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Frank A. Rinehart, regards indigènes

Portraits du Nouveau Monde

samedi 5 octobre 2013

1898. Du 4 août au 31 octobre, à Omaha, Nebraska, cinq cent hommes, femmes, assemblés : trente-cinq tribus indiennes y tiennent Congrès. On y parle de la fin d’une décennie de guerres tribales, et du destin d’un peuple, peut-être aussi du vent qu’il fait ces semaines-là, d’abord brûlant, et sec ; et puis, ensuite, froid, si froid : et de la pluie qui tombe sans fin.

Parfois, on exécute des Ghost Dances.

Un Blanc entre les tentes levées passent, quelque part il a installé tout un fatras : on le dit photographe. Il est payé pour cela : presque tous passeront devant lui, prennent la pose et s’en vont.

Novembre, on lève le camp. Ne reste rien, et dans les mémoires moins encore.

Restent les photographies de Frank A. Rinehart.

Pourquoi cette fascination que je porte pour ces visages, ces regards ?

Peut-être à cause de cette mélancolie qui passe dans les yeux d’un peuple qu’on met à mort, lentement, et dont la préservation même alors, à l’état de curiosité (voire comment les journaux locaux témoignèrent du Congrès : pas différemment peut-être de nos expositions coloniales en Europe) est une insulte, qui blesse encore.

Puissance magnétique de ces regards — qui excède toute mélancolie. Tenue face à nous qui regardons, maintenant, ces regards, la force d’une résistance au temps (ces images paraissent sans date, pourraient venir du XVIe s., de plus loin, ou de maintenant, ou dans cent ans ?).

Puis, il y a aussi ce cliché, dont je ne sais s’il est vrai : la photographie qui dérobe l’esprit de celui qui est saisi. Dans ces regards, impression inverse : l’esprit captif, c’est celui qui regarde.

Fascination double : la beauté immense de ces corps drapés comme par défi. D’une civilisation au prix de laquelle on croit bâtir la nôtre — la nôtre qui sera pour toujours celle arrachée à ces regards, en lesquels peut-être se déposent ceux des Mayas, des danseurs balinais, des conteurs mandchous, tous ces cadavres qu’on porte — que ces regards nous confient.

Il y a aussi, dans l’immense éprouvé de ces portraits, comme un héritage — mais comment le formuler ? Impression, après avoir longtemps vu ces regards d’indiens, d’être celui qui est regardé par ces indiens.

« Je suis un indien, / Je suis un apache (chantait Bashung, sur des paroles de Manset) / Auquel on a fait croire / Que la douleur se cache ; / Je suis un indien, / Je suis un apache, / Auquel on a fait croire / Que la montagne est loin. »



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