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Sophie Wahnich | Relever Saint-Just avec Miguel Abensour

un dialogue fraternel

jeudi 15 juillet 2021

J’aurai lu tardivement Miguel Abensour avant de découvrir l’éclat brutal de cette pensée dans ses nombreux textes sur Saint-Just. C’est cette lecture qui sans doute m’a permis d’achever mon récit autour de la vie du révolutionnaire. Cette pensée radicale et fervente, joyeuse aussi en ce qu’elle nous débarrasse de toute une façon fatale, défaite, de concevoir le fracas et l’invention politique, m’est désormais essentielle – aussi pour la place qu’elle fait à l’imaginaire, et comme il était nécessaire à la Révolution de forger une langue pour soulever le monde à elle, sans doute l’est-il aussi d’en concevoir une pour la nommer, nommer ce qui nous rend ce besoin de révolution plus puissant encore qu’un désir de révolution. Je dépose ici l’avant-propos d’un article de Sophie Wahnich, qui dialogue, fraternellement, avec la pensée d’Abensour, tâchant aussi de la relancer.


Miguel Abensour a côtoyé Saint-Just tout au long de sa vie intellectuelle. Relire l’introduction qu’il a donnée au volume des Œuvres complètes  [1] éditées avec Anne Kupiec permet de constater à quel point cette figure de la pensée et de l’action politique aura fourni un point de focale à ses propres préoccupations théoriques et politiques. Elles ressurgissent comme des étincelles au fur et à mesure des analyses qu’il souhaite proposer au lecteur comme autant d’hypothèses interprétatives. L’héroïsme, « celui qui sait se tenir au plus près des choses quotidiennes  [2] ; la politique comme lieu du tumulte contre la domination selon Machiavel, trop absente de la pensée théorique de Saint-Just pour qu’il soit « moderne » selon Miguel Abensour ; le malencontre de La Boétie, rapproché de l’hypothèse de Saint-Just d’un basculement de l’état social à l’état sauvage, c’est-à-dire ensauvagé par l’histoire  [3], mais aussi un malencontre niché au cœur de tout événement révolutionnaire et plus particulièrement secrété par la Terreur comme despotisme de la liberté, un retournement de la liberté en son contraire dans le déployé même de l’événement révolutionnaire. Cette liste n’est pas exhaustive. Elle dit comment lire est une pratique démultipliée par l’intertexte foisonnant de Miguel Abensour.

En ligne de basse continue, ce qui se joue également auprès de Saint-Just, c’est l’aventure politique d’un débat historiographique, où il s’agit de ne pas se laisser ravir l’incandescence révolutionnaire par ceux qui fabriquent une confusion délibérée entre l’expérience révolutionnaire et celle du totalitarisme, y compris du nazisme. Ainsi doit-il préciser en incise des paragraphes qui évoquent d’une manière laudative l’irruption de Saint-Just dans le procès du roi :

« disons un mot d’un curieux contresens qui est en train de se répandre […]. Saint-Just en soutenant que le roi doit être condamné non pour ce qu’il a fait mais pour ce qu’il est, aurait anticipé la position des nazis qui ont mis à mort les juifs, non pour ce qu’ils ont fait mais pour ce qu’ils sont pour leur être juif. […] Comment peut-on se méprendre aussi gravement sur le propos de Saint-Just ?  [4]

Saint-Just fait donc point de rassemblement d’une pensée politique à l’œuvre, attentive, questionnante au plus près des textes, rigoureuse et inquiète. Offrir des Œuvres complètes c’est proposer un retour aux textes contre toute légende :

« ouvrir des pistes qui permettent au lecteur de se confronter lui-même à l’énigme de Saint-Just, éventuellement d’en frayer de nouvelles, non pour apporter des solutions […] illusoires mais pour s’expliquer avec Saint-Just  [5]. »

Offrir des Œuvres complètes, c’est alors offrir un autre espace à cette pensée dans un rapport dialogique et croisé ; Miguel Abensour s’explique avec Saint Just et nous demande à nous, lecteurs, de poursuivre avec eux deux l’aventure exigeante d’une pensée de l’émancipation aux prises avec ce qui la déjoue, l’empêche, la limite.

S’il s’agit de s’expliquer avec Saint-Just, c’est que selon Miguel Abensour il y a un paradoxe Saint-Just. Acteur de l’héroïsme révolutionnaire émancipateur, il est aussi comptable de l’exercice de la terreur qui, pour le philosophe, est une forme de domination qui aura miné le courage révolutionnaire, et produit dans les mots de Saint-Just « une machine à gouvernement » qui accuse et exécute des adversaires devenus ennemis, sans tenir compte des aspirations et des goûts populaires, sans tenir compte des sections abasourdies après la lutte des factions. Miguel Abensour est alors aux côtés de Jacques Roux dans l’histoire, et de Daniel Guérin dans l’historiographie. Il n’aura cessé de me dire l’importance de cet historien, mais, de mon côté, je trouvais ses textes difficiles à habiter ; simplificateur à outrance, marxiste à peine moins orthodoxe que ceux que Sartre avait vilipendés, alors qu’il avait lui aussi racheté Guérin sans abandonner toute critique  [6] Ma sensation était que Guérin avait manqué ce qui se jouait justement dans cette période de la Terreur, une course de vitesse guerrière d’où personne ne sort indemne, une fondation en butte à une dissolution. Fondation/dissolution, ce n’est pas le même paradoxe que celui d’une émancipation en prise avec la domination.

Tout au long de l’introduction donnée aux Œuvres complètes, Miguel Abensour bataille avec la situation révolutionnaire et ce Saint-Just affrontant la tourmente. Lire Saint-Just, c’est alors s’affronter à la grande question révolutionnaire :

« l’expérience de la Révolution, en tant qu’expérience de la liberté, passe par un péril extrême ; qui ne le sait pas, ne sait rien d’elle. Le péril extrême a depuis La Boétie, pour nom “malencontre”, ce moment soudain où la liberté bascule en son contraire  [7]. »

Mais s’agit-il vraiment d’un basculement ? Certes la terreur-dissolution inclut bien évidemment la négativité des lois de contrainte. Mais les révolutionnaires se débattent avec, car ils la redoutent. La bataille se déroule dans une explication avec soi-même, la Terreur parle car ses acteurs craignent ce basculement, tentent de le déjouer avec plus ou moins de succès. C’est particulièrement vrai pour Saint-Just qui, selon Miguel Abensour, conjure les positions accusatrices des comités de salut public et de sûreté générale, les effets de souffle coupé de la lutte des factions par l’appel à l’héroïsme. Il appelle alors Walter Benjamin en éclaireur et explique que les acteurs révolutionnaires doivent constamment veiller à ce que la « violence fondatrice » de l’événement révolutionnaire ne bascule pas vers une « violence mythique  [8] ; il s’agit du Walter Benjamin de la « Critique de la… ». C’est pourquoi je ne pense pas que la négativité surgisse, qu’elle soit un basculement vers la servitude. Elle est un pharmakon qui peut être mal dosé et tuer effectivement l’ardeur, un pharmakon dont chaque révolutionnaire cherche à contrôler les effets. Il faut peut-être d’autres outils pour contrebalancer la puissance mortifère de la contrainte et, dans la lecture de Miguel Abensour, l’héroïsme est un garde-fou précaire. Saint-Just le sait lui qui affirme que les héros finissent le plus souvent assassinés.

Mais l’attrait de Miguel Abensour pour Saint-Just ne trouve pas dans la terreur sa seule contrariété. Acteur de l’émancipation et de la novation révolutionnaire radicale, Saint-Just, à vouloir retrouver une nature originaire, ne penserait qu’en termes passéistes et antipolitiques.

« Non sans surprise, l’interprète perçoit chez celui qui aspire à apparaître sur la scène politique du monde une véritable haine de la politique  [9]. »

Cependant, cette « haine de la politique », en tant que Saint-Just nomme là un rapport de domination, ne dessine-t-elle pas une autre politique sans domination ? Une politique sauvage à la manière de Clastres quand celui-ci observe les manières de faire société contre l’État ? Si le danger qui règne dans les tribus étudiées par l’anthropologue, c’est l’apparition d’un État oppresseur et que le roi doit être à cet égard un fusible qui signifie explicitement que l’État comme tel ne peut exister que comme simulacre que l’on sera prompt à remplacer s’il prétendait à une autre teneur de réalité, ne peut-on voir, dans l’affirmation d’un héroïsme de la résistance à l’oppression, une pensée et une praxis politiques analogues ? Certes cette politique contre l’État ne peut plus s’appeler politique dans le vocabulaire de Saint-Just. Il a radié ce mot devenu inutilisable. Mais n’est-ce pas ce que nous appelons politique qui permet à Saint-Just de parler de cité, de civisme, de communauté des affections comme communauté civique, à la manière certes des Anciens, mais loin de ce que nous appellerions aujourd’hui antipolitique, haine ou refus de la politique. Si l’on accepte une lecture à la fois moins littérale et moins synchronique des textes théoriques, « De la nature » et « Fragments sur les institutions républicaines », si l’on accepte d’observer le va-et-vient de ces textes de méditation à ses textes politiques d’action prononcés à la Convention et inaugurés par le discours pour le procès du roi, peut-être est-il possible de comprendre comment ce jeune homme avance politiquement avec ses rêves et comment l’expérience politique vient soit les nourrir soit les déchirer. L’expérience politique en actes le déplace à coup sûr, sans qu’il renonce à cette indépendance qu’il revendique la veille de mourir :

« Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ! mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. »

Or cette indépendance revendiquée, elle est certes pour Saint-Just fondement de la nature humaine, mais il faut bien désormais se la re-donner et non attendre de la nature qu’elle vous soit donnée ; se la re-donner, la prendre n’est ce pas faire de la politique ? Le fantasme est peut-être celui d’un retour, mais comme nous savons que tous les matins du monde sont sans retour, nous savons que ce fantasme produit aussi un projet et des actes qui s’avancent dans une nouvelle histoire à écrire et non dans une tradition immuable. Saint-Just ne pense pas dans les mots du retour et de l’immuable, il pense la nécessité de toujours inventer sans modèle, cette vie indépendante et l’indépendance sont devenues en soi un héroïsme en ce siècle courtisan. L’héroïsme n’a point de modèle, mais il est un geste politique même sans ce mot hâtivement banni comme des jeunes gens aujourd’hui bannissent le mot « gauche » pour détester son identification au parti socialiste. La politique a été chez Saint-Just identifiée à l’Ancien régime. Le mot politique ne s’en relève pas, mais Saint-Just rêve et invente un art de vivre collectivement : la communauté des affections. Elle aussi a besoin d’être parlée, cette communauté délibère, de tout et même des affections.

Aussi, en s’expliquant avec Saint-Just, on s’explique aussi désormais avec Miguel Abensour et l’on poursuit les conversations manquantes, entamées et laissées en suspens par l’effroi produit par notre époque foncièrement contre-révolutionnaire.

S’il y a un paradoxe Saint-Just peut-être y a-t-il aussi un paradoxe Miguel Abensour. « Ni Furet, ni Soboul », dit-il soucieux à la fois de relever Saint-Just contre les « dégâts intellectuels » du furetisme, mais si soucieux de ne pas céder à une trop rapide hagiographie de l’acteur de la période de la Terreur, qu’il semble parfois préférer rester perplexe ou même déçu que de risquer de devenir insensible au despotisme qui habite littéralement la Terreur. Mettre en lien les enjeux d’une pensée politique et celle de l’action, c’est cependant l’ambition de ces Œuvres complètes, car les textes d’action dominent le corpus. Théorie et action font chez Saint-Just, l’une avec l’autre, l’héroïsme du quotidien et Miguel le sait, le dit avec Dionys Mascolo qui affirme que « les paroles de Saint-Just sont de l’action, ne sont que de l’action  [10] ». Il s’agit bien d’action en effet, que ce soit du côté de l’invention institutionnelle ou que ce soit du côté de sa fonction d’accusateur où il fait savoir qu’il connaît cette rudesse du « vouloir la terreur » quand il interroge : « comment vous parler de sévérité après tant de sévérité ? » De l’action, donc de la politique, et même du rapport de force, de la guerre, de la vengeance, de la violence mais aussi l’espérance d’un monde où la Révolution sera entrée dans les mœurs. Car, pour Saint-Just, ce sont les mœurs qui témoignent qu’une révolution a bien eu lieu. L’invention institutionnelle vise ces mœurs à fabriquer quand les lois de contrainte visaient la destruction des ennemis. Cette inventivité institutionnelle débute bien en amont de la sortie de la Terreur mais elle prend alors une autre tonalité, celle d’une tentative de réparer « les crimes des factions » car « ceux qui survivent aux grands crimes sont condamnés à les réparer ». Or ce n’est pas alors le malencontre qui taraude Saint-Just, mais bien la contre-révolution et ce qu’elle a produit d’échec à transformer les mœurs, à fonder cette cité autre. Certes le despotisme a contribué à cet impossible, mais comme réplique, Saint-Just constate que cela aura permis de contraindre et non de fonder, aura certes conduit les révolutionnaires sur l’abîme du malencontre, mais ce sont les contre-révolutionnaires, les idiots et les corrompus qui sont accusés et non les membres des comités qui ont fait ce qu’ils pensaient devoir faire.

Il nous faut donc écouter l’invite de Miguel Abensour sans dissiper l’énigme. Frayer un chemin « entre », entre ces pistes ouvertes et celles de nouvelles propositions de lectures, entre Miguel Abensour, Dionys Mascolo et notre aujourd’hui, sans prétendre réduire la monumentalité d’un engagement si puissant, car nous dit Miguel Abensour,

« quand il est question de Saint-Just l’énigme est d’autant plus redoutable que c’est l’énigme de la Révolution même et peut être de toute révolution  [11] ».


[1Saint-Just, Œuvres complètes, présentées par M. Abensour et A. Kupiec, Paris, Paris, Gallimard, 2004 (désormais OC).

[2Saint-Just, OC, p. 12.

[3Ibid., p. 38.

[4M. Abensour, « Lire Saint-Just », préface à OC., p. 60. »

[5Ibid., p. 11.

[6S. Wahnich, La Révolution française n’est pas un mythe, Paris, Klincksieck, 2017, p. 28.

[7M. Abensour, « Lire Saint-Just », préface à OC., p. 99.

[8Ibid.

[9Ibid., p. 33.

[10Ibid., p. 98.

[11Ibid.