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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | S’armer de courage
[29•06•24]
samedi 29 juin 2024
La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants Kar Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852)
On date l’évènement d’il y a 225 millions d’années, sans certitude. L’immense forêt d’araucarias, de schilderias, de ginko biloba et de woodworthia est soudain — il faut l’imaginer, mais comment le pourrait-on — submergée par un raz-de-marée qui emporte tout sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à échouer lamentable dans des lagunes saumâtres, ou quelques plaines fluviales. À l’abri de l’air, les arbres ne pourriront pas. Puis, quelques années après, peut-être des siècles, un volcan en surplomb des eaux se réveille brutalement et crache de la cendre pendant des jours, recouvrant toute la surface d’un manteau gris d’une épaisseur de près de huit cents mètres. La cendre va se dissoudre dans l’eau et se mélanger à d’autres sédiments : c’est cette mélasse qui va lentement se décomposer et pénétrer à l’intérieur des troncs nageant entre deux eaux. Le bois disparaît, ou plutôt se transforme pour devenir ce quartz microcristallin hydraté : de la pierre dont il ne reste que le dessin à la surface de ses veines. On trouve ces forêts pétrifiées, pseudomorphosées en agate ou améthyste, en Arizona ou en Indonésie, à Madagascar aussi.
Voici la promesse qui nous est faite. L’Histoire, dit — proclame, promet — le Rassemblement dit national, sera de l’Histoire pétrifiée : celle des pierres, des clochers, et comment ne pas le voir, du passé entier ramassé dans l’image d’une cathédrale arrêtée dans le temps, parce qu’elle voulut arrêter le temps.
Non, le passé est pourtant seul ce qui vit, coule, se change aussi : si le passé n’est pas cette masse inerte à contempler telle qu’en elle-même, c’est parce qu’en elle se joue le regard qu’on porte sur nos devenirs. « On y prend de nos nouvelles » : on jette dans le ventre du temps nos mains pour arracher les viscères, et le cœur bat encore entre nos doigts tant qu’on tâche de lire dans le sang nos propres questions.
L’Histoire pétrifiée pétrifie avec elle les identités et les corps : ce n’est pas qu’un programme culturel, c’est le sens même de cette guerre que le fascisme nous mène. De là les armées envoyées en mer pour jeter à l’eau les embarcations de ceux qui fuient les guerres et la faim, de là les soupçons sur tout ce qui n’est pas de la couleur des pierres ou qui ne vénère pas de même les mêmes pierres. De là ce ton qu’ils ont tous, celui de la vérité froide, de l’implacable ordre comme on range sa chambre pour éviter de l’habiter, comme on fait son lit pour violer plus tranquillement qui passe sous sa coupe. Exercer le pouvoir afin de prouver qu’on le possède.
Dans le livre IV des Métamorphoses, Ovide raconte la ruse de Persée face à Méduse : le miroir en guise de bouclier. On aurait donc cette arme : jeter sur les regards et les insultes ce miroir de l’Histoire, voir ce qu’il fut, voir ce qu’il est : plonger dans ce regard leur propre regard. Ne pas cesser de faire du passé un champ de bataille où livrer combat parce qu’il n’est pas fini. Non de la pierre, mais ce courant d’eau qui charrie encore cadavres et vivants dont la tête surgit encore des eaux, les bras accrochés à une planche de hasard.
Les mauvais jours que l’on connaissait n’étaient donc rien en regard de ceux qui s’amoncellent déjà, qui viennent, qui sont là. Les mauvais jours ne faisaient que préparer les soirs pâles, ceux qui précèdent les nuits les plus noires.
« Les hommes font leur propre histoire, écrivait Marx, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. » L’Histoire que nous trouverons, dans quelques jours, sera tout entière cet objet de lutte : et si nous devrons faire avec, nous devrons surtout faire contre elle. Pour cela, il nous faudra nous tourner vers d’autres Histoires, d’autres passés dont il importera de ne pas les laisser se pétrifier sans quoi nous nous pétrifierons avec elles, en elles.
Non, on ne dispose pas de beaucoup d’armes pour cela : de la patience et de la mémoire, de la hargne, de la colère, et un peu de tendresse entre nous, il en faudra, de la rigueur pour la méthode et de l’organisation pour tenir tête, et puis, pour la beauté, le goût du secret, celui du désir inlassable comme contrepoison, le refus du sarcasme, le choix d’être intraitables à l’égard de nos lâchetés. Il faudra s’armer de tout cela : s’armer de solitude en partage et observer comment elles se lieront les unes aux autres, s’armer de mélancolie afin de ne jamais nous résigner à elle, et s’armer de désespoir pour refuser de s’y faire : ne pas laisser aux lendemains ce qui sera toujours affaire d’ici et de maintenant, et par-dessus tout peut-être, s’armer de courage.
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Jrnl | Et toute la plage s’effondre
[23•06•24]
dimanche 23 juin 2024
Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance.
À présent, comment serait-ce possible ?
On détache un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu sais bien.
Henri Michaux, La Ralentie, 1937
L’ombre d’une ombre qui se dissipe pour laisser voir toute la saleté de la nuit : et qu’elle n’est que le sol de la ville, ce sur quoi on fait peser notre corps pour aller, d’un endroit à l’autre de ces jours, plus épuisé le matin que le soir et le soir, d’avoir tiré les heures jusque là, incapable de se dire qu’il faut recommencer : et on recommence : l’ombre est toujours là, les ombres sous elle et sur elle qui vient aussi, arrive : s’il fallait tirer le portrait de l’époque il suffirait de jeter sur le trottoir des aplats d’ombres et on parviendrait se voir — en crachant sur le sol pour mieux observer le reflet des étoiles dans la salive pas assez épaisse de l’épuisement : mais il faut garder la salive, non pour les jours meilleurs, mais pour ceux qui viennent et sur quoi il faudra bien s’armer de tout ce qu’on peut, de tout ce qu’on a.
J’ai longuement observé le solstice, et pas seulement politiquement, mais aussi politiquement (la méchanceté de l’époque se mesure encore à cela qu’on n’échappe pas à cette fatalité que tout ne peut s’observer que politiquement), pour tâcher d’arracher encore de la lumière à sa disparition : et puis, c’était fini : les jours vont rétrécir désormais, on entre dans l’hiver.
Malgré tout, la seconde qui précédait cet hiver du 21 juin, nous avons tous pu voir cela : l’indifférence du ciel, les courses des enfants contre les vagues, les cris de dépit des vagues défaites, et il fallait prendre des forces à cela aussi, qui semblait s’abolir en nous, dans les ombres, les menaces, l’envers des promesses et tout ce qui troublait le fond des choses où nous entrons.
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Jrnl | Le saut sur moi à l’aube
Vendredi 7 juin 2024
vendredi 7 juin 2024
J’ai fait le saut sur moi à l’aube.
J’ai laissé mon corps avec la lumière
et j’ai chanté la tristesse de ce qui est né.
Alejandra Pizarnik, Arbre de Diane (1962)
Le balancier des jours — le train vers Paris, qui part et revient, les traces là-haut dans le ciel qui s’éloigne, qui s’éloignent, et la mer toujours recommencée et sans cesse renouvelée, les rêves qui s’effacent par fatigue, m’abandonnent plutôt, la fatigue qui est l’autre nom de cette vie et qui seule me tient débout, tout ce qui reste au fond de l’eau, la vase et la terre toute entière, et parmi tout cela, tant d’oublis —, me fait courir après le temps et il me devance toujours, parfois se retourne et me fait signe de le suivre mais il tourne le coin de la rue et disparaît, je crie, et le cri fait tomber la nuit, je ne sais pas où je suis.
Le cri de terreur Pilate, quand le Christ lui dit en tendant les bras, je suis la vérité, et que le sous-préfet répond (de terreur et de lamentation) : mais quelle est la vérité ?
Le ciel de juin, le soir : ce qui le fait tenir. Je ne sais pas. Il traîne là-haut, hésite ; il balance lui aussi entre rester là et s’effacer, et c’est ce qu’il va faire, à chaque minute passées huit heures, il paraît se retirer, mais non, pas tout à fait, autour de nous, la fin de toutes choses n’aura pas lieu, regarde, on aperçoit tout autour la lumière s’accrocher au sol et au visage, la nuit n’aura pas lieu, c’est fini — et lorsqu’il fait nuit on s’est tant habitué longuement à ce jour atténué qu’on ne la voit plus : le fascisme rampant se loge aussi dans les douceurs inertes des soirs de juin.
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Jrnl | Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne
[05•19•23]
dimanche 19 mai 2024
Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? — Et chante et se poste.Rimb., Mouvement, Illuminations (1873-1875)
C’est comme si on avait renoncé. On avait regardé le ciel, la terre, et dans nos mains les forces qu’il restait et on avait posé les outils, on serait reparti. Sur les bords des routes, et dans le parc tout près, les jeunes pousses fleurissent donc dans le plus grand désordre. J’apprends à mon garçon que les mauvaises herbes n’existent pas, mais seulement des jardiniers. L’herbe est folle, davantage encore quand le vent lui aussi est laissé en liberté comme ces jours. La sauvagerie indomptée prend corps dans les tulipes saxifrages des boulevards vers l’école. Avec une brutalité inouïe, elles percent non pas seulement la surface de la croûte terrestre, mais les trottoirs ou les murs mal cimentés des clôtures qui délimitent les propriétés dites privées. C’est la naissance de la jungle, la promesse qu’un jour, de l’autre côté du temps, tout ceci ne sera qu’une forêt primaire de nouveau. Je tâche d’en prendre la mesure. Comment accueillir la sauvagerie en nous qui ne soit pas la soif de destruction, mais un ravage plus large encore, ce qui va défigurer la laideur, ce qui donne à la fragilité têtue l’allure de la dévastation, désarme les arrogances les plus viles, ce qui enfin donne au dérisoire la nécessité la plus grande ?
Je regarde, j’essaie d’apprendre.
Au théâtre, le corps offert à sa présence, ou sur la surface de la page, on ne fait pas autrement : cette sauvagerie qui naît parfois au prix de l’abandon et après un tel travail où se délaissent l’espoir et la volonté, où il n’y a plus rien que le désir et l’absence de but, plus rien que la disponibilité à ce qui vient, passe, défait, alors quelque chose surgit, se laisse voir, un cri à peine, une phrase plus terrible que les autres, une tulipe sur le trottoir que le moindre pas pourrait piétiner — humiliant pourtant le piétinant à l’instant où il se fait, préparant d’autres surgissements aberrants, ici, ou là.
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Jrnl | Alors que l’ombre peut tenir
[05•05•24]
dimanche 5 mai 2024
Inversement, ce qui est dénoncé dans le Soleil, c’est sa discontinuité. L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété (il y a un accord de nature entre la nature solaire du climat tragique et le temps vendettal, qui est une pure répétition). Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit.
Roland Barthes, Sur Racine (1963)
Le jour n’est jamais égal à lui-même en dehors de ce moment où il s’atteint vers midi, qu’il brûle et s’éteint tout aussitôt, et s’éloigne de lui, s’en va vers la mer s’effondrer comme un damné — tout ce qui précède ce moment où il s’ajuste à ce qu’il, et tout ce qui suit ce moment, n’existe qu’à l’égard de ce seul instant, qu’il le prépare ou qui lui succède, qu’il soit la cause ou la conséquence : et ce moment n’a jamais lieu, ou seulement comme passage d’un devenir à l’autre, et rien ne reste que le regret, qui suit la promesse. L’ombre ne se rejoint jamais, elle, et si elle est l’envers du soleil, elle le rejoint dans sa faculté à n’être condamné qu’à devenir, à s’étendre ou se rétracter, et parfois — parfois — quand le soleil s’efface, à devenir la terre elle-même jusqu’à perte de vue. Dans cette vie, plutôt l’ombre, que le soleil : et plutôt, dans l’ombre, cette jointure entre le corps et le monde où passe la fuite du jour.
Par grands vents comme aujourd’hui — comme depuis un mois —, l’impression tenace que le ciel tombe : et il le fait ; la terre nous attire à elle, et l’univers en s’accroissant régresse dans son état premier. On marche sur de telles atrocités aussi, qui ne sont rien en regard de ce qui s’abat sur le ciel de Rafah, la nuit, le jour, et tout ce qui entre les deux bat encore.
Au parc Borély, des familles entières se vautrent dans l’existence ; elles louent des vélos, regardent les ragondins voler la nourriture des enfants. Je vais lentement entre les allées et le temps passe à la même allure que les autres, et pourtant, je le retiens de toutes mes forces pour mieux le projeter hors de moi.
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Jrnl | On ne partage pas ses gouffres avec autrui
[05•04•24]
samedi 4 mai 2024
On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement ses chaises.
René Char, « Tous partis », in Fenêtres dormantes et portes sur le toit (1979)
Quand commence la fin ? On ne le sait qu’après, comme pour tout. Un premier spectacle, puis un autre encore, et ensuite — à la fin du troisième, Christiane Jatahy réalisera qu’il s’agissait d’un seul et même mouvement décomposé que le dernier achevait, et qu’il tenait ensemble : elle leur donnera chacun un nom, dont le tout les nommait ensemble : « Une chaise pour la solitude ; deux pour le dialogue ; trois pour la société ». Elle ne dit pas ce qu’est une chaise quand elle est inoccupée — on dit : une chaise vide —, elle ne dit pas ce que sont trois chaises l’une contre l’autre, retournée sur le muret qui surplombe la Loire haute là-bas, qui s’en va ; elle ne dit rien de la pluie tombée sur les chaises abandonnées ni du regard posé sur elles, de celui qui prit la photo comme un voleur avant de partir, cherchant la solitude et son contraire, le dialogue et son silence, la société et le désir de la fuir.
« L’écriture est une manière, non pas de rapprocher le lecteur de ma pensée, mais de rapprocher ma pensée de ce qu’il y a à penser dans telle ou telle distribution des corps et de leurs capacités », la phrase de Rancière pour nommer timidement, presque en s’excusant, l’effort de sa pensée, comme elle s’ajuste à toute écriture qui refuse d’être l’exécuteur des bases œuvres voulant se faire comprendre, mais désirant être seulement le lieu où s’éprouve ce qui me sépare de toi et mesurant la distance, tend vers elle la possibilité de l’abolir, plus tard si tu le veux.
Ce matin, devant l’étal de viande, le jeune commis boucher échangeait en espagnol avec ce vieillard que je croise parfois ici, l’air ailleurs, lointain — les noms de Franco, de dictadura sont légèrement prononcés, je tends l’oreille, le jeune garçon prend des nouvelles, l’autre les lui refuse ; une femme s’impose entre eux qui cherche vulgairement à comprendre et lâche dans un rire gras : « Franco ? C’est encore un socialiste ça ? ». Je paie ma viande, quelques légumes, et dans mon dos j’entends la voix du vieillard qui salue la compagnie, dans la fatigue immense qui ne cherche plus à comprendre ce monde.
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Jrn | Des formes qui ne tiennent pas dans les mains
[05•03•24]
vendredi 3 mai 2024
Il penche la tête « raconte ». Je ne dis rien. Je souris. Il m’a appris à sourire.
Il m’aime. Je ne sais de quoi nous avons parlé, de quoi nous parlons encore. Est-ce que nous avons tout dit.
Nous avons dit l’essentiel pour nous. Ce qui reste lorsque rien n’est plus nécessaire — la ponctuation — l’enchaînement.
Il penche la tête « apporte-moi l’eau ». Je ne sais ce que je lui rapporte dans mes mains. Des objets impossibles, des couleurs, des formes qui ne tiennent pas dans les mains, des odeurs qui passent, des regards de gens d’ailleurs.
Nous nous rappelons le monde.Danielle Collobert, Meurtre (1964)
Dans le train retour de Touraine, la musique forte pour m’isoler : comme si cela suffisait ; je perçois les cris derrière, au loin, tout près, des enfants qui hurlent, des discussions emportées, ou l’ennui (celle qui lira « Vieillir est une aventure » comme pour passer le temps, ce qu’elle traversera en elle du passé échappé à chaque ligne). L’écran ouvert sur des copies encore, toujours — cela durera trois semaines sans rien d’autre ou presque — et à bout portant, le pays immobile qui défilera laissant passer le ciel comme si de rien n’était, les pluies et vers Avignon, de la lumière soudain que déchirait la vitesse : la musique répétitive, puissante, jetait sur tout cela les couleurs qu’il fallait pour franchir chaque seconde et je n’étais plus que cela, une masse inerte lancée à trois cents kilomètres vers la mer écoutant des Agnus Dei baroques pour fins du monde promises en pure perte.
Dans la maison laissée derrière, combien de vies ? Je lis avant de me lancer dans une avant-dernière copie (chacune d’elles est une avant-dernière) quelques pages de Danielle Collobert : à la page 48, je trouve les forces qu’il faut, c’est dans Meurtre, c’est chaque instant dans cette vie.
On ne retient rien, alors chaque jour, je m’efforce de m’imposer ce travail : retenir une trace de chaque jour — ce sera cette fois cette image du monde deux fois plus grand, comme plié vers soi, prêt à s’écrouler : où est passé le monde ? Mais c’est nous qui sommes passés devant lui sans le voir, et si on se retournait, on le verrait à genoux, les mains sur le visage et retenant à peine ses larmes.
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Jrnl | Égratignures du vent
[05•02•24]
jeudi 2 mai 2024
Non seulement l’eau est toujours prête à bouillir, et n’attend que d’être chauffée, mais l’océan lui-même au comble de sa fureur, n’a de forme que celle de son lit qu’un continent affaissé l’oblige d’occuper. Le reste est égratignures du vent.
Henri Michaux, « La nature, fidèle à l’homme », Lointain Intérieur, 1948.
La violence est une langue natale, lis-je dans le journal du jour censé m’adresser des nouvelles — plus bas, je lis : « la parole des victimes génère un effet de rupture de sens » : ce monde ne paraît être fait que pour écraser et laisser des corps à demi-vivants dire qu’ils le sont et comment le demeurer, et devenir autre chose que du passé. Dans le journal encore, les facs occupées là-bas pour réclamer qu’on arrête les massacres en cours, insultées ici parce qu’on considère qu’en faisant cela elles sont complices des massacres d’hier ou à venir (on ne sait plus très bien) : dans le journal, la confusion est telle qu’on ne sait plus ce qu’on lit, les crachats ou les larmes — mais on lit malgré tout à chaque page, chaque ligne, combien la domination a force de lois, qu’elle dicte son agenda, impose l’ordre du jour.
Le vent n’a pas d’autres directions que ce qui l’entraîne plus loin que lui ; l’arbre aussi, qui s’enfonce à mesure qu’il gagne le ciel ; et le ciel ? Le ciel s’éloigne à mesure que l’arbre tend vers lui : les théorèmes n’ont pas besoin d’être démontrées dans les chiffres pour s’établir en nous, devant nous — la preuve.
L’enfant me raconte ses rêves : la nuit dernière, chaque chose se transforme en requins pour le dévorer. Alors l’enfant a décidé de transformer son rêve en requin pour qu’il dévore chaque chose et qu’il puisse se réveiller, sain et sauf.
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Jrnl | Dans ce nuage d’événements
[05•01•24]
mercredi 1er mai 2024
On est dans un univers qui n’est pas celui des différences systématiques, mais celui des événements et des ruptures : [on est] dans une sorte de discontinuité préalable dont on ne peut jamais venir à bout et pour laquelle on ne rencontre ni sol fondamental, ni point de départ, ni cause déterminante. Dans ce nuage d’événements, on peut se déplacer : envisager une série peu nombreuse, ou envisager un ensemble beaucoup plus vaste, c’est-à-dire instaurer une rupture plus ou moins profonde. On n’est donc ni dans un monde de l’interaction ni dans un monde de la différence, mais dans un monde de la rupture. De là la difficulté à penser ce qui se passe actuellement : en quoi consiste cette rupture dont nous ne connaissons pas l’autre bord.
Michel Foucault, Le discours philosophique (1966)
On a si peu d’occasions de se réjouir : des savants de tous horizons réunis en Congrès il y a peu en pleuraient de joie. Ils exposaient le fruit de cinq ans de labeur, un fruit si fécond qu’ils semblaient étourdis, ivres de science. L’incendie de la cathédrale Notre-Dame leur a permis de fouiller sans vergogne dans les entrailles de la bête éventrée, d’en arracher du savoir pour mille ans et des réponses aux énigmes qu’ils ne se posaient même plus : l’effondrement a cela de si bon qu’on regretterait que l’ensemble n’ait pas été plutôt absolument anéanti. Ainsi des joies de la destruction : et d’une cathédrale au monde, d’un monceau de pierres à cette réalité qui nous toise, mon regard passa, lentement, songeur. Qu’il suffise de mettre à bas l’édifice mental, ou celui qui surplombe les puissances sociales, le grand bâtiment de métal de ce monde, et on verrait enfin comment il est fait, les signatures des premiers artisans gravées dans la pierre, les dates exactes, les ruses que l’Histoire a empruntées pour s’effacer derrière son œuvre furieuse.
Je rêvais à cela tandis que s’effondrait aussi le ciel, qu’il pleuvait toutes les larmes de son corps, que la terre la buvait, qu’il n’en resterait rien. Les défilés du premier mai réclamaient la dignité qu’on leur refuse ; on nous concède ce jour pour mieux s’emparer des autres. Un carnaval où on prend du moins des forces. Le ciel tombait sur cela aussi, sur nous, sur les larmes de joie des savants et l’indifférences des puissants.
On a donc appris que ce n’était pas, comme on l’a cru mille ans, avec du bois mort entreposé des années dans des sous-sols secs où il séchait, mais avec du bois vert qu’on a bâti la cathédrale, dans le bois encore vif et plein de promesses de feuilles, de fruits, du bois massacré vivant, du bois qui ne poussera plus que comme de la pierre sous l’encens funèbre des Te Deum, des Requiem qui ne leur sont même pas adressés, des Dies Irae où perçaient déjà les cendres de leur vengeance prochaine.
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Ciels de Touraine
Belettes et autres baleines
mercredi 1er mai 2024
— Hamlet. — Do you see that clowd ? that’s almost in shape like a camell.
— Polonius. — By’th’misse, and it’s like a camell indeed.
— Hamlet. — Me thinks it is like a weazell.
— Polonius. — It is back’d like a weazell.
— Hamlet. — Or like a whale ?
— Polonius. – Very like a whale.W. Shakespeare, Hamlet (Act III, sc. 2)
D’ici, on ne voit de la Centrale nucléaire de Chinon que ces immenses nuages qui partent à la verticale du ciel venir se confondre avec là-haut, ce qui n’a pas de noms, sont les bêtes fantastiques que lit Hamlet quand il voudrait faire du ciel le grand livre des choses, et qui disparaissent sitôt nommées. À défaut de chameau, de belette ou de baleine, il semblerait que ce soit plutôt des cumulonimbus — nuage dense et puissant, à extension verticale considérable, en forme de montagne ou d’énormes tours, dont une partie au moins de sa région supérieure est généralement lisse, fibreuse ou striée, et presque toujours visible et s’étale en forme d’enclume ou de vaste panache, au-dessous de laquelle, souvent très sombre, il existe fréquemment des nuages bas déchiquetés, soudés ou non avec elle, et des précipitations de tous genres. On préférerait évidemment à ces descriptions banales y voir des chameaux, des belettes, oui, des baleines prêtes à nous engloutir pour le simple plaisir de devoir nous recracher.
Dimanche 28 avril
Lundi 29 avril
Mardi 30 avril
Mercredi 1er mail
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