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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Comme tout le reste
[25•08•05]
mardi 5 août 2025

Fluide, le jour s’abandonne, et s’achève parmi des pourpres épuisées. Personne ne pourra me dire qui je suis, ni ne saura qui j’ai été. Je suis descendu de la montagne ignorée vers la vallée que j’ignorerai toujours, et mes pas n’ont été, dans la lente chute du jour, que des traces laissées dans les clairières de la forêt. Tous ceux que j’ai aimés m’ont oublié dans l’ombre. Personne n’a rien su du dernier bateau. La poste ne savait rien non plus de cette lettre que personne, d’ailleurs, ne devait écrire.
Et pourtant, tout était faux. Personne n’a raconté d’histoires déjà contées par d’autres ; on ne sait rien non plus de celui qui s’en est allé autrefois, dans l’espoir d’un embarquement trompeur, fils de brume future et d’indécision à venir. On compte mon nom parmi ceux qui tardent, et ce nom même est une ombre, comme tout le reste.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité
Dans les souvenirs, ses peines, ou dans les arbres : où trouver les forces ? Dans le journal, on ne lit que des mots — et les mots soulèvent en soi tant de honte ; le ciel ne cesse de se vider, les rues laissent passer les voitures gorgées de valises plus pleines encore, les pentes montent vers d’invisibles cols, les forêts sont infranchissables : où, vraiment ? Dans les colères il n’y a que de la colère. Et dans sa honte, de la honte encore. La nuit tombe du dernier étage de Babel en criant notre nom.
La fin du jour laisse parfois remonter les odeurs âcres de passé, comme celles d’un cadavre animal laissé derrière un meuble, intouchable, et qui se venge des jours après sa mort.
Le visage de Grete Bloch : un visage de conte ; celui de Felice Bauer, les traits d’un roman — au milieu, vacille le corps réel, plus réel que la réalité même, de Franz. (Voilà les rêves bizarres que je fais dans trois heures du matin, ouverts en deux sur moi, et qui laissent passer leurs démons – et comme c’est l’heure du complot, les complots que je fomente contre moi-même.)
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Jrnl | Je vivais dans Babel
[25•08•03]
dimanche 3 août 2025

Bourdonnement bourdonnements ce n’était donc pas fini me trompant me trompant toujours
Je vivais dans Babel je n’en étais pas sorti
Trop de bords
Trop de bords encore pour peu de centre
Des vagues reviennent des incursions à nouveau
Incursions jusqu’à quand ?
Henri Michaux, « Détachements », Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, 1981.
Et je n’en étais pas sorti : même passés les faubourgs de Babel on sait toujours où vous trouver (dans les rêves : cette nuit qui rejoue les jours, infâmes et lâches). Alors la force qu’il faut pour laisser entrer en soi le monde — et le congédier, salement. Seule manière de faire : le laisser entrer pour pouvoir, salement, oui, l’envoyer paître. Dans l’eau, l’eau qui tremble — mais de quoi ? Se réfugier dans le journal de Kafka, le retrouver intact six mois après, l’année 1913 où je l’avais laissé : le sourire rageur du camarade, les efforts pour lutter contre tout ce qui s’acharne à saper la vie — et lui qui tient bon malgré tout. Et si je sais où cela le mène— les mois terribles, la toux et le désespoir — je sais aussi que cela ne suffit pas à rendre indigne le combat mené. Qu’il fut conduit contre le désespoir, dans la certitude de lui échapper — les sapins morts sur la colline devant moi n’ont pas abandonné un pouce de terrain, eux non plus, et le soleil, de l’autre côté, qui va mourrir, envisage déjà comment et par où il surgira de nouveau demain. Je bois à cela aussi ce soir, et pas seulement au vice-consul.
Déterrer le vent et souffler ses os dans le vent (j’ajoute cela à ma liste des sorts de conjuration).
J’ouvre au hasard les Chemins cherchés de Michaux, et je respire à plein poumon le grand air des pensées sauvages — celles qui seuls sauvent, qui disent le prix du travail à accomplir sur soi pour être digne de n’être pas mort, et de recevoir, en face, les bruits que font le monde pour vous faire tomber, et qui y parvient tant de fois. Mais on se relève, la lèvre en sang, les larmes, sale d’avoir été sali – et c’est alors qu’on ressasse en soi les noms camarades, les noms forces, les lumières du ciel sur Roche Plane et Grand Mont, et on se lave à grande eau de cette lumière ce soir, encore.
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Jrnl | La rue… seul champ d’expérience valable
[25•07•30]
mercredi 30 juillet 2025

Il est permis de concevoir la plus grande aventure de l’esprit comme un voyage de ce genre au paradis des pièges. Qui est la vraie Nadja, de celle qui m’assure avoir erré toute une nuit, en compagnie d’un archéologue, dans la forêt de Fontainebleau, à la recherche de je ne sais quels vestiges de pierre que, se dira-t-on, il était bien temps de découvrir pendant le jour — mais si c’était la passion de cet homme ! — je veux dire de la créature toujours inspirée et inspirante qui n’aimait qu’être dans la rue, pour elle seul champ d’expérience valable, dans la rue, à portée d’interrogation de tout être humain lancé sur une grande chimère, ou (pourquoi ne pas le reconnaître ?) de celle qui tombait, parfois, parce qu’enfin d’autres s’étaient crus autorisés à lui adresser la parole, n’avaient su voir en elle que la plus pauvre de toutes les femmes et de toutes la plus mal défendue ?
André Breton, Nadja
« Ma cellule, ma forteresse », mais à condition que, depuis les meurtrières, je puisse voir venir de loin : les armées et le lever du soleil, la montée des eaux et le cri rauque de la première sterne fuligineuse du printemps. Et mesurer le temps qu’il leur faudrait à tous pour venir jusqu’à moi afin que je puisse les accueillir — d’huile bouillante ou de bras ouverts, mais en silence. Ma cellule : ma forteresse, la citadelle intérieure, « inexpugnable, qu’avec toute son artillerie la Fortune assiégera sans parvenir à s’y ouvrir de brèche. L’âme occupe une position imprenable si elle a su se dégager des choses extérieures et se rendre elle-même indépendante grâce à ce donjon. » Tant pis s’il y fait humide, si mes pas résonnent sur la dalle froide, s’il fait nuit dès cinq heures, et si, parfois, je me perds dans mes propres oubliettes.
Tâche de rétrécir sans cesse son cercle, celle de vérifier que je ne suis pas caché hors de mon cercle : tâche d’une vie, et encore : qu’au sortir de cette vie, je ne me surprenne pas à faire le mur.
La rue creuse au milieu de la réalité une autre — plus vaste, claire, ferme et tendue d’un bout à l’autre du jour faite pour qu’on la traverse. Pourtant comme il serait joyeux de s’y allonger, d’écouter les klaxons autour de soi hurler leur désir se jeter sur mon corps, et fermer les yeux, et laisser passer en soi l’atroce bonheur de la vengeance qui ne venge rien d’autre que cette vérité intérieure bâtie pour soi seul.
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Jrn | Nulle part n’aura d’horloge
[29•07•25]
mardi 29 juillet 2025

Oh que le ciel sera propre et pur au-dessus
De notre absence et le temps
Nulle part n’aura d’horloge
Il fera beau
Beau de cette beauté sans pair
Où rien n’est peint tout n’est que blancheur
De la toile Beau
de cette beauté sans ride
Et sans nuage Beau
d’une beauté de bouche d’ombre
Beau d’atteindre le bord balbutiant du verre
Aragon, Les chambres
Ce passage dans lequel s’engouffre W. Benjamin — personne ne souhaite parler, même (et surtout) aux plus proches, de ses projets les plus essentiels : à cette superstition s’attache le goût d’un secret qui en voile d’autres, plus enfouis encore, et qu’à le révéler, on dissout le projet en même temps que ce qui scellait le secret sous le secret. Non, il ne s’agit pas tant du projet lui-même que de ce qui nous y enchaîne : un désir terrible, inavouable, l’ombre à midi devenue indiscernable de notre corps. Le dire serait ouvrir le gouffre, tirer d’un coup sec — comme un tapis — cette ombre qui seule nous tenait debout.
La vieille femme, tout près de moi, à son amie : « Alors moi, soit on ne me reconnaît pas, soit on me confond. » — la tristesse déchirante de sa voix, et le rire irrépressible de son amie.
Ne plus lire le journal qu’écœuré ; devant le rire gras de l’époque, cette comédie affreuse — comme si la tragédie n’était plus jouée que par des acteurs de boulevard.
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Jrnl | Ce qu’il a fallu traverser auparavant
[28•07•25]
lundi 28 juillet 2025

Ainsi, les véritables souvenirs doivent-ils moins procéder du rapport que désigner exactement l’endroit où le chercheur a mis la main sur eux. Au sens le plus strict, le véritable souvenir doit donc, sur un mode épique et rhapsodique, donner en même temps une image de celui qui se souvient, de même qu’un bon rapport archéologique ne doit pas seulement indiquer les couches d’où proviennent les découvertes mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverser auparavant.
Walter Benjamin, « Fouilles et souvenir », Images de pensée
Si je ferme les yeux : la brume qui voile le Huayna Picchu, le soleil qui tombe sur Qulla Qullu, les rizières noyées du royaume môn le long de la Chao Phraya, le bruit déferlé du Te Moana-nui-a-Kiwa, le vent dans Rangi Nui, la lenteur de boue du Mae Nam Khong, et sur tout cela, les hurlements des chiens errant qui s’appellent d’un monde à l’autre — rien, ou presque, qui puisse témoigner ; j’ouvre les yeux et le ciel pourrait être le même, un même vide l’habite ; change la fatigue qui l’observe, le sentiment d’être loin confondu avec celui d’être ici, le silence des chiens. Sur les visages de ceux qui, en terrasse, prennent le café à côté de moi, cette ignorance de la lumière qui tombe sur la pierre d’Ullantaytampu à l’aube, et je n’en suis pas plus riche, peut-être même plus sourdement délesté du monde.
« Le passé devrait être modifié par le présent de la même façon que le présent est mis en scène par le passé. » (T.S. Eliot). Un type freine brutalement ; il se retourne : hurle au véhicule derrière lui, la peur dans la voix, qu’il a failli mourir, il parle de la mort, à 9h du matin au milieu de la route. Sur la terrasse du café, on s’arrête de vivre pour l’observer, jouir du spectacle, c’est l’événement. Il hurle sa mort longtemps dans les phrases simples, est-ce que je me suis levé pour crever sous les roues d’un connard, non, il dit ça en hurlant, les clients de la boulangerie sortent aussi, le spectacle s’étire, est-ce qu’il sait qu’on le regarde, sans doute, je ne vois pas l’autre type dans le véhicule, mais je l’entends qui hurle aussi, parle priorité volée, vitesse — foutaise, futilité —, l’autre poursuit son monologue tragique, évoque la finitude, le gouffre, la fragilité du fil qui le maintient dans l’existence, et puis on se lasse, on n’écoute plus que distraitement, le ressent-il, lassé lui aussi, il remet son casque, remonte sur sa moto, part en crissant les pneus. Je vois enfin la voiture qui avait failli l’envoyer dans l’au-delà, qui démarre, plus lentement — une ambulance.
La phrase dans le journal : « Le vieillissement tel qu’on le connaît appartiendra bientôt au passé. » En plus du reste, il nous faudra donc aussi consoler la vieillesse connue dans notre jeunesse.
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Jrnl | Tu ne dois pas désespérer
[24•07•25]
jeudi 24 juillet 2025

Si tu parcourais une plaine et si, malgré ta bonne volonté d’avancer, tu reculais, alors la cause serait désespérée ; mais tu gravis une pente raide, aussi raide peut-être que toi-même vu d’en bas, si bien que les pas en arrière peuvent aussi n’être dus qu’à la nature du terrain, et tu ne dois pas désespérer.
Kafka, aphorisme 14 [1]
Par où s’échapper ? La Terre, disent les savants, attirée par l’irrésistible force de gravité du Soleil, se précipite vers lui chaque seconde et devrait s’écraser sur sa surface brûlante – y échappe pourtant à chaque instant grâce à sa vitesse qui la projette vers l’étoile et la fait dévier sans cesse, comme au dernier moment. De cette déviation naît le cercle qu’elle dessine autour du soleil. L’approche de l’adversaire, décidément, n’est une danse que par illusion : c’est un malentendu, une série de récits qui se croisent sans jamais se rencontrer. Par où m’échapper ? L’ombre que le corps projette à nos pieds, l’espace qu’on occupe sous la lune, reste toujours la même et nous suit partout — des lampadaires jaunâtres de Paris au ciel pur de Rapa Nui. Et alors ? Non, le ciel n’est pas le même.
Je suis rentré, paraît-il. Quand la terre revient brutalement sous le pas, après des mois passés loin de l’heure qui battait ici, le monde autour revient lui aussi alourdi de laideur – il saute au visage, défardé. Le monde comme pure hostilité, comme ce qui se jette sur soi pour mordre, parce qu’il est fait pour cela, mordre, et c’est tout. Commence l’effort de se tenir à distance des haines dérisoires ; l’effort de se laisser affecter seulement par les douleurs qui comptent (garder intacte sa colère, dirigée contre les violences infligées à ce qui seul importe).
Happé par la réalité, il faut pourtant s’atteler à la tenir en respect. Se plonger dans le travail, renouer avec les amitiés qui seules aussi importent et donnent sens – à la sueur, à la tristesse, à la joie de se savoir ensemble même tristes et respirant le même air, même rance, ployant le poids de notre corps à la surface de la terre au même instant. « Du pain sur la planche pour mille ans », et le rompre ensemble, le tremper dans la même soupe chaude, lever le verre au même ciel en le sachant vide, et remonter les manches, plonger dans la matière, fabriquer des formes capables de détourer le monde, de relancer le désir d’en forger d’autres : traverser les laideurs qui assaillent pour aller vers ce qui compte, ce qui recule, et qu’on ne cesse de rejoindre malgré tout.
Comme un chemin en automne : à peine redevenu net, il se couvre à nouveau de feuilles mortes.
Kafka, Aphorisme 15 -
Jrnl | Voyager pour t’appauvrir
[25•12•24]
mercredi 25 décembre 2024

Non, non, pas acquérir.
Voyager pour t’appauvrir.
Voilà ce dont tu as besoin.
Henri Michaux, Poteaux d’angleLucile Boulanger, « La Fugitive »
C’est donc la veille. Au pied du lit, un sac rempli : on n’aurait pas besoin de davantage qu’un sac presque débordant, des livres par dizaines dans une petite tablette plus ou moins d’argile, des feuilles volantes et un mauvais stylo, de bonnes chaussures plutôt, l’appareil photo et une carte, une main serrée dans la mienne et le regard de deux enfants qui ne savent pas où pourrait bien s’engouffrer l’horizon — et puisqu’on ne sait pas non plus, il s’agirait d’aller voir. C’est la veille : demain, ce sera Bangkok et le train vers le nord, le Laos ensuite et après, on ne sait pas ; quelque part devant soi, il y aura bien l’Océanie, la Nouvelle Zélande et ensuite ? Le Pérou, la Bolivie, la culbute des soleils, les fleuves qui boivent à même leur source d’or dans nos rêves, et puis, et puis ?
Lire quelques pages de Michaux ce soir confirme l’intuition : ne pas partir pour écrire, écrire appartient au geste du retour — partir pour partir (ce bref récit dans Kafka, de l’homme sur le départ, dévoré par le départ, et quand on lui demande où, il ne peut que répondre : « Je ne sais pas, je veux juste partir d’ici, juste partir d’ici. Ne cesser de partir d’ici, c’est seulement comme cela que je pourrai atteindre mon but. » Le but : la destruction du but. Rejoindre l’ailleurs afin qu’il ne devienne jamais un ici. Partir avec ces pensées d’inconfort, terribles même, et ce sac.
L’image en tête de ce texte : mon ombre effacée vers Saint-Eustache déjà partie et que je poursuis, que je ne fais que poursuivre depuis tant.
Je ne reviendrai pas beaucoup dans ces pages ; mes carnets se noirciront autrement et je déposerai peut-être quelques images en passant ; sous les images, les légendes inventées comme toujours.
Les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse écrivait Sartre : autant faire le choix de se libérer des sens et d’écrire comme on part, ou comme en voyage, sans savoir dans quel sens. Les événements n’ont pas besoin de sens pour se produire.
L’heure à mon poignet grattera plusieurs heures à la fois, et peut-être trouverai-je là le contretemps parfait, celui de n’habiter qu’entre deux battements où apercevoir l’histoire, et par où m’échapper.
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Jrnl | Que les conditions du temps et de l’espace
[04•12•24]
mercredi 4 décembre 2024

Aux confins extrêmes de la douleur rien d’autre ne subsiste que les conditions du temps et de l’espace. Hölderlin
La ponctuation ne sert qu’à repousser les choses à plus tard : comme respirer, inspirer ; comme, dans les rêves, prendre rendez-vous ; ou dans l’Histoire, l’avenir. Cette vie ressemble ces jours à des trains qui partent en tous sens et qui n’arrivent que pour repartir ; lundi, l’aller retour vers Paris ; dans cette grande salle de la Cité Universitaire, tâcher de dompter la présence et ne pas y parvenir, se contenter de nommer et assister à ce qui tombe, dans le mot, du mot lui-même. Appeler ça aller. L’après-midi, cet atelier autour, avec, au dedans de la présence perdue de Claude Régy. D’abord considérer l’espace devant soi, mesurer combien il n’est pas vide, mais traversée d’une histoire. Nos corps, là, tout à l’heure ; les paroles prononcées et les désirs ; l’histoire nue dans le nom de Gaza, et l’odeur des cendres froides. S’attarder longuement sur ce que le vide permet, organise, n’épuise jamais, relance et réarme, désarme. Apprendre à se défaire, longtemps. Puis repartir.
Dans le train qui me ramenait, la nausée tenait sans doute à ce retard qui me sert désormais à mesurer ce qui me sépare de moi — Babylone bat comme une porte là-bas, et la porte se ferme tandis que je m’apprête à saisir la poignée : la ville continue sa rumeur, je suis de l’autre côté, je ne serai toujours que de l’autre côté : c’est un autre rêve, d’un autre jour, que j’ai déjà oublié et que je dépose aussi pour être sûr de ne plus jamais m’en souvenir.
Sur l’horloge de la Gare de Lyon, le temps ne passe pas : la Tour découpe la même silhouette à même la nuit depuis que je la connais, toujours : je jette toujours vers elle le même regard comme si je me jetais moi-même dans ce vide qui me sépare de moi-même la regardant autrefois ; l’ombre qu’elle fait sur nous, la ville et la nuit semble plus grande que la ville, la nuit et nous tous réunis sous elle. On n’aura jamais assez d’insultes et elles ne seront jamais assez hautes contre cette tour qui organise autour d’elle le monde infernal, et pourtant, quand je me trouve sous elle, je fais toujours ce geste de vérifier l’heure que je porte pourtant au poignet : ruse atroce de la réalité d’imposer son ordre fantoche et de nous rappeler combien nous sommes en retard, et lui, en avance.
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Jrnl | Réellement vide
[27•11•24]
mercredi 27 novembre 2024

Semblable à un homme qui, assis devant une assiette vide, s’obstine à y plonger sa cuiller, pour montrer à ceux qui l’ont remplie pour lui qu’elle est réellement vide.
Günther Anders, Kafka. Pour et contre (1951)
Ce n’est pas tant parce qu’on nous a appris à écrire qu’on écrit : comme ce n’est pas le paysage qui est la preuve de la carte. De même, au peintre à qui on demande des explications — pourquoi avoir été peintre, quand il eut mieux valu être cordonnier dans ce pays de va nu-pieds, plus utile d’être médecin, ou flic, ou chien de flic, gouverneur, élu, électeur, client, dealer, tout plutôt que peintre, il répond : c’est parce que tout était plus utile que peintre que je me suis fait peintre afin de donner du monde l’image qu’il n’a pas, et qu’on puisse enfin le voir, autour de soi, comme il devrait être.
Ou alors : donner au monde l’image qui est la sienne et ne devrait pas avoir : la donner entièrement, cruellement. La donner comme une mise en garde, ou pour venir en aide.
La demande de Kafka de brûler ses textes : non parce qu’il les estimait de faible valeur littéraire, mais parce qu’ils ne possédaient à ses yeux qu’une valeur littéraire.
Toute la matinée à l’affut de la justesse. Et toute l’après-midi à guetter ce qui s’y dérobe — sur la table de travail, aller d’un côté à l’autre à s’en brûler les yeux comme si c’était des liasses dont il s’agissait de se débarrasser maintenant qu’elles ne serviront plus (j’asperge toutes les eaux guérissantes du monde en vain depuis une semaine) : dans Barthes, le journal de Chéreau, et la Solitude — désespérément à l’assaut de l’anti-chambre de la pyramide où repose le tas de secrets comme si c’était des cendres froides : j’en suis là, et c’est ma vie. À la fin de ce mercredi, je me serai provisoirement mis d’accord avec moi-même sur cette définition de l’écriture : abolition du manifeste et du latent, par quoi l’éblouissement est renversé en son contraire, l’illumination.
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Jrnl | Mais nous ne savons pas les entendre
[25•11•24]
lundi 25 novembre 2024

Un enfant m’a demandé autrefois : Pourquoi les fleurs, si belles, ne chantent-elles pas comme les oiseaux ?
Elles chantent, lui répondis-je, mais nous ne savons pas les entendre.August Strindberg, Inferno (1896)
De quel côté suis-je, des pierres, des routes ou des cimetières : je ne sais pas ; chaque seconde me fait balancer là ou ici — il faudrait, pour le savoir, savoir aussi ce qui préside au choix : la tendresse ou le goût du renoncement, l’orgueil. Je ne possède rien de tout cela. En sortant, un simple regard vers le ciel découpé suffit à m’emporter dans le jour, les tâches, le change donné aux choses. J’apprends à la radio qu’on ne trouve pas seulement du plastique dans le ventre des mers, mais dans les nuages, le cerveau, les fœtus. À la fin, si la jungle l’emporte, comme à Angkor, elle sera peuplée de sacs en plastique qui danseront seuls dans le vent : je suis du côté du vent, me dis-je au moment où je l’écris, et ensuite, je ne sais plus.
L’expression : à corps perdu. La ramasser, la prendre avec soi, la consoler : l’assassiner mieux.
Dans le journal de Kafka, ces pages sur Strindberg : il ne le lit pas pour le lire ou en tirer des leçons, mais pour reposer sur lui, « il me tient comme un enfant sur son bras gauche ». Dix fois, dit-il, il glisse de lui, et onze fois, il le rattrape au moment où il va toucher le sol. Je cherche quelqu’un qui serait comme Strindberg, et je ne trouve que Kafka, ses maux de tête, ses images, sa rage féroce d’enfant qui tombe.
[1] Texte établi par Max Brod dans l’édition originale des posthumes de Kafka publié aux éditions Fischer Verlang en 1953, et repris sous le même titre Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, traduit par Bernard Pautrat pour les éditions Payot & Rivages en 2001. Brod précise que Kafka avait rédigé ces aphorismes sur des fiches, utilisant une fiche et un numéro pour chaque aphorisme ; certains aphorismes – comme le 14 – ont été rayés au crayon par Kafka lui-même, sans être supprimés du cahier, peut-être en vue de corrections ultérieures.
















