autre le même : et pourtant.

Et pourtant, dans ce pli du temps, Shakespeare, Ibsen — par exemple, et par élection —, sont moins une page tournée qu’une feuille cornée qui marque, comme une cicatrice, quelque chose comme le temps, ou la mémoire inscrite du travail du temps sur lui-même : et charge à certains, plus vivants que d’autres, de ramasser la flèche du temps pour la lancer ; là où la nuit est tombée, la prendre sur soi et l’emporter ; ainsi revenir à Shakespeare, à Ibsen, par exemple — parmi les exemples les plus hauts — ce n’est pas tant faire retour pour redire, c’est s’y inscrire pour réinventer le temps lui-même, et soi-même, produire du temps plutôt que d’en reproduire les minutes comme d’un procès, et fabriquer de la présence à travers une représentation de gestes vifs hantés par la mort accomplie autrefois.

C’est de ce retour dont je voudrais parler, retour que souvent le théâtre travaille — singularité d’un art de répertoire, dont le geste d’écriture est celui d’un ouvrage de palimpseste, paradoxale création de ce qui a eu lieu, réécriture de gestes dans des partitions écrites autrefois — ; et s’agissant de ce retour, chercher à comprendre moins les raisons et les mécanismes, que la portée et les puissances de ce qui est surtout un détour pour mieux affronter politiquement le présent et notre Histoire.

Retour à Shakespeare et Ibsen, donc : Thomas Ostermeier, n’a pas cessé d’y faire retour ces vingt dernières années — et parfois même, retour accompli sur les mêmes œuvres, à distance d’une histoire qui était la sienne, peut-être afin de forger un outil d’instrument de cette distance, peut-être aussi pour mesurer les distances que le temps lui-même prend en quelques années sur Shakespeare, sur Ibsen — et cette récurrence dit déjà quelque chose d’un rapport, entre Ostermeier et ces deux auteurs, et entre ces auteurs eux-mêmes : un rapport affectif, amoureux, sensible : celui qui s’impose, qu’on reçoit, qu’on accepte ; un rapport esthétique, dramatique, poétique : celui qu’on reconnaît envers deux écrivains considérables, deux écritures qui réinventent l’écriture ; un rapport social, politique, envers deux mondes à travers lesquels percevoir le sien, comprendre le nôtre, s’approprier une commune appartenance à l’humanité, travailler à une perception neuve surtout du présent.

Espaces de tensions et de contradictions : s’attacher à ces territoires, c’est tâcher de saisir le sens du tissage dans le travail de la Schaubühne entre présent et passé, entre affect et interrogation sociale, entre réinvention plastique et renouveau dramatique, entre usage du texte et retour à la fable, et espace formelle transdisplinaire et transmédia et outil de questionnement du jeu d’acteurs.

Du Londres de Shakespeare au Berlin de la Schaubühne, du Stads Theater d’Hälsingborg en Suède au théâtre des Amandiers à Nanterre, des siècles passées jusqu’au début du XXIe. s., ce qui fait retour n’est ainsi pas l’identique : un déplacement s’opère, fondamental. Ce qui parle de la bouche du théâtre, au contraire de la répétition, est la création même d’un temps : ce qui se déplie devant nous n’est pas seulement les œuvres du passé, mais le temps qui nous entoure, dans lequel nous sommes pris et que nous sommes devenus incapables de voir tant nous sommes en lui enveloppés. D’où l’usage de ce détour : ce décollement qui permet l’appréhension.

Alors pour Ostermeier comme pour d’autres — mais pour Ostermeier singulièrement à d’autres, il faudra dire pourquoi et en quoi —, ce retour comme déploiement du présent qui nous permet de le voir, — retour infini du visible, dépli spectral du passé à l’usage des vivants —, est au cœur de l’expérience du théâtre, si le théâtre se donne lui-même comme expérience du temps : le temps traversé durant la représentation par le spectateur, et le temps de la pièce déposé sur scène à travers la distance des siècles.

Cette expérience n’est esthétique qu’en apparence : à sa racine et en ses fins, c’est l’inscription au présent qui est son souci — tenir langage avec le temps, dialoguer avec, par exemple, Shakespeare et Ibsen, c’est surtout, paradoxalement s’affronter au(x) langage(s) de notre temps, comprendre le présent grâce à l’oblique qu’offrent le passé et la fable racontée par des auteurs d’autres lieux et d’autres temps. C’est seulement par ce « pas de côté » du temps et du récit que l’on peut intercepter les forces du réel et littéralement les appréhender, les voir et les comprendre : « pas de côté » qui nécessite ainsi ce que je nommerai un dépli du théâtre et de son expérience. C’est cette expérience de dépli qui paraît être le travail, au travail, dans les mises en scène de Thomas Ostermeier. C’est ce dépli que je voudrais interroger et qui qualifie à mes yeux ce retour et ce détour : déplier Shakespeare et Ibsen,

Soit donc Mesure pour mesure et Les Revenants : de Shakespeare à Ibsen, deux spectacles montés ces dernières années (l’un en allemand, l’autre en français) par Thomas Ostermeier : deux spectacles qui obéissent à des lois dramaturgiques assez différentes, pour ne pas dire dissemblables ; deux spectacles que rien ne semble rapprocher sur le plan du récit, dans leurs fins comme dans leurs propos : et pourtant, deux spectacles proches dans le même souci d’éprouver des questions, tant esthétiques qu’éthiques (non pour y répondre, mais pour les « brûler [1] ») : celles qui mettent au centre l’expérience du retour comme méthode permettant d’envisager le présent — deux spectacles pour une même scène expérimentale, laboratoire d’une mise à l’épreuve du passé capable d’un questionnement profondément politique à la fois du théâtre et du monde. C’est cette méthode qu’on nommera ici dépli.

Scènes expérimentales, ces œuvres sont déjà pour elles-mêmes des laboratoires. Car pourquoi Shakespeare et Ibsen, au-delà du choix sensible ? Il semble que, plus que d’autres, ces deux écrivains mettent à l’œuvre au sein de leur écriture un processus proche de celui qu’élabore T. Ostermeier dans sa syntaxe de plateau. Écritures expérimentales traversées par l’exigence sensible d’un déploiement : sur une ligne horizontale, le travail d’une langue singulière, sur une ligne verticale, le souci de la fable, d’une narration complète, autonome, librement offerte à l’imaginaire en tant que récit. Finalement, écriture du dépli de la fable, dépli qui n’épuise pas le sens au contraire, mais où le geste du dépli laisse percevoir les secrets en tant que tel, laisse à l’énigme la force de l’évidence mystérieuse, préserve à la blessure sa force d’ouverture infinie, sans jamais la panser, mais au contraire la fouillant.

C’est pour Ibsen, dans ce carrefour naturalo-symboliste, la singulière question qui hante les Revenants, plus encore que le fantôme du père : cet amour d’Oswald pour Régine, qui est à la fois la faute (pour laquelle tous deux sont innocents) et la possibilité d’une rédemption, d’une échappée hors de la famille — la possibilité impossible socialement, mais essentiellement, d’un point de vue mystique, de fonder une famille qui soit à eux- seuls leur point de fuite, point aveugle cependant de la liaison du Père. Lisibilité immédiate de ce drame, mystère infini, quasi christique, d’un sacrifice commis pour un autre, pour lequel il n’est de sortie que de retour dans un état larvaire, fœtal, d’enfance — et de silence.

C’est pour Shakespeare, dans cette étrange jeu entre la comédie et l’atrocité, la perversion du Duc — au sens quasiment où George Bataille l’entendait : une singulière histoire de l’œil, de voyeur. Le Prince quitte le pouvoir pour mieux l’observer : et regarder comment on fait usage de lui. Dans ce travail spéculaire, méta-théâtral — mais évidemment pas seulement : le théâtre n’y pas est qu’un outil du regard, ni sa finalité ludique et dérisoire d’un dispositif auto-centré — ici travail du regard en surplomb posé sur la comédie du pouvoir, la tragédie de la faute qu’on fait payer à d’autres (Claudio) sur ses propres crimes (Angelo), où le viol tient lieu à la fois d’amour et de commerce, c’est-à-dire de mariage — cette invention du pouvoir pour contenir et régenter les sentiments, en abolir la force subversive, joyeuse et créatrice de monde —, dans ce processus dramaturgique et philosophique qui vise à défaire la noblesse de tout sentiment (Claudio à négocier le sacrifice de l’honneur de sa cousine pour sauver sa tête ; Angelo à établir son pouvoir, droit de cuissage jusqu’au sacrilège, au blasphème, de désirer des relations avec une sœur), rien ne demeure que le jugement final du Duc : une distribution des dots et des rôles qui sont à l’opposé d’une justice de réhabilitation, bien plutôt une leçon qu’on fait payer, ou (d’un point de vue théâtrale et moral : Shakespeare est aussi moraliste qu’il est dramaturge) un jeu qu’on prolonge, celui du pouvoir qui peut, et donc qui agit, dans la mesure de son pouvoir, dans la démesure de son vouloir.

Lisibilité de la fable, visibilité d’un horizon moral : mais énigme à la fois de sa finalité et dans le prisme ouvert par sa fin, mystère de sa portée. C’est comme une vitre brisée qui renverrait la lumière diffractée, non pas intacte, non pas pure, mais multiple, et sur elle, déposé notre visage lui aussi brisée, et peut- être davantage que la vitre.

Ces œuvres obéissent à un langage, celui d’un réalisme outré, rehaussé : là où la fiction produit une image du réel, elle en accentue aussi le trait, et c’est là que le réel dévoile, non ce qu’il est, mais ce qu’il peut : son possible en ligne de fuite. Shakespeare et Ibsen radicalisent leur propos, s’écartent en apparence de la réalité pour mieux à la fois l’envisager et le dévisager : retournant sur elle le miroir éclaté d’une vérité qui échappe, comme on retourne au début des Revenants une caméra sur le public pour qu’il se voit voir, dans le morcellement des visages parmi lesquels peut-être il est, peut-être il se verra ; comme le corps de l’acteur retourné et suspendu dans Mass für Mass vient dire le texte et en dévoile sa force de subversion, un envers des choses, un monologue de l’intériorité qui est davantage celui du corps souterrain, du corps du dessous, du corps inversé, de la pensée quand elle est retournée sur elle- même, image parfaite de ce monde renversée où les valeurs ont changé leur polarité.

Ce travail dramaturgique et littéraire, on ne s’étonnera donc pas de le voir à l’œuvre dans le travail scénographique et théâtral de Thomas Ostermeier : où les enjeux de plateau répondent aux enjeux d’écriture (répondent des enjeux d’écriture) — dans cette dualité entre évidence de la ligne (narrative) et mystère de l’axe (du sens), dialectique entre lisibilité et visibilité, contraste entre le déploiement et le dépli.

Mais ce dépli — où il ne s’agit pas d’expliquer le sens, mais de montrer où est le pli, où sont les pliures qui permettent aux feuilles de battre et aux secrets de demeurer sur la ligne de crête entre émergence et profondeur —, ce dépli donc se déplace : d’un siècle à l’autre, Ibsen et Shakespeare ne semblent être ni pauvrement un réservoir de sens pour l’humanité universel, ni faiblement un document témoignant de pensées mortes et obsolètes. Non, il s’agit plutôt d’un levier : comme ce geste de dépli dit bien ce mouvement d’ouverture qui laisse apparaître, et qui cependant sépare : disjoint dans la reliance, la reliure qui permet à la blessure d’être à la fois un dedans et un dehors.

Pour Ibsen, il s’agissait dans Les Revenants d’affronter frontalement la bourgeoise pudibonde et réactionnaire de son temps en dépliant clairement des enjeux déjà effleurés en surface dans les pièces précédentes. Cette fois, l’inceste ou le suicide, la pesanteur morale de la faute, sont attaqués avec virulence pour éprouver aussi les limites d’une esthétique symboliste qui trouve dans le quotidien la tragédie véritable de son temps, affronter également les limites du médical et du mystique, mais aussi surtout expérimenter les limites de son public. Chez Ostermeier, dans un temps où la fable scandaleuse a perdu de sa virulence morale pour mieux gagner en puissance romanesque où le hors- champs devient central, c’est la figure du père absent qui se déploie sur toute la scène : revenance du Père (du prêtre) comme amant de la mère — père de substitution caché — ; revenance du corps malade et régression in utero : la mise en scène incendie de l’intérieur le propos, plutôt que cherche à enflammer la fable d’une moralité anachronique. Le feu qui ravage l’orphelinat — manière d’empêcher toute rédemption par la filiation : ce qui brûle, c’est la possibilité d’un renouveau par les fils et les filles —, ce feu est sur scène à la fois spectaculaire et minuscule : totalisant (on voit tout brûler, les maquettes disposées sont réduits en cendre comme pour nous montrer ce qui brûle), mais mis à distance (c’est au spectacle d’un incendie de théâtre, un jeu avec la fable qu’on assiste : on joue avec le feu pour mieux en percevoir sa force de destruction, mieux mesurer la catastrophe produite). Ce qui brûle n’est pas ce qui est brûlé : là est le dépli et le secret. Là est l’inscription manifeste de ce pas de côté dans l’usage d’Ibsen : ce qui brûle, c’est plus que l’orphelinat de papier (d’écriture), plus que le drame éculé, mais plutôt les douleurs intérieurs innommable qui trouvent dans les dernières lignes du texte un terme, un mot pour à la fois le dire et le déjouer, nommant avec lui le processus du mystère, celui de l’écriture de Ibsen chargé de faire émerger les secrets sans les résoudre, celui de la mise en scène aussi qui travaille à révéler sans annuler, à produire de la présence [2] sans recouvrir le temps d’un temps qui fasse écran au nôtre : ce terme, ce mot, ce symbole, c’est ce qui permet de voir et qui pourtant, quand on s’attarde à la voir, empêche qu’on voit : le soleil, lumière qui rend visible et qui cependant ne saurait supporter d’être vu. Car le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face (Héraclite), phrase qui pourrait être devise de cet art paradoxal du dépli.

Pour Shakespeare, avec Mesure pour mesure, il s’agissait d’illustrer quasiment un point de moral, et de lui donner un cadre politique : la vertu condamnée et le péché récompensé. La Vienne inventée par le dramaturge anglais est un prétexte pour créer un espace théorique : le Roi qui délaisse son pouvoir par jeu met son fils à l’épreuve, et cette mise à l’épreuve est à l’image du théâtre lui-même : jusqu’où le joueur peut menacer la viabilité du jeu lui-même ? Un jeu qui ainsi déborde et pourrait échapper à ses maîtres : cependant, si le jeu est factice, les règles qui le régissent pourraient bien être véritables. Mise en abîme de la conception du théâtre par Ostermieier, tendu entre volonté de restaurer un certain réalisme, et désir d’en préserver la faculté d’interrogation par le jeu avec une théâtralité qui maintient ce réalisme loin de l’identification : le retour au réel est un détour du réel, son détournement, son retournement par le jeu. L’ouverture, entrée des acteurs par la sortie de son protagonistes échappée dans un hélicoptère imaginaire et anachronique, dit bien ce rapport ludique et jubilatoire avec une fable qu’on invente, réel par ces effets, symbolique par son usage : ici, le réalisme est une force, au sens mystique du terme : de la force, on ne voit que les effets, et non la réalité, comme du vent, on ne voit que les branches des arbres trembler.

Chez Shakespeare, sont interrogées ici les valeurs morales du pouvoir, celles qui président à la destiné du commun au nom de quelques uns — et finalement, c’est la légitimité du légal qui se trouve posée. La morale finale est nécessairement ambiguë, c’est-à-dire retorse, puisqu’il ne saurait y avoir de retour au début et au même, après que tout a été remis en cause. Dans le spectacle de Ostermeier, cette moralité est d’autant plus battue en brèche qu’elle est menée au pas de charge, d’une vitesse impressionnante, la fable est conduite à son terme, monnayant quelques scènes évacuées (toutes celles ou presque concernant

Pompée, et le contrepoint purement comique), et tenant tous les acteurs sur scène, comme pris dans une urgence frénétique de traverser le récit plus que de le raconter.

En ce sens, Shakespeare et Ibsen élaborent des théâtres-laboratoires : forgent des hypothèses, racontent des fictions qui forcent le trait d’une réalité en miroir déformant du monde pour mieux en retour considérer politiquement le réel (car si le réel n’est pas affecté par ce jeu, notre regard l’est). Le travail sur la radicalité y est par conséquent essentiel puisqu’en touchant à la racine des conceptions du pouvoir, de l’amour ou de la filiation / de la famille, de leur temps, les auteurs peuvent plus profondément revendiquer à la fois le pas de côté qu’offre l’art, — mettre à distance l’intervention polémique — et éroder avec plus de force encore cette patine de réel. Car si cette radicalité permet de tenir ces fictions à distance du réel, cependant, c’est cette distance qui permet de nous le réapproprier, de mieux le voir, d’en considérer davantage les risques et les puissances — d’intercepter, par un miroir oblique, la lumière du soleil, d’en filtrer les forces comme derrière un vitrail. Ainsi la mise à distance est déjà un dépli du monde : devant soi s’ouvre une surface, une blessure dans la chair du monde qui est la texture même de notre expérience de tous les jours, que le théâtre nous redonne et rend visible, lisible.

Le théâtre de Ostermeier rejouerait cette distance en rejouant les pièces — ce que Shakespeare et Ibsen infligent à leur monde, le metteur en scène l’infligerait à ces auteurs : un travail radical de mise à nu, d’épuration, de dépli : une attaque dans le vif pour mieux en révéler les mécanismes, les exposer dans leur brutalité neuve — où le tempo se superpose au rythme, où la vitesse devient une syntaxe de plateau, et l’accélération une manière de répondre au monde dans le précipité de la fable qui couvre la totalité d’une expérience [3] En ce sens, Ostermeier à son tour peut attaquer (comme un acide le métal) ces deux auteurs, couper, retrancher, éliminer, déplacer des scènes — non pour contre-dire le texte, mais pour mieux en révéler le négatif (photographique) propre à notre temps : expérience corrosive de ce théâtre. Et c’est ici qu’est la finalité de ce dépli : car c’est à ce titre que cette corrosion, ce dépli, est à usage et portée politique.

Ces scènes expérimentales paraissent le contraire d’une expérimentation opaque, close sur elle-même, et dont l’expérimentation ne concernerait qu’un jeu sur l’art : au contraire, il s’agit d’œuvrer à une compréhension du monde, nous donner des armes pour lutter avec et contre lui. L’expérience travaille au déploiement : à sa visibilité profonde, à sa révélation — moins dans un sens mystique, que dans une perspective photographique. Ce travail expérimental est régi par la loi de l’essai : il s’agit d’essayer la scène à un auteur, un temps, un espace, un récit, une langue, des acteurs : formuler sur chaque endroit des hypothèses. Et c’est pourquoi les essais sont aussi nombreux, aussi successifs, et ces deux auteurs tant retrouvés, pour éviter l’écueil de l’œuvre monumental, et mieux se donner la chance d’un retour infiniment rejoué, jamais achevé : donner à l’échec sa plus grande cahnce, disait Bataille : comme les vagues échouent, peut-être, de recommencer infiniment. En éprouver la force, mesurer les déplacements à chaque nouvel essai, travailler les résistances — traverser les limites, élaborer encore et encore les possibles.

Cette réappropriation du présent via le passé, quel est-il ? Pour le drame politique shakespearien, le kärcher qui voudrait nettoyer les refoulés de la fable ne fait qu’appeler davantage aux retours d’un passé qui décidément ne passera pas : Kärcher qui, dans la France de 2012 ne pouvait pas ne pas évoquer l’autre tragi- comédie politique qui se jouait, et qui ne cesse pas de faire retour ; pour le drame intime d’Ibsen, la vidéo de l’artiste (au lieu de la peinture) fouille dans les visages le passage d’un temps auquel il ne participe plus : au spectateur est renvoyé son propre visage, son regard et sa présence posé devant lui sur scène, en défi.

Au terme des deux fables, la revenance agit comme si rien ne s’était vraiment passé. Et pourtant, ce qui a lieu, au lieu du théâtre, affecte le dehors de la scène : les spectateurs rendus à leur histoire / Histoire. Les Pères, qu’ils soient Rois inconséquents (Shakespeare), ou lâches Géniteurs (Ibsen), exercent sur nous un pouvoir de terreur, parce qu’ils considèrent qu’ils sont à la fois notre origine et notre devenir, puisque des forces voudraient qu’on rejoue leur rôle, leur faute et leur crime : que nous soyons à leur image. La répétition théâtrale, en nous mettons face à ce jeu de dupes, permet de nous en libérer — pour en finir avec le jugement des Pères, il nous faut commencer par se jouer d’eux, se libérer par le jeu, et inventer notre propre Histoire, dont nous serons à nous mêmes l’origine et le devenir.

Dès lors, ce dépli des œuvres loin de dépouiller les pièces de leur mystère, nous en révèle bien au contraire leur complexité : le dépli est la désignation du pli, et la tâche du metteur en scène est ici de pointer les espaces de résistance de ces œuvres, là où, en nous, aujourd’hui, elles travaillent encore et encore.

Dans quelle Histoire vit-on ? C’est précisément pour comprendre les termes de cette question que le théâtre d’Ostermeier se déploie, parce que notre Histoire est devenue peu lisible, après le temps des affrontements idéologiques, un présent où les valeurs, comme la crête des vagues (ou comme les frontières [4]) sont aussi relatives qu’une morale introuvable, où l’identité porte le poids des fautes et des ressentiments : des répétitions à l’identique de soi-même et d’une communauté en héritage — dont il faudra bien faire l’inventaire pour mieux le disperser —, où enfin le refoulé menace partout. Contre les pensées aliénantes de l’Histoire en héritage, contre l’identité comme norme morale, contre les fautes commises en notre nom, le théâtre est ce moyen de se réapproprier cette Histoire et de repenser ces questions. Non pas action contre le monde, mais « moyen de le comprendre », le théâtre d’Ostermeier dans ces deux pièces à la fois exemplaire et singulière est un contre- poison radical : agissant contre des structures d’aliénation — le Pouvoir (Shakespeare), la Famille (Ibsen) —, démasquant les véritables soubassements de la morale (religieuse, ou nationale) qui ne sont que des outils politiques pour limiter les puissances de la vie, ce théâtre déplie les apparences, nous redonne la complexité essentielle des forces qui nous animent et qui sont les nôtres [5].


[1La vie est de brûler des questions », Antonin Artaud, in Le Théâtre et son double.

[2Dans un documentaire réalisé par Yannick Butel, Acteurs de Cristal, Valérie Dréville, qui joue dans Les Revenants, rapporte les propos de Ostermeier, pour qui la première situation que joue le théâtre, qui est joué au théâtre, c’est un acteur qui parle à un autre acteur : et cette situation n’est pas un jeu au sens technique du terme, mais l’enjeu d’une présence, la coexistence immédiate des corps, l’évidence mystérieuse d’habiter le même temps que l’autre, en sa présence.

[3Voir Thomas Ostermeier : « le théâtre à l’ère de son accélération » : « Theater in Zeiten der Beschleunigung », Kulturchronik, Inter Nationen, 1999. La traduction de cette intervention a paru dans le « 4ème forum du théâtre européen », Revue du Théâtre, Hors-Série n°11, février 2000, sous le titre : « Le théâtre à l’ère de son accélération. » « Il s’agit d’une crise des contenus, de la forme et de la mission, mais aussi d’une crise de notre société. [...] C’est une crise politique [...] Le champ de bataille des années quatre-vingts et quatre-vingt dix est le corps : la physis, non la psyché [...] on peut le sentir généralement dans la destruction [...] qui trouve son point culminant, son aggravation dans un cadre de violence : le viol est le topos des années quater-vingt dix en tant qu’abus, libération, punition juste ».

[44 « On me dit que les frontières bougent comme la crête des vagues, mais meurt-on pour le mouvement des vagues ? », Bernard-Marie Koltès, Le Retour au désert (monologue du Grand Parachutiste Noir)

[5« Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène profonde. Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face. Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom. L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire. » Henri Michaux, Ailleurs, 1948