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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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connexions déconnexions
lundi 21 août 2017
Auger […] m’avait fait cadeau d’un mot, il n’y a pas de plus beau cadeau. Il m’avait dit je te donne un mot : et c’était espace quelconque. […] Les espaces quelconques c’est très simple : ce sont des espaces qui se présentent soit comme des espaces vides, c’est-à-dire sans présence humaine, soit des espaces dont les parties sont déconnectées, désorientées, les unes par rapport aux autres. Soit les deux à la fois, ça ne s’oppose pas. Espace vide ou déconnecté. Et on disait ah ben oui ça c’est bien, on peut appeler ça espaces quelconques. Pourquoi ? Parce qu’ils sont pas « qualifiés ». Sous-entendus ils sont pas qualifiés par une action qui s’y passe.
Gilles Deleuze, Cinéma et pensée, cours 89 du 21 mai 1985 à Vincennes (transcription : Nadia Ouis)
Sylvain Chauveau, I Follow Rivers
Vingt jours loin — déconnexions : s’éloigner d’abord, c’est laisser l’ordinateur à la table, l’éteindre (pour la première fois depuis un an), partir. Bien sûr, avec le téléphone, je verrai tomber les mails, mais les laisser sans réponse vingt jours, c’est cela, aussi, surtout, partir. Près de Bordeaux, le ciel est rempli de nuages étranges, massifs, rapides. Ici, à Marseille, on ne voit pas de tels nuages. C’est cela encore, être loin : percevoir la vitesse relative des nuages.
Dans les espaces sans connexion, on s’éprouve préservé du monde et plus affecté encore par ses drames : les titres des journaux qu’on aperçoit parfois, par hasard, semblent afficher plus terriblement encore l’indifférence de tous aux abjections de notre réel. Les morts qui se dénombrent ne sont que des statistiques : de loin où on est, on est bizarrement davantage meurtri encore, parce que les morts traversent l’indifférence que les journaux exhibent au milieu de leurs grotesques Cahiers d’été. Les nuages passent sur cela, on tâche de forger la promesse de ne jamais s’habituer à aucun chiffre.
J’ai emporté le Marx Intempestif de Daniel Bensaïd, dont je lirai quelques pages seulement, rêvant avec férocité à ce qu’on pourrait en faire : de ces quelques pages et de celles que je n’ai pas lues, que je lirai cette semaine — je finirai L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss commencé à Avignon dans un même mouvement. Avec la rentrée littéraire qui s’annonce aussi affligeante que tiède, on a tant besoin d’alcool fort, rageur, brûlant encore.
J’ai pris beaucoup de photos, comme on prend des forces.
Déconnexion, cela veut dire : trouver l’élan pour renouer, se reconnecter ensuite. C’est un geste de la main qui dit partir et revenir dans le même désir : on ne revient pas si on ne part pas. Du réel comme d’un désir, et du corps comme de la pensée, du ciel aussi, comme à l’écran.
Depuis la mi-juillet, les épreuves du livre attendent : j’avais dit : je les relirai le 21 août. On y est : ce qui s’est passé depuis ? Le contraire de l’attente, l’oubli peut-être, et maintenant ?
Dans les espaces quelconques, ce n’est pas le vide : plutôt le battement, comme entre la porte et le dehors, ce qui bat, s’ouvre et vient s’engouffrer, la plaie et la blessure — mais vive. Dans les espaces sans action, la diastole. Étrange et évident : le temps consigné dans les pages de ce journal à contretemps notent toujours l’intervalle entre deux jours non écrits, et ce n’est pas le jour écrit qui importe le plus. Finalement, ce qui s’écrit, c’est toujours le temps entre deux temps battus sur soi, pulsation irrégulière de l’époque.
Il me faudra peut-être une journée entière pour répondre aux messages : essentiels ou administratifs, amicaux, professionnels (je cherche le sens de ce mot) — je n’ai pas de stratégie. Y répondre dans l’ordre ? Ou dans le sens des importances ? La plupart resteront sans réponse, et gratteront comme une piqure sur le membre amputé. Il y aura la vie au milieu de tout cela qui fera un sort à l’oubli.
Ce matin, l’araignée dans le lavabo se débat : je fais couler l’eau, sans cruauté, non, seulement pour abréger sa vie ou ses souffrances (rêvant aux souffrances que peut bien éprouver une araignée). Elle se recroqueville ; je la crois morte, et soudain elle se déplie, recommence l’impossible tâche de gravir la paroi lisse du lavabo, retombe, recommence. Je la regarde. Une image de nos jours ?
Le feu aux portes de la ville : tout ce mois, c’était ma lecture continue, régulière, dans les journaux : suivre l’avancée des feux. Pourquoi ? Une autre image, une autre énigme qui pourrait désigner le chiffre du jour, mais qui reste scellée. Par elle je suis resté connecté à la ville, au monde, à sa rigoureuse marche. Mais ces nouvelles, j’aurais pu les lire l’an dernier, et je les lirai l’an prochain : les feux autour de la ville, ici, marquent chaque été — c’est à se demander s’il reste quelque chose à brûler. Le feu trouve toujours de quoi brûler.
C’est une autre image de ces jours : pas la dernière. La dernière ne viendra pas : et cela aussi, cela surtout, est une image de ces jours déconnectés.
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le tranchant de l’œil en éveil
mercredi 2 août 2017
Une personne qui ne tient pas de journal est dans une position fausse à l’égard du journal d’un autre. S’il lit, dans le Journal de Goethe par exemple : « 11.1.1797. - Passé toute la journée chez moi à prendre diverses dispositions », il lui semble qu’il ne lui est encore jamais arrivé de faire aussi peu de choses dans une journée.
Kafka, Journal (29 septembre 1911) Détroit, Droit dans le soleil (2016)
Au pli exact de l’année – c’est faux, sa pliure est plus lointaine, déjà passée : vingt-et un juin disparu dans le temps : mais le présent vient toujours quand il est passé –, se tenir et envisager le cours des choses qui passent, qui viennent, qui s’effondrent comme la lune et se relèvent comme la lune.
Par exemple : des phrases sans contexte, des phrases qui donnent à n’importe quel jour leur contexte – cette phrase de Bakounine, oui, pour l’exemple (qui me vient du rêve de cette nuit, et que je vérifierai au matin) :
Trois éléments fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain :
— 1° l’animalité humaine
— 2° la pensée
— 3° la révolte.
À la première correspond l’économie sociale et privée ; à la seconde la science ; à la troisième la liberté.On marcherait dans ce monde-ci comme dans la forêt des signes : on ne sait pas le nom des arbres et des animaux, on voudrait bien qu’une application suffise à les nommer, on aurait qu’à tendre le bras, prendre une image, et le téléphone nous dirait le nom et l’âge et la date d’extinction de l’espèce, végétale et animale, mais non : on marche seulement, dans une forêt innommable, et on suit le chemin parce qu’il est le seul qui existe ici, parfois, on sent le souffle des bêtes à gauche, à droite, et nous prend le désir de les rejoindre, là-bas, dans les perspectives sans chemin.
C’est le moment de rétraction : les journaux ne disent plus rien de l’organisation abjecte de ce réel, comptent les morts et se rappellent l’année, les lois sont votées dans l’indifférence et le dépit, les hommes prennent des vacances avec leur vie, ils remplissent les plages de ce noir de monde que tous, sans exception, exècrent, et qu’ils composent, joyeusement, avec soulagement même. Ils travaillent toute l’année pour faire part de ce tout qu’ils détestent. Ils ont commis les enfants au milieu de ce tout : ils leur disent de cesser d’hurler, toute la journée ils le leur disent et cela les fait hurler. C’est août, le début d’août, et la chaleur est sur terre la nuit et le jour à part égale.
On y fait d’étranges rêves, interrompus toujours au moment le plus crucial par des moustiques suicidaires.
On cherche des phrases sans contexte qui sauront arracher à ces jours leur vérité ultime, et on les trouve souvent : c’est à cela qu’on reconnaît les phrases décisives, c’est qu’on les trouve, souvent, pour nommer les jours nuls de la vie, qui sont aussi précieux pour ce qu’ils précèdent. Par exemple, pour l’exemple, Bataille :
La lutte des classes n’a qu’un terme possible : la perte de ceux qui ont travaillé à perdre la « nature humaine ».
On regarderait le soleil dans ces jours, au milieu des cris d’un enfant qui hurlent tout près et qui est la joie même, et on penserait : seules comptent les pensées que ces phrases donnent, et le courage aussi qu’elles nous confient pour aller auprès d’elles les accomplir autant que possible, comme compte seul – mais c’est la même chose, la même folie vitale – le cri d’un enfant sous le soleil qui bascule dans les arbres, et cette joie, sous le soleil qui monte pour tomber et nous laisse au milieu comme un reste de soif dans la joie inépuisable du cri, et de l’enfant,
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considérant d’ici la situation historique
lundi 31 juillet 2017
Et me voici, prophète à la tempe plus pure que les miroirs, enchaîné par les lueurs de mon histoire, couvert d’amours glaçants, en proie aux fantasmagories de la baguette brisée et demandant que par pitié, d’un seul brillant final, on me ramène à la vie.
André Breton, Poisson soluble (1924)
Bob Dylan, Things have changed (2000)
Dans l’incertitude : prendre des forces depuis l’état impermanent des choses. Alors, dans le flux et reflux immobiles des événements, tâcher d’en épouser à la fois le mouvement et les résistances. Depuis ici, on regarde ce qui n’est fait que pour cela : être regardé. On est devant l’origine perdue aussi, des êtres qui par hasard ou désœuvrement, ont quitté les eaux froides du calcul égoïste et des premières mers pour aborder de front le réel sûr et fragile de la terre ferme, l’étrange saveur de l’air arraché à l’air, et la dureté du sol, l’effritement du sable auquel ils se mêleront bientôt, dans cette vie et dans l’autre. Enfin ces histoires d’origine ne valent décidément que pour les voir se perdre devant soi, dans l’avenir de nos peaux mortes réduites à rien. C’est à tout cela qu’on pense, d’ici, et de là, qu’on se perd.
Viennent en désordre d’autres pensées dans ces jours où il faudrait être plutôt qu’ici au Vénézuela, ou au Yemen, à Bagdad ou à Aubervilliers, au nord de la Libye peut-être n’importe où ailleurs ou on n’est pas, et puis y penser rend doublement lâche : de ne pas y être, et de croire que cela changerait quelque chose. Se défaire de la pensée d’être utile : ou plutôt : penser autrement l’utilité réelle des choses et des êtres. Et cette autre pensée qui s’impose : jamais autant qu’aujourd’hui, ces jours, je n’aurai eu le sentiment d’être ici, là, si justement à la place où je suis.
Entre nous et le monde, il y aura toujours le monde : cette pensée console et dévisage, violente, réveille en sursaut, frappe, fustige et oriente.
Depuis le haut de la falaise, on entendait les cris d’enfants ou d’adultes emmêlés comme dans la poussière autrefois, et bientôt : seule compte et comptera la joie qui s’en dégageait, pure, sans raison d’ici où on la perçoit, sans faille et dans la distance terrible des événements, réelle.
D’ici, considérant la situation historique, elle paraissait plutôt lointaine et miroitante, non pas en attente, mais sur le point perpétuellement de se rejoindre ; d’ici, on pouvait se jeter en elle dans un immense saut de foi, ou la regarder, lentement, s’épuiser à rester telle qu’en elle-même, puissante et possible : comme un appel pour les jours prochains, pour les jours de maintenant.
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écrire (dans) les entrailles de la vallée de Saint-Pons
dimanche 30 juillet 2017
La terre… d’elle sort le pain ; et au-dessous, elle est bouleversée comme par le feu. / Ses pierres sont le lieu du saphir, et la poussière d’or s’y trouve. / C’est un sentier que l’oiseau de proie ne connaît pas, et que l’œil du vautour n’a pas aperçu ; / la bête fauve ne l’a pas foulé, le lion ne l’a pas traversé. / L’homme porte sa main sur le roc dur, il renverse les montagnes depuis la racine ; / il creuse des canaux dans les rochers ; et son œil voit tout ce qui est précieux ; / Il enserre les fleuves pour qu’ils ne suintent pas ; et il produit à la lumière les choses cachées. / Mais la sagesse, où la trouvera-t-on ? Et où est le lieu de l’intelligence ? / Aucun humain n’en connaît le prix, et elle ne se trouve pas sur la terre des vivants. / L’abîme dit : Elle n’est pas en moi ; et la mer dit : Elle n’est pas chez moi. / […] Mais la sagesse, d’où vient-elle ? Et où est le lieu de l’intelligence ? / Elle est voilée aux yeux de tous les vivants, et elle est cachée aux oiseaux des cieux. / La destruction et la mort disent : De nos oreilles nous en avons entendu la rumeur.
Livre de Job (28, 5-23) Yann Tiersen, Dust Lane (2010)
C’est tout près d’ici, il suffit de prendre la route d’Aubagne, contourner le Garlaban qui n’est plus couronnée que de Canadair, passer Géménos et à la sortie du village (en pleine Fêtes des Cavalcades : près de la place du village déserte, cinq jeunes types jouaient de la flûte et frappaient sur des tambourins pour eux seuls) : laisser la voiture sous un arbre au hasard, s’enfoncer. La vallée de Saint-Pons est une longue coulée de terre qui va tout près du Massif de la Sainte-Baume au pied duquel la route s’achève.
Depuis deux ans, la ville est un souvenir, comme une autre vie. En face désormais, il y a la mer et les massifs ; pour rejoindre la fac ou les théâtres, j’enjambe la ville par la passerelle qui relie l’autoroute d’Aix au centre de Marseille, et par-dessus l’épaule je verrai Saint-Loup, et derrière moi, Noailles, les Réformés.
La forêt de Fond Blanche : c’est son nom. Est-ce qu’on pourrait être plus loin ? C’est tout près pourtant. C’est ici. Écrire, cela voulait dire : la ville. La vivre pour la nommer et avec elle, sa violence, l’impossible des rencontres. De l’autre côté d’elle, il y a ici les pins d’Alep – qui n’est plus une ville –, et la garrigue (qui n’est rien). Aller désormais là.
Ce journal aura surtout porté ces dernières années les images la nuit des rues près de Sentier, et des Halles, des nuits de Bordeaux ou de Castellane. Mon ancien studio minuscule de Paris coûte le triple désormais en loyer, je l’ai appris il y a peu – c’était il y a moins de dix ans que de la fenêtre je notais au passages ceux qui passaient. Écrire, maintenant, ce serait rejoindre les noms de la terre ?
Au fond de la vallée, cette abbaye cistercienne en forme de ville : abandonnée en 1407, transformée en relais de chasse ; murée. Mobilier brûlé ou vendu aux quatre vents, et le cloître laissé aux bêtes ? Tout est fermé, je ne verrai rien. Ce n’est qu’une image : je le sais bien. Mais une image qui les dit toutes : la pierre qui témoigne pour la vie et pour son abandon, avalée par les arbres, les poussières, les insectes qui hurlent autour de moi. Et sous mes pieds, les cadavres des moines qui pensaient trouver refuge et repos et éternité : tous oubliés.
Au milieu de la dernière clairière, un immense arbre brûlé sur pied : foudroyé sans doute, mais resté blanc, pur abandon aussi. Écrire, ce serait cela aussi ? La foudre et rien, et la solitude au milieu de la brûlure ? Un type passera déposer une veste mouillée sur la branche, et partira. Tout près, il y avait une source, que je n’aurai pas vue. C’était aussi écrire ? Ou vivre depuis l’autre côté d’écrire ?
Le pli de l’année est toujours l’occasion d’un retrait, de prendre appui : l’ouverture d’autres chantiers aussi, maintenant que l’un d’eux a pris fin. Dans la terre puiser les forces d’aller dire ce que la ville n’est pas, et où la vie s’en est allée ?
Une dernière image : trainée de ciel qui creuse dans la canopée une route où frayer.
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Avignon, aller et retour
lundi 24 juillet 2017
Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir.
Walter Benjamin ("Les affinités électives" de Gœthe)Arvo Pärt, Nunc dimittis (« Maintenant, laisse partir… »)
De retour, mais d’où ? Plusieurs jours à Avignon sont une seule coulée de temps, d’insomnie, de jours brûlants qui sont les mêmes et toujours différents. La ville entière va hystérique entre deux salles, deux heures où courir pour les rejoindre. On tâche d’adopter un rythme plus lent, et on marche toujours à contre courant. Le soir, on se pose un peu, trois spectacles plus tard, et on en parle comme si peut-être s’y jouait le sort du monde, alors que c’est l’inverse : seulement intérieurement, on espère un déplacement décisif, des appels, des sursauts, ou simplement, des intensités qui rendraient plus vive encore la peine de vivre et d’aller, et de revenir. Avignon a-t-il eu lieu ? Et où ? Qu’en penser ? Tout près de la maison où les moustiques nous tiendraient éveillés ces semaines, l’impasse des pensées : oui, où la pensée cède, quelque chose qui s’ouvre et donne à penser – des seuils d’intensités rendent la pensée insuffisante et l’appellent encore, l’incitent, l’exigent. Non plus la pensée pour penser, mais pour déployer le monde. Aller et venir ici, et repartir encore.
Plusieurs jours donc ici avec les camarades de l’Insensé : contemporain d’un même monde, d’une même soif, d’un même désir d’aller dans ce temps : Contemporain en allemand, Zeitgenössish – camarade du temps. J’avais noté cette phrase au seuil de ces jours, avec cette phrase d’Agamben :
« le contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps […] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment ».
Qu’en reste-t-il ? Comme ces rues couvertes d’affiches qui vont bientôt sécher sur place, et mûrir, et mourir ? Ou comme un dépôt, une trace d’autres choses, une blessure ? Avec le collectif de l’Insensé, on aura écrit près de soixante critiques en trois semaines – j’en aurai commis sept. Critiques ? Le mot est faux, le mot trompe : il faudrait en trouver un autre : des textes qui voudraient creuser l’espace d’une heure ou deux cette exigence et cette soif du temps, le ravage ou les bouleversements demandés et rarement obtenus, ou atteints, et nous qui appuyons de toutes nos forces sur les leviers d’un spectacle pour tenter de dire le présent, ce qu’il en reste.
La ville autour manque à notre désir. J’aurai pris peu d’images cette année de cette épilepsie estivale ; seulement marcher, et aller d’un point à un autre pour seulement aller, et marcher, trouver l’ombre où qu’elle soit, et le ravage. La nuit est plus lente, plus désirable encore ; il y a des cafés infernaux qu’il faut fuir et des artères abandonnées comme des cadavres sur lesquelles prendre le large. Il y a des souvenirs et des histoires en attente. Des promesses aussi. Des longues rêveries sur les remparts troués qui ne défendent rien ni personne, et des types saouls, des vieillards endormis, des enfants peut-être.
Sur un coin de canapé, écrire, lire, veiller tant qu’on le peut le vieux monde et le neuf tout ensemble, passer les heures blanches, boire un peu, manger encore moins, partager comme du pain le temps jusqu’à la dernière miette.
Cette ville changée en théâtre fait un peu honte aux villes et au théâtre : la moindre église réquisitionnée, le moindre fragment de ciel arraché aux applaudissements, le moindre cloitre est un tombeau. Vite entrer, et vite sortir, regarder ce qu’il faut pour trouver les forces traquées, les emporter avec soi quand elles existent, comme un voleur.
Parfois on est deux ou trois, dans les théâtres, parfois davantage mais c’est tout comme : et qu’est-ce que cela change ? On est seul, toujours. Il y a eu ces rendez-vous ratés avec l’Histoire, la mienne et celle de ceux en qui on espère. Il y a eu des moments nuls et des instants précieux mais inexprimables. Et il y a eu ce moment, au Jardin des Doms où j’ai entendu les mots justes qui suffisent, qui incitent davantage, qui sont comme on jette par terre ce qu’il faudra ramasser. Le reste ? Oui, des corps et des présences offertes et dérobées – et tous les avis du monde qui ne changeraient rien au monde ni aux avis, ni à rien. Dans les cloîtres ou sous les nefs d’église, les dieux morts meurent encore, nous, on serait vivant de cela.
Il y a des midis qui lancent des douleurs et des joies comme des peines, tant pis pour elles, tant pis pour nous ? On lève des textes comme des poings : est-ce que cela suffit aussi ? J’aurai tout écrit trop vite et peut-être qu’il faudrait le temps. Dans le carnet noir que j’ai avec moi pendant le spectacle et que je griffonne à l’aveugle, dans le noir et sans rien regarder des mots que j’écris, j’ai noté beaucoup de phrases que je suis incapable de relire. Les spectacles à midi, j’ai écrit aussi, mais je peux me relire, et cela n’aveugle pas. Alors je laisse les carnets noirs et les souvenirs, les images, pour la soif, et le retrait, la solitude peut-être.
Cette image près de la maison des Insensés : route barrée à 0 mètre. On en est là. L’histoire arrêtée sous nos yeux, et pourtant, il suffit d’enjamber : mais on serait où ? De l’autre côté de la route barrée, qu’est-ce qui commence ?
Cette autre image : cette autre allégorie. Une direction proposée et refusée, et une invitation aux profondeurs, aux souterrains, à ce qui remue là-bas, dans les limons insondables, à tout ce qui tient la ville à l’équilibre sur les tourment de l’époque – au fond des choses, aller peut-être, non pour voir les secrets mais pour en être une part, celle des égouts, des fleuves et des rêves et des désirs qui s’enfoncent à la verticale des êtres.
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Dans la chaleur d’Avignon et les ténèbres du moment
jeudi 13 juillet 2017
Avignon toujours recommencé. Et avec le festival, les hurlements des cigales et le piétinement des festivaliers (ou inversement), cette cérémonie du spectacle qui rivalise avec la célébration du commun. Au milieu, où trouver des espaces de conflit (de pensée) ?
Marchant dans une même ville, d’un même pas, dans une même direction, nous sommes d’un même espace et d’un même temps : faudrait-il que fatalement nous partagions également de la vie ses résignations et de l’art ses réponses ? Serions-nous, irrémédiablement, contemporains d’une même époque, d’un même monde ? Si c’est pour partager — ce geste si violent qui met en pièces, sépare, tranche dans le vif des choses – que nous sommes là, alors que le partage soit cette rupture au sein du temps, et cette violence opérée dans l’ordre du réel.
Contemporain, le mot français ne dit rien : en allemand, il paraît qu’il se prononce Zeitgenössisch : « camarade du temps. » Puissions-nous être au nom de ce nom, insensément camarades de ce temps (sa brûlure, sa laideur, ses outrages commises au temps) : ce serait le programme de l’Insensé, – collectif d’écriture sur le théâtre – pour les jours à venir, ceux qui vont passer sur nous comme autant de liens à trancher.
Au milieu des spectacles, chercher la brûlure, non pour la trace qu’elle laisserait, mais pour le mouvement de retrait qu’immédiatement elle suscite, et qui nous rend soudain à notre corps, à notre puissance. Exigeant tout, il est possible que nous sortions des spectacles plus dépouillés encore : mais c’est pourquoi nous allons voir, et exiger davantage du théâtre, s’il en est encore.
Cette phrase d’Agamben, enfin, pour ne pas finir :
« le contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps […] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment ».
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l’homme seul et la mer
vendredi 7 juillet 2017
Il ne se rappelait pas quand il avait commencé à parler à haute voix quand il était seul. Dans les jours les plus anciens, quand il était seul, il chantait – et il avait aussi chanté parfois la nuit quand il était de veille sur les caboteurs ou les bateaux pour la tortue. Il avait probablement commencé à parler à haute voix, quand il était seul, au moment où le garçon l’avait quitté. Il ne se souvenait pas. Quand il pêchait avec le garçon, ils ne parlaient en général que lorsque nécessaire. Ils parlaient la nuit, ou quand ils sentaient venir un orage par mauvais temps. C’était considéré comme une qualité de ne pas parler sans nécessité, à la mer, et le vieil homme l’avait toujours pensé ainsi, et respecté. Mais maintenant qu’il n’y avait personne que cela puisse ennuyer, il disait ses pensées tout haut.
Hemingway, le Vieil homme et la mer (traduction François Bon)
Beau, Who Pays The Ferryman ("When Butterflies Scream", 2017)
La mer recommençait de recommencer ce soir, emportait toute la semaine et sa fatigue, me lavait à grandes eaux de ce qui n’a pas eu lieu, des rêves, et de la bêtise des hommes, des lâchetés et des peurs, minuscules, immenses, des beautés parfois, rares, de l’absurde renoncement aux êtres et des absurdes courages qui nous prennent malgré nous et nous entraînent on ne sait où, dans des pensées égarées par exemple, et c’est au milieu de l’égarement et de ces pensées, qu’a surgi cet homme seul, dans la mer.
Personne ne devrait rester seul dans un grand âge, il pensa. Mais c’est inévitable. Il faut que je me souvienne de manger un peu de thon avant qu’il pourrisse, il faut que j’aie des forces. Souviens-toi, envie ou pas, il faudra que tu manges quand ce sera le matin. Souviens-toi, il se dit à lui-même.
Cet homme dont on ne voyait que le tronc – Minotaure étrange et idiot au milieu de la mer étale ; cet homme dont la solitude muette resplendissait tranquillement dans le vacarme de la plage proche, de la route, de la ville, de juillet déjà épuisant de cris. Cet homme comme on serait dans l’immense. Un simple type au milieu de ce qui pourrait nous soulever mais ne le fait pas.
Il ne peut pas savoir qu’il a affaire à un seul homme, et non plus qu’il s’agit d’un vieil homme.
Un homme nu au milieu des choses, qui semble attendre ; il n’y a rien à attendre pourtant, on voudrait lui hurler : un homme dont on voit immédiatement la lâcheté d’attendre ; un homme qui reste là, mains sur les hanches tandis qu’aucun monstre ne surgit ni tempête, un homme qui croit qu’aucune tempête n’est prête à l’engloutir, un homme plein de foi et de morgue : l’arrogance de l’homme qui ne sait pas que le monstre sous ses pieds approche : un homme comme nous, un homme dont on ne voudrait pour rien au monde ressembler.
Il regarda la mer et sut comme il était seul. Mais il distinguait les prismes de l’eau sombre et profonde, et la ligne qui le tirait vers l’avant, et l’étrange ondulation du calme. Les nuages s’accumulaient maintenant sous le souffle de l’alizé, et quand il regarda droit devant il aperçut un vol de canards sauvages comme découpés contre le ciel et l’eau, puis s’effaçant, puis nets à nouveau et il sut qu’aucun homme n’était jamais seul sur la mer.
Un homme pourtant. Ce soir, lisant je ne sais pas pourquoi (je sais pourquoi ; pour la solitude de l’homme) Le Vieil Homme et la mer, je pense à ces jours et à ce qui s’achève en eux : je pense à ce qu’il faudrait commencer désormais : ce soir, cette nuit, peut-être l’homme est encore au milieu de la mer, debout, et pleure, ou rit, ou ne fait rien que d’être là, confondu avec la nuit, invisible dans l’immobilité des choses obscures.
C’était trop beau pour durer, pensa-t-il. Je préférerais que ce soit un rêve et que je n’aie jamais ferré ce poisson et que je sois tout seul dans mon lit sur les vieux journaux.
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mon état par défaut
mardi 4 juillet 2017
La lumière et la solitude. Ici pour nous ouvrir les yeux
Seules les cendres bougent.Eluard, L’Amour La poésie, "Comme une image" (V)
Roberto Cacciapaglia, Moscow River
Par défaut, on irait dans la ville comme des déracinés, et près de la terre comme des abandonnés ; on regarderait le ciel avec nostalgie et la mer sans tristesse : par défaut on serait seuls au milieu du nombre comme des arbres, comme des immeubles : mon état par défaut : la phrase, sa question, revenait dans le rêve, et toute la journée, elle aura jeté sur les heures des marques étranges, comme des blessures, des caresses.
Sur la machine, c’est simple : il suffit de quelques secondes, on remet tout par défaut, réglage usine, comme neuf - on efface tout, on recommencera bien quelque part. M’avait frappé cette remarque entendu en cours de philosophie, en khâgne : un visage est historique dès le premier instant. Par défaut, cela n’existe pas : on est toujours travaillé par le temps, engagé ailleurs, emporté.
Par défaut : le mot dit autre chose aussi ; une ville par défaut, c’est une ville à défaut d’une autre : une vie par défaut. Un choix, par défaut. C’est chaque jour qu’on travaille pour faire de chaque jour un choix, et davantage : une conquête. Par défaut, c’est une erreur.
Un monde par défaut : celui qui sur les bancs des assemblées s’applaudit, se valide : et que meurent sous ses applaudissements les autres mondes possibles. On habite ce monde par défaut au contraire de la vie acquise, arrachée, désirée. Dans le flux croisé des pensées issues du rêve, cette autre pensée encore : c’est par nos défauts qu’on est aimable, c’est eux qui nous font, par eux qu’on est singulier, et désirable.
Mon état par défaut : non pas à l’os, ou nu – mon être sans rien d’autre que moi, je l’ignore. Je retrouve dans l’ordinateur des images prises à la marche de samedi, et je voudrais y voir un portrait. Voilà, pour un temps fragile et provisoire : mon état par défaut.
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solstice perdu et spectres nouveaux
vendredi 23 juin 2017
Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, — notre ombre des bois, notre nuit d’été ! — des Erinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, — la Mort sans pleurs,
Rimb.
Bachar Mar-Khalifé, Ya Ballad ("Ya Balad", 2017)
À 6h28, le 21 juin, les premières lueurs : pour quelques minutes, je manque le solstice, qui a déchiré le ciel à 6h24 – à quoi tient une vie ? Je tends les bras, tâche de prendre la lumière qui vient, c’est trop tard : tant pis ; et pour quoi ? C’était il y a deux jours : le temps passe comme de la vie perdue. Je lis ce matin les propos du ministre de l’Intérieur qui vient à Calais dire combien sa seule préoccupation est de "contenir les réfugiés avant qu’ils arrivent dans les Alpes". C’était il y a une heure. Je regarde de nouveau la lumière sur moi, dans les arbres peut-être : quel rapport ? La lumière déchire à chaque instant chaque instant.
J’écoute Bachar Mar-Khalifé en tâchant de me fabriquer des souvenirs du présent.
Habiter la ville, c’est la quitter, la retrouver : ici, en tous cas. À quoi tient une ville ? On est loin. On est toujours loin de ce qui bat. Dans le lointain, on finit par rejoindre. L’été commence, dit-on. Je lis ce matin dans les journaux qu’il fait chaud. Les nouvelles vont lentement.
Hier, Friche Belle de Mai (et tout à l’heure encore) : la lumière en partant, comme elle tombait déjà. Est-ce qu’à Stonehenge aussi, on avait le regret de la lumière juste après sa venue ? Comme le regret des départs ?
Le jour a duré seize heures et deux minutes (je l’ai lu hier, je m’en souviens), ce vingt-et-un juin : mais c’est fini, maintenant, il commence sa lente rétraction sur lui-même, jusqu’au vingt et un décembre où il tiendra dans une main d’enfant.
Se relire est une douleur, hier jusqu’à une heure du matin : plongé dans les épreuves, une ligne après l’autre pour les accepter. Il faudrait savoir écrire une fois pour toute, sans se relire : ce que je fais ici, sans rien reprendre, sans ajouter ou retrancher, seulement jeter comme on crache, comme on mord et désire.
En Nouvelle-Zélande, le jour a duré neuf heure et des poussières : le reste, de la nuit de la nuit de la nuit peut-être, ou du soir. Un long soir perdu dans le jour suivant. Là-bas, le jour recommence, lui.
Je rêve d’autres soirs. Ce matin, réveil brutal, crampe, jambe raide soudain, et le rêve s’est engouffré dans la douleur, l’oubli, la peine du jour à venir.
Histoire de mes solstices à travers les titres inventées pour lui résister : 2016 (solstices des vies passées, à venir), 2015 (vingt et un juin : il fera peut-être nuit, 2014 (morsure du jour et cette douceur d’ancêtres vivants), 2013 (rien), 2012, encore, 2011 (et le reste), 2010 (le dernier jour de l’année : blasphèmes), 2009 (marche) : je commence à disposer les années comme des oublis.
Tous les solstices que j’ai vécus, ces jours longs comme la vie, je les confondrai un jour dans une seule nuit : il faudra bien choisir laquelle.
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des lieux comme des secrets
mardi 20 juin 2017
« Ô jeunesse ! Quelle force, quelle foi, quelle imagination en elle ! Pour moi ce n’était pas une vieille guimbarde trimbalant par le monde un tas de charbon pour toute cargaison — pour moi ce bateau était l’effort, l’épreuve, la pierre de touche de la vie. J’y pense avec plaisir, avec affection, avec regret — comme on pense à un cher disparu. Je ne l’oubierai jamais... Passez-moi la bouteille. »
Joseph Conrad, Jeunesse, 1902
Woodkid, Boat Song
Il suffit de faire quelques pas dans les chemins de pierre au-dessus de Campagne Pastré, la ville n’est pas loin, on la sent dans le dos, derrière l’horizon des pins dont l’odeur enveloppe tout l’espace. Mais on ne voit pas la ville, ici, qui n’est plus qu’une hypothèse. À sa place, il y a le silence de la terre, et le cri des bêtes qui s’enfoncent dans la terre, insectes, et ceux qui les dévorent, oiseaux invisibles qui font trembler les arbres, le ciel. Tout cela qu’on ne voit pas non plus : plutôt, en levant les yeux, comme une étendue plane et opaque, blanche, d’une blancheur aveuglante au-dessus de l’horizon de la terre, et c’est à la forme mouvante d’un bateau qu’on reconnaît la mer, qui vibre comme l’image trouble d’un mirage dans le désert.
Trouver des refuges comme celui-là, des lieux écartés des choses et des êtres, des affaires courantes de la vie : on y trouverait l’appui nécessaire pour revenir au monde ensuite, ou au contraire pour le détester davantage et mieux l’aimer, l’aimer différemment ensuite ?
Toujours, j’aurais recherché de tels lieux : ceux qui isolent et renouent. En haut de Pastré, on voit différemment le temps passé et à venir, les arrangements avec la vie sociale, et le travail : ici, on puise l’essentiel, dans la chaleur aussi, la lenteur qu’elle donne à chaque geste, les regards, le partage de cela qui seul ne se dit pas. Des quais en bas du Louvre au belvédère de l’avenue des Pyrénées, de l’horizon le long de la Garonne aux arbres près de la grande Mosquée, ces lieux sont des attaches, des abris, des secrets.
Toute la journée penchée sur les épreuves, à corriger, à reprendre, à relire, à se maudire, à s’en vouloir des mots qui ne sont jamais assez grands ou qui sont toujours trop larges. Les pensées vers Pastrée et le bateau qui au loin s’éloigne vers l’Afrique ou la Corse ne consolent pas, mais redonnent sans cesse à la vie son assise, sa force.
Il y a ces phrases de Van Gogh que je lis ce soir, par hasard et désœuvrement, il y a les années 1971 dans lesquelles je suis plongé de nouveau, une dernière fois, il y a la chaleur sur Marseille, et parmi tout cela, il y a la forme évanescente d’un bateau qu’on voit s’éloigner lentement par-dessus l’horizon des choses.
Journal : notes intempestives du temps passé, du temps perdu. Ou : arracher du présent pour qu’il ne cesse pas.











































