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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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imminente la décision entre folie et équilibre
jeudi 7 mai 2020

2 février 1922Que le négatif retire probablement de sa « lutte » le maximum de puissance rend imminente la décision entre folie et équilibre.
Kafka, Journal
Les voies de la taupe sont impénétrables. Les couloirs qu’elles dessinent patiemment dans les entrailles du réel épousent les lignes capricieuses d’une lutte entre son obstination et les accidents que lui présente la terre. Elle fraie. À mesure qu’elle avance, elle constitue ses forces. Elle regarde devant elle toujours la terre à arracher à la terre, jamais plus loin, parce qu’elle sait l’horizon : qu’il est l’horizon lui suffit pour avancer vers lui. Elle ne s’épuise pas : sa fatigue la fait grandir dans sa puissance. Puis, quand la terre est plus meuble et sa patience plus entamée que ses forces, quand le jour appelle, quand le hasard des souterrains la conduit plus proche de la surface, quand tout est prêt en elle et dans les profondeurs d’où elle s’arrache : elle frappe le sol par en bas et le soulève, et fait entrer la lumière dans les profondeurs, elle est dehors.
Tous ces jours, de toutes ces semaines, de tous ces mois, de toutes ces années, on les relira à la lueur de ce jour, et on dira : c’était fatal. Que la terre se retourne, que la taupe remonte, et remonte précisément là, c’était fatal, les renversements et les jours neufs, bien sûr, tout y a conduit, chaque seconde était la cause de la suivante. On dira, en prophète du passé : ça ne pouvait pas ne pas arriver, les crises ne conduisaient qu’à des crises plus grandes qui finiraient par se rompre sur elles. Les forces dans l’obscurité s’étaient organisées avec méthode et certitude, s’étaient assemblées, avaient forgé dans l’atelier les outils ajustés à leur désir et aux mondes qu’ils avaient rendus possibles. Fatal, le dessin des couloirs et fatals, les accidents du parcours, qui n’étaient en rien des ralentissements, plutôt d’autres causes. On aurait la conséquence sous les yeux : tout serait cause.
Aujourd’hui, on est désespérément dans le noir, et désespérés, on creuse, avec les ongles, les dents qui restent, l’énergie du désespoir. On en est là, forcenés : tirant espoir du désespoir, ne sachant quand on verra le jour, sachant seulement qu’on le verra. Ceux qui disent « il faut s’organiser », plus aveugles que la taupe, ne voient pas ceux qui s’organisent depuis des siècles et qui dans le noir creusent les couloirs pour que chacun s’y engouffre. Ceux qui disent : « il faut s’organiser » pose un « il faut » de plus aussi inutile que les autres : la boue est plus dense, plus ferme, c’est qu’on se rapproche de la surface.
Rêve. Le tatouage qu’on m’applique avec un fer à souder ressemble à une fleur, mais vue du dessous. On m’assure qu’elle poussera dans la peau.
C’est un enfant qui m’a fait ce tatouage : il me dit que c’est la première fois. Que ça l’a terrifié, qu’il ne le fera plus. Il pleure, et il est inconsolable, je dois l’étouffer pour qu’il se taise.
Quoi faire de son corps ? Il ne pèse rien. Peut-être en le jetant loin ? Je n’ose pas. Je regarde le tatouage, ce n’est pas une fleur, mais une lettre dans une langue inconnue, qui commence déjà à s’effacer.
Tous les rêves précis de ces jours viennent le matin, dans le demi-sommeil qui suit cinq heures. Je ne cherche pas à les comprendre, je note les images au réveil de peur de les perdre. Évidemment, ils prolongent l’hallucination collective de ces jours, avec toujours — mais c’est peut-être une illusion — des ruses pour les contrer, dans le délire.
C’est peut-être à force de délire qu’on se défera du délire de ce monde ?
Puisqu’on ne cesse de nous infantiliser — jusqu’à nous dire comment se laver les mains, et « j’attends beaucoup de vous », sous toutes les variations —, qu’on trouvera dans l’enfance (celle qui est cruelle, injuste, radicale, excessive, définitive) les puissances pour fabriquer d’autres manières de vivre : où « responsable » ne serait pas « obéissant ». Notre seule patrie, l’enfance, ne connaît aucune frontière. On en fait l’expérience chaque nuit dans les rêves qui tous, et en chacun, témoignent des terreurs et des voies souterraines de lui opposer les joies qui nous en délivrent.
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comme le mur sent la pointe du clou qu’on doit enfoncer en lui
mercredi 6 mai 2020

25 février 1918Il le sentait sur sa tempe comme le mur sent la pointe du clou qu’on doit enfoncer en lui. Donc il ne le sentait pas.
Kafka, Journal
Rien de possible dans la marche des temps. Le dedans comme le dehors sont des pièges. Rien ne peut s’écrire que des amorces. Autant dire des ruses pour habiter le piège. Ou des façons d’accommoder le temps, de façonner la culpabilité à son image. Oui, c’est dehors à coller des affiches qu’il faudrait être (mais qui les lirait). En attendant on attend — chaque lecture doit porter, rien ne doit être chargé à blanc.
Les événements se définissaient autrefois comme ce qui nous jetait collectivement dans la rue. Ce qu’il y a de cruel dans l’événement contemporain, c’est qu’il renforce l’atomisation des solitudes : exalte le privilège d’être face à soi-même, et tant pis si ce privilège est un enfer, il s’exalte tout autant. On aura au moins compris que les crises révèlent. Reste que l’écriture sympathique de l’époque agit comme un acide.
Pour se protéger de l’agression virale, on se brûle les mains à l’alcool jusqu’à ne plus avoir de peau. La solution hydro-alcolique est à l’image des réponses qu’on donne au fléau. Dans l’équation, on n’aura pas d’autres solutions que la brûlure, la disparition des empreintes digitales est toujours la ruse ultime du criminel qui cherche le crime parfait.
Rêve. Terrible. L’Amérique tenait dans un sac. On me chargeait de le jeter à la mer. Pourquoi ? Je demandais. On me répondait, avec méchanceté : demande-toi pourquoi toi.
Plus tard, je retrouvais le sac sur la route. Si on apprenait que je ne l’avais pas jeté ? Je le prenais, il ne pesait rien : je le glissais dans la poche et je me retrouvais devant un barrage. On allait me fouiller, alors je décidais d’avaler le sac qui soudain était lourd de pierres, qui grouillaient.
Finalement, je jetais le sac sur l’homme chargé de me fouiller : on s’emparait de moi : on allait me jeter à la mer en me posant désespérément une seule question, incompréhensible, dont la réponse allait peut-être décider de mon sort : « pourquoi ? »
Enigme de la Convention, en ses débuts : tout regroupement des hommes selon des convictions communes s’apparentait à la constitution de factions, forcément suspectes, tendant à la division, à la traitrise. La Révolution ne pouvait être qu’Une. Mais la conduire, c’était fatalement s’opposer sur sa menée : se regrouper, se diviser. La guillotine allait finalement servir à faire la part des choses.
Le mot inéluctable. Le mot irréversible. Le mot : avant. Le mot : après. Rien pour le mot maintenant.
Ce qu’il y a de plus cruel que l’attente : son attente.
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la joyeuse course à vide
mardi 5 mai 2020

30 novembre 1917.Les chiens de chasse jouent encore dans la cour, mais le gibier ne leur échappera pas, si vite qu’il coure dès maintenant les bois.
Tu t’es ridiculement harnaché pour ce monde.
Plus tu as de chevaux, plus cela va vite — je veux dire non pas l’arrachement du bloc à ses fondations, ce qui est impossible, mais la rupture des courroies et par là, la joyeuse course à vide.
Kafka, Journal 5 MaiArnaud Maïsetti/Journal
La mobilisation générale nous aura imposé l’immobilité. Économiser sur la santé publique aura engendré la pire catastrophe économique du siècle. L’art de gouverner n’est plus que la volonté de contrôle et le sentiment de la puissance : n’est plus que le contraire de gouverner. De tous les renversements qui s’accomplissent, il y aurait encore ceci. L’impuissance à s’organiser contre ce monde n’est qu’un critère de plus de la nécessité du renversement : il y a autant de raisons de lutter contre cette réalité qu’il y a de corps, ou presque, en son sein ; et si le nombre fait loi et force, il fait aussi l’éparse qui disperse, atomise, défait.
Plus que jamais, ce n’est pas un désir de révolution qui nous brûle, mais sa nécessité qui nous oblige. Lire La liberté ou la mort ces jours brûle aussi. Regarder les arbres couvrir le ciel brûle aussi, du même désir des renversements : si le jour trouve l’ombre pour le rendre possible, invente pour lui son contraire pour s’allonger mieux, à son ombre même, voir le soleil et penser au soir : et imaginer que le soir est l’amorce des matins.
Peut-être est-ce l’énergie du désespoir du rien à perdre qui fera histoire ; on le lira en retour comme stigmate de l’espoir qui nous débordait ; c’est faux, on ne déborde de rien. On traverse le jour en pensant comme en faire de la nuit, et que la nuit soit renversée à son tour.
Rêve. Seulement des images. Un train qui part, mais vide, et je cours, je cours, je le rattrape, et je le freine de mes mains.
Une cour d’école. La marelle : le ciel était un grand trou.
Je me force à pleurer — la tristesse vient avec les larmes.
Se creuse davantage l’énonciation politique du monde : eux et nous. Entre, il y avait la colère et l’impuissance, il y avait le risque de l’indifférence ; il y aura peut-être (leçon de la frondaison) l’élargissement des nous jusqu’à tout recouvrir.
La loi des renversements se trouve dans le contraire des lignes droites. Le jour où la Convention abolit la royauté, elle fonde l’An I. Il n’y a pas de passé au commencement.
Lire au hasard le journal de Kafka me dispense de déceler les mouvements de causalité de sa vie. C’est peut-être un tort : c’en est un, si la vie de Kafka proposait une voie à suivre. Mais aucune vie n’en est une ; une vie n’est pas l’histoire d’un événement. Alors se perdre dans les fatigues et les brusques montées de joie, les amitiés naissantes qui sont déjà mortes, les retraits, les euphories, les pages qui ne s’écriront jamais et qui fabriqueront les livres décisifs de notre temps. Suivre ce journal comme la contre-vie de ces jours. La suivre comme on regarde un dessin de Michaux. Tout à la fois et dans le désordre, et infiniment. Non pour retracer les perspectives fuyantes, mais pour trouver les forces, les ramasser, les voler s’il le faut. Et il le faut.
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je ne puis triompher qu’en rêve
lundi 4 mai 2020

5 décembre 1919.
Je suis une fois de plus tiraillé à travers cette fente longue, étroite, terrible, dont, à vrai dire, je ne puis triompher qu’en rêve. À l’état de veille et par la seule force de ma volonté, je n’y parviendrai jamais.Kafka, Journal
Au jour d’après, on ne s’embrassera pas, on se saluera de loin, de part et d’autre des solitudes, on n’osera plus jamais demander si « ça va » sans peur d’être obscène, on ne dira rien, on crachera intérieurement la bile des jours d’avant, on ne verra pas les lèvres, les mains, on sera après, on sera beaucoup plus loin de soi et des mondes désirables, on sera proche de s’effondrer pour de bon.
D’ailleurs, le jour d’après a commencé : au moins dans la résignation de l’accepter tel. Dans les silences qu’on s’adresse aussi. Le jour d’après a eu lieu le lendemain de la Grande Fermeture : on était après, et ça continuerait.
La vie sociale n’est plus qu’un règlement intérieur, une suite de procédures d’hygiène. La vie sociale ne désigne plus que l’impossibilité de toute vie sociale. Le jour d’après est le contraire des soirs, les grands qui renversent — le contraire des aubes, le contraire de tout ce qui dit la possibilité du jour et de l’après.
Rêve. Très précis. Vaste complot contre moi, auquel je participe. On me donne même la parole, consulte mon avis (sur mon arrestation, les mesures de mon emprisonnement, de ma mise à mort). Je suis parfois le plus virulent, on essaie de me modérer : je crie donc à la trahison.
Ils ont manqué leur coup, je leur ai échappé ; je marche le long de la mer, retire mes vêtements, les lance dans l’eau : cette fois, ils ne me retrouveront jamais, me dis-je. Mais la pluie tombe soudain.
Pour échapper au froid cette fois (et je me réveillerai transi de froid), je rejoins cet abribus, espérant ne voir personne — c’est la nuit — ; un bus arrive : plein : tout le monde descend, armes au poing, c’était donc un piège, la pluie, la mer, le froid, l’abribus : le monde organisé comme un piège, je ne cours même pas, j’attends la fin, elle ne vient pas, elle ne viendra jamais.
Dans ce monde malade où le monde se vautre, agonisant, contaminé et contaminant, on est une part de ce monde bien sûr, nous qui désirions être son anticorps, nous aussi nous partons en lambeau avec lui. Les salles de réanimation réduites à rien pendant des années par les garants de la puissance publique sont seules cela qui sauve la vie.
Tout est clair désormais. Seront interdits les rassemblements ; les rencontres ; seront concédés les regards, mais pas ceux qu’on pourrait poser sur les œuvres — ou seulement dans la solitude.
Le jour d’après est ce mirage qui se dissipe quand on s’approche pour ne faire apparaître que le désert à perte de vue. Les feuilles des arbres, le miroitement de l’eau, les animaux sauvages — monde neuf : pure projection mentale. Et maintenant devient la seule réponse valable à l’injonction des après mortels. La projection mentale possède pour elle l’avantage de nous faire traverser l’expérience des réalités alternatives, celles qui n’attendent pas qu’on les éprouve : mais exigent de l’être sous peine de disparaître comme ces souvenirs qu’on finit par prendre pour des rêves d’enfance, qui s’estompent avec le temps, avec la mort.
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vivre comme on y est obligé
dimanche 3 mai 2020

9 décembre 1913.Haine de l’introspection active. Des interprétations psychiques telles que : hier j’étais comme ceci et pour telle raison, aujourd’hui je suis comme ceci et pour telle raison. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas pour telle raison, ni pour telle raison, ni à cause de cela, pas davantage comme ceci ou comme cela. Se supporter tranquillement, sans précipitation, vivre comme on y est obligé, ne pas tourner cyniquement autour de soi-même.
Kafka, Journal
Le triste de ces jours, c’est aussi quand on lit que ces mois sont riches d’expérience. Faut-il que l’expérience ait été, oui, tant démonétisée. Le mot ne sert plus qu’à dire le fait de vivre : dans sa nudité crasse, pénible et répétitive, sinon mortelle. La vie nue ? Même pas. La vie nue possède au moins pour elle plus de férocité, une sauvagerie rédemptrice qui venge.
Décidément : la vie sociale fait l’expérience pour nous du ravage. Oui, cette vie sait donc s’ajuster à l’inacceptable que docilement on fait nôtre. Alors, on s’adapterait bien à une vie inexistante, finalement — elle ressemblerait à certains programmes sertis de promesses aux jours heureux. L’expérience sans expérience : cette vie-là. Les expériences minuscules qui font du quotidien le jour et la vie.
« Je ne fais pas état des événements nuls de ma vie », écrivait à peu près Gracq. Et quand la vie est cet événement nul ?
Rêve. Jeu en cercle autour d’un feu. Il fallait à tour de rôle écrire les règles du jeu qu’on était en train de jouer. À la fin, se rendre compte qu’on devait écrire qui on était, et que ce serait définitif.
J’optais plutôt pour le feu : je saisissais une branche enflammée, que je jetais au-dessus de ma tête ; elle disparaissait quelque part au-dessus de nous ; je recommençais.
Soudain, quelqu’un parmi nous d’une voix fragile, amusée, soufflait : attention, les branches retombent. On n’aurait jamais le temps de déguerpir.
Nul et non avenu : la vie non pas nue, mais dévidée. Reste le temps qui passe et la vieillesse, la lente dégradation des forces. Restent les secousses, les éclats qui relancent. Si la Création est inachevée, c’est parce qu’elle ne cesse en se faisant de s’épuiser, et exige d’être recommencée pour ne pas mourir. Où trouver la Genèse de ses jours qui jetteraient dans les fins interminées, les devenirs ? Dans quelles joies pures ? Elles sont là aussi, éparses, qui terrassent parfois.
L’herbe pousse par le milieu, et nous sommes la motte écrasée par le talon du temps. Resteraient les complots révolutionnaires. Pas d’autres attitudes lucides que celle qui chercherait l’utopie de ces contre-jours. Pas d’autres, ou le suicide. Mais il fait beau, le vent chasse les vagues, les enfants ont repris possession des étendues vagues devant la mer et les flics ont renoncé à les poursuivre.
Alors, va pour les complots. Va pour les interminés. Va pour le contraire de l’attente, de l’expérience si c’est celle-ci ; va pour l’expérience si c’est celle qui ravage — si c’est nous qui sur la vie sociale allons ravageant, ravager. Va pour tout si ce n’est pas maintenant et ici et comme cela. Va, si on ne l’emporte pas au paradis, tout sauf l’enfer (politique) de ces jours — au nom des éclats terriblement joyeux qui, ces jours aussi, mettent ces jours en déroute.
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peut-être les regards des combattants me cherchent-ils à travers l’obscurité de la forêt
samedi 2 mai 2020

27 mai 1914.
Ou je me trompe fort, ou je suis tout de même en train d’approcher. Tout se passe comme si mon combat spirituel avait lieu quelque part dans une clairière. Je pénètre dans la forêt, je ne trouve rien et la faiblesse me force aussitôt à ressortir ; souvent, quand je quitte la forêt, j’entends ou crois entendre le cliquetis des armes dont on se sert dans ce combat. Peut-être les regards des combattants me cherchent-ils à travers l’obscurité de la forêt, mais je ne sais d’eux que si peu de choses, et ce peu est si décevant.Kafka, Journal
D’où vient l’hostilité du monde ? De son indifférence, peut-être. Ou du simple fait de n’être pas le monde, et d’éprouver chaque chose comme ce dehors venu chercher la faiblesse pour pénétrer le dedans ? Ou d’une décision, parce que cela donnerait sens et perspective à l’hostilité générale qu’on éprouve. Ou parce qu’on est soi-même hostile à son égard, et qu’on attribue généralement à l’autre le sentiment qui nous anime pour lui ?
L’hostilité que j’éprouve pour le monde est-elle comparable à celle qui me traverse, pour moi-même ? Lutte des hostilités jetée l’une sur l’autre, comme deux chiens tenus en laisse par un enfant qui pourrait tout lâcher pour le bonheur de les voir s’entredévorer, et qui ne lâche pas, par peur qu’ils se détournent et ne viennent le dévorer, lui.
Oui, hostilité. Elle paralyse, et elle rend impossible le fait d’être paralysé ; elle oblige à agir contre elle, à ployer sur elle, mais elle entrave aussi. Dans ce jeu des contraires, piège. La ruse de l’hostilité tient à ce qu’elle passe pour la conciliation des forces contraires. Dans le concert des nations, ils disent équilibre de la terreur. Élève, j’ai su rêver devant la formule : maintenant qu’elle me déchire, le rêve prend des formes brutales de réalité qui saute à la gorge, ouvre sa gueule, est sans cesse sur le point de la fermer sur moi. Le pire tient peut-être à cela, d’inexplicable. : elle ne la ferme pas.
Rêve. Tout était normal. Le monde avait oublié qu’il s’était arrêté. J’entrais dans la salle de classe de terminale : tout recommençait. Il fallait dire mon nom et d’où je venais. On distribuait un sujet de mathématiques pour vérifier que je ne mentais pas. Je montrais mes cicatrices en pleurant.
C’est plus tard : même oubli, cette fois sur cette rivière où jeune enfant j’avais cru me noyer (son nom : la Scarpe, je crois) ; mêmes eaux froides et boueuses, mêmes sensations glacées. Je suis sur un bateau minuscule. La nuit tombe. Il faut nager : je saute en fermant les yeux au moment où me crie de ne surtout, je pourrais me
Dernière image : je m’allonge dans le noir, mon corps entre dans le sol, mais pas moi.
Le caractère délirant de ces jours tient peut-être à cette machinerie effroyable, bureaucratique, rationnelle et bienveillante qui, affolée d’être contrainte de prendre des mesures exceptionnelles, elle qui n’est conçue que pour abrutir dans la norme et la routine, produit de la routine extravagante — sécurité qui ne prend plus de gants pour s’afficher comme surveillance, et surveillance qui ne masque même l’ambition d’être contrôle.
Derrière le panoptique, c’est nous ; eux sont l’écran tout entier.
Gants, masques, bureaucratie. Quand on se penchera sur l’époque, on aura honte pour nous, et sans doute aussi, peut-être, pitié. Honte surtout. Dépend de nous que cette honte soit ou honteuse, ou retournée, dans la colère, et vengée.
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de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres
vendredi 1er mai 2020

Celui qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin — il n’y arrive que très imparfaitement —, mais, de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n’est-il pas mort de son vivant, n’est-il pas l’authentique survivant ? Ce qui suppose toutefois qu’il n’ait pas besoin de ses deux mains et de plus qu’il n’en possède pour lutter contre le désespoir.Kafka, Journal
Nous retrouverons donc des 1er mai joyeux et chamailleurs, nous promet-on, comme on nous annonçait le retour prochain des jours heureux. La joie est à l’agenda politique, elle compte comme une promesse de plus, ou comme ce qu’on nous concèderait, dans la bienveillance verticale. Ou peut-être est-ce la peur qui déjà les saisit ? On sait bien que la joie s’arrache. Qu’il n’y a pas de Bonheur possible sous la promesse de la chamaille autorisée un jour l’an. « La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur et de la liberté publique par les lois. Ses élancements n’ont point d’autre objet, et doivent renverser tout ce qui s’y oppose. » — chamaille ?
On discute l’origine du mot. Camulus était le dieu de la guerre en Gaulois. En moyen français, la camail désignait l’armure de tête, le capuchon en maille qui protégeait des coups ; en ancien français, le verbe chapler signifiait tailler en pièces et mailler donner des coups. Entre le souvenir déjà altéré de chapler et mailler, et cette camail qui invitait aux coups, chamailler s’est forgé dans l’assaut des mots, l’affrontement des signifiés vaguement oubliés, qui retournaient au combat.
Le sens ne s’est pas perdu, il s’est affaibli. Mais c’est le destin des mots d’aller et venir dans les siècles, cherchant à retrouver les intensités perdues.
Rêve. De nouveau dans une longue pièce vide, plutôt un couloir, je me souviens de la ruse pour sortir du labyrinthe (poser sa main sur une paroi, la suivre jusqu’à la sortie), mais le labyrinthe est une longue ligne droite, avec néons au plafond, qui clignote.
Avancer ne sert qu’à repousser le couloir encore plus loin à l’horizon. Je m’en prends donc fatalement aux néons, espérant trouver une sortie. J’en arrache un, tous s’éteignent l’un après l’autre.
Quand il fait noir, le labyrinthe résonne de cent cris désespérés venus de ses entrailles.
Le Premier mai 1886, la police a tiré sur deux cents hommes qui réclamaient la fin de leur exploitation. Le 4 mai, ils sont rassemblés de nouveau à Chicago, malgré la peur ; une bombe est lancée ; on accuse plusieurs hommes, les meneurs des grèves — évidemment au mépris de la vérité ; on les pend. On lui accorda le droit d’un dernier mot : « Le jour viendra où notre silence sera plus fort que les voix que vous étranglez aujourd’hui. »
Ils ont pendu Albert Spies et ses camarades et aujourd’hui, ils souhaitent des premier mai joyeux et chamailleurs. Au sommet des mâts sur le port, le vent chamaille les drisses. Des enfants courent encore dans les flaques d’eau comme si ce n’était pas un trente avril 2020. La joie et la chamaille appartiennent au vent et à des enfants désobéissants.
Est-ce qu’on devra donner aussi un autre sens à la joie ? Leur enlever les mots de la bouche : remplir la chamaille jusqu’à la gorge et prononcer les noms de Spies et de ses camarades Albert Parsons, Adolph Fischer et George Engel, de Louis Lingg condamné à mort et suicidé en prison, de Michael Schwab, Oscar Neebe et Samuel Fielden qui auront coupé six ans dans les pires pénitenciers avant d’être innocentés. Chamailler : 1. Se battre, dit Littré. « Pour moi je n’aime point à combattre de paroles, j’aime mieux chamailler avec de bonnes armes, et montrer de vrais effets » [1]
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je me suis senti revêtu d’une cuirasse
jeudi 30 avril 2020

21 février 1911.Je vis en ce monde comme si j’étais absolument sûr d’une deuxième vie, un peu comme je me suis consolé de mon séjour manqué à Paris, par exemple, en pensant que j’essaierai d’y retourner bientôt.
En même temps j’ai vu l’image du pavé des rues, avec leurs parties d’ombre et de lumière strictement délimitées.L’espace d’un instant, je me suis senti revêtu d’une cuirasse.
Comme les muscles de mes bras, par exemple, me paraissent éloignés.
Kafka, Journal
Sur le chemin de crête où on avance, entre deux vides, la mort à l’intérieur ou la mort dehors, on devrait choisir ? On refuse ; alors on reste immobile dans le vent, et le vent se lève, et se soulève et nous renverse, bientôt, dans l’un ou l’autre vide qui nous attend, qui n’attend que cela. Sur l’écran, ceux qui s’adressent dans les hémicycles vides, ceux qui ont brûlé masques et horizons, ont tout saccagé pour préparer le terrain à l’ultime estocade de leur monde : ils accusent ceux qu’ils peuvent. Personne ne les regarde plus, on préfère poser les yeux sur le calendrier pensant aux ruses qui pourraient en déjouer le cours.
Chemin de crête : d’ici, on a une belle vue sur le précipice. Le vertige, ce n’est pas la peur de tomber, mais son désir. On voit déjà son corps en chute libre, on respire déjà l’air à la surface du sol, on sent déjà sur la peau la terre écrasée sur nous. C’est doux. Depuis le chemin de crête, on voit le soleil se coucher et se lever, il suffit d’attendre, et de tourner la tête, d’éviter la bourrasque. On avance quand même.
De tous les mensonges ces dernières semaines, il restera celui-ci : « prenez-soin de vous ». Ceux qui agonisent dans les salles de soins intensifs ne peuvent pas entendre cette phrase.
Rêve. Dans la gare, je me trouvais enfermé dans la salle d’attente, à l’entresol. Le jour passerait à toute vitesse, la nuit viendrait entièrement, je la verrai par le soupirail près du plafond. Je vois les trafics, les flics donner aux truands ce qu’ils ont pour sauver leur peau, en vain.
Ça ressemble à la Gare de l’Est, je fais mentalement la carte des lieux de mon rêve : je me souviens que je suis déjà allé ici, dans un autre rêve. Alors je trouve la clé ; ouvre.
Dehors, ce n’était pas une gare : c’était un piège du rêve : on n’attendait que cela pour m’entourer ; on me demande mon billet ; je regarde par la fenêtre du train où je suis en réalité et qui m’emporte — pour gagner du temps, je dis que j’ai oublié mon nom.
Chemin de crête du temps aussi. Eux voudraient passer à l’autre étape, celle qui renouera avec le temps d’avant, le temps qui fait avancer le temps contre nous ; qui dirait : rien n’a changé, tout suit son cours. Le temps qui scande le retour à la normale.
La tâche de toutes les révolutions, c’est de se forger pour elles-mêmes la mesure du temps. Aux nouveaux calendriers répondait la soif de temps neufs, qui ne poursuivraient l’Histoire d’aucune histoire héritée : Régime ancien par nature, temps révolu par essence — le Bonheur possible était au prix de l’idée neuve du temps pour toujours. C’est pour cela que pendant les insurrections, sans que personne ne se concerte, spontanément, on tire sur les horloges [2]. Arrêter le jour. Supprimer les ordres du jour. Contrevenir à la marche forcée de l’agenda des pouvoirs. C’est d’abord d’instinct le mouvement insurrectionnel.
Tandis qu’on est arrêté sur le Seize-Mars et qu’il faudrait reprendre un Onze-Mai — devenu Deux-Juin — comme si c’était un Dix-Sept-Mars : le désir brûle d’autres jours encore innommés, inconnus du jour lui-même, assassiné par les cris d’aubes qui ne ressembleraient à rien de connu.
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quelles forces reste-t-il à l’esprit qui divague
mercredi 29 avril 2020

25 septembre 1917
Chemin de la forêt. Tu as tout détruit, sans l’avoir réellement possédé. Comment penses-tu tout récolter ? Pour accomplir ce travail, le plus grand, quelles forces reste-t-il à l’esprit qui divague ?Kafka, Journal
D’un jour à l’autre, le ciel est comme l’époque : on ne peut compter que sur nous même pour prévoir. Finalement, on possède seulement la force d’affronter le mauvais temps. Il y a du vent et si fort qu’il pourrait tout disperser, l’époque et le ciel, et nous-mêmes, l’affront et la force, jusqu’au vent lui-même.
On cherche à en sortir, tous. Autant qu’on le peut — et contre eux, qui voudrait nous faire sortir, oui, pour relancer la bête machine, mais pas groupes disciplinés ; on sait bien que sortir de toute manière en l’état, c’est se jeter dans la gueule d’un loup qu’on ne sait pas encore domestiquer. Sortir, en sortir : par le rêve, c’est un premier pas loin du dedans mortel où confiné, tout pourri. Par les forces qu’on trouve dans le rêve pour repenser le monde et l’inventer, plus aberrant, plus désirable. Dans le passé aussi : pour, comme une fronde, le geste en arrière de soi permet de lancer plus loin (je ne sais pas le nom de cette force de propulsion par rétraction). Et dans tout ce qu’on peut trouver qui ne serait pas le réel, mais cette éclaircie d’irréalité permettant d’y échapper : d’en réchapper. D’en sortir, de s’en sortir.
En l’état : formule commode de l’époque, qui dit bien que nous sommes sous obéissance de l’état, cet état précaire des choses qui ne sait rien que le pas posé devant lui, qui ne sait rien d’autre que le pur présent périmé. L’effet de sidération est captif : comme l’est l’état paralysant des formules comme celle-ci. En l’état, on ne peut rien dire. La formule étatique désigne l’organisation nouvelle de l’État ? Sa puissance paralysante qui fait de toutes forces opposées une force visant à la menacer. Cette fois, sans doute, en l’état, il aurait raison de le croire.
Rêve. Une grande pièce vide. Je suis seul et cherche une fenêtre. Il n’y en a pas. Alors, je creuse avec mes ongles : un rectangle se fabrique peu à peu avec mon propre sang.
C’est plus tard, mais dans la même pièce en second jour ; passe une lumière (il n’y a toujours pas de fenêtre). Je crie : rien ne sort de ma bouche, alors je jette mes vêtements contre le mur en face. Quand je suis nu, je suis désespéré de ne pas jeter mes jambes aussi.
Quelqu’un entre par la porte (il y en avait une, depuis le début, et ouverte) : me regarde consterné ; dans la honte de ma nudité, je sors en courant : c’est une autre pièce.
Le plus sidérant, dans les discours révolutionnaires, c’est leur extrême complexité rhétorique, théorique, poétique : et leur efficacité politique, l’implacable clarté qui s’en dégage, et pour ceux qui l’entendaient dans le vacarme de la Salle du Manège, la transparence des intentions et des conséquences. Il y aurait deux siècles plus tard, quelque chose de vertigineux à regarder les renversements d’aujourd’hui.
Autre vertige : s’endormir effondré à onze heures du matin pour une courte nuit d’une heure, profonde, et pleine d’images horribles et sereines dans leur violence douce, presque confortable. Il faut se méfier des rêves qui viennent hanter le jour.
Le mois d’avril aura passé pour de faux : théâtre, mais sans action, sans espace, sans lieu. Dramaturgie par la négative ; silence partout dans la bouche d’acteurs qui font semblant de faire un geste, et qui, soudain, par une porte dérobée, sortent.
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désespéré du calme sinistre au milieu duquel on patauge
mardi 28 avril 2020

Le courant contre lequel il nage est si follement rapide que, dans un certain état de distraction, on est parfois complètement désespéré du calme sinistre au milieu duquel on patauge ; c’est, en effet, à cette distance infinie qu’on est rejeté en un instant de défaillance.Kafka, Journal
L’appel au retour à la normale écœure : autant que la situation actuelle accable. Il dit le retour à l’insupportable état de fait de l’époque — jeté par eux entre l’hier et demain comme un désir. Non, le retour à la normale n’a rien de désirable, si par état normal, on entend ce monde de mars, celui de la violence légitime exercée sur tous ceux qui ne sont pas du côté de la matraque, celle en chair, en acier, et celle en dividendes.
Quand un monde s’écroule, il se radicalise : cherche ses appuis les plus sûrs, se révèle tel que lui-même. C’est alors que sa violence s’exerce sans fard, plus féroce, plus librement ouvert à lui-même, ses penchants. Sont détruits davantage ceux qui sont détruits ; et on sauve les apparences et les quelques dividendes qui restent.
Qui pleurera la fin de ce monde ?
Rêve : route, la nuit, comme un périphérique qui ferait le tour d’une ville vide, d’un centre vide. Je suis sur la voie de gauche, la voie rapide, et j’accélère jusqu’à ce que la force centrifuge est telle qu’elle me déporte : soudain : la route s’aligne et suit ma force ; j’accélère.
Je regarde la ville que je longe et contourne : dans le mouvement centrifuge qui m’éloigne d’elle, elle semble me suivre — alors, tout me suit, la route, la ville, comme si j’étais lié à elles, que plus je tâchais de m’en défaire, plus elles s’attachaient à moi.
Je regarde de nouveau la route : le mur en face, je ne l’avais pas vu, je ne parviendrai jamais à freiner à temps.
Il paraît que les rêves faits en temps de confinement disent le désir d’y échapper : ils témoigneraient plutôt d’une terrifiante appartenance à la tristesse de l’époque.
Les déclarations ministérielles tout à l’heure, écoutées distraitement, égrènent le possible et l’interdit en surjouant la bienveillance. Elles sont celles d’un homme terrifié par l’écroulement de son monde (il dira le mot écroulement deux fois, presque au bord des larmes : larmes qu’il n’a jamais quand s’écroulent ceux qui sont broyés par ce monde). Oui, on est de part et d’autre des larmes. Celles qu’on verse sur ceux qui meurent n’ont rien de semblable avec les leurs. Dans nos larmes, il y a la soif ; dans les leurs, la peur : celle de voir que le monde va apparaître pour tous finalement tel qu’il est : celui qui a produit ce monde.
D’ailleurs quand il dit : c’est un cadre de liberté avec des exceptions, c’est tout le contraire qu’on entend. Quand je regarde le temps qu’il fait, c’est aussi cela que je vois, au loin : les orages qui voudraient tout nettoyer. Au loin, la foudre, et pas le tonnerre, pas encore. Au loin : les larmes amassées, les serments sur les corps morts qu’on n’a pas pu veiller, les jours enfuis.
[1] Francion, l. VII, p. 275.
[2] « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique. Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fête, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les monuments d’une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans, et qui transparaît encore dans un épisode de la révolution de juillet. Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur des horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :
De nouveaux Josués au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour.’’ »
Walter Benjamin, ‘Le concept d’Histoire’ in Œuvres, Paris, Folio, p. 440.








































