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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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ce qui régnait dans l’air de ces jours
dimanche 23 avril 2017
Deux tâches du début de la vie : réduire toujours plus ton cercle et vérifier encore et toujours si tu ne te trouves pas caché quelque part hors de ton cercle
Kafka, Aphorisme
Si les jours sont incertains, il n’est pas vrai que le choix l’est ; ou plutôt : que ces jours dépendront surtout de ce qu’on en fait – et d’abord, ce qu’on fera sans ceux-là qui n’ont que leur visage à montrer sur la libre expression d’un scrutin qu’on jugera peut-être sincère (ce sera la dernière plaisanterie de ces jours), ou malgré eux, ou à partir d’eux.
Le débordement : ce qui arrivera après l’incertitude des jours est déjà là, il suffit de changer la métaphore en occupation réelle du temps et de l’espace.
Rêve étrange de cette nuit : le soir, on allumait de grand feux dans la ville comme si c’était une forêt, et on les regardait brûler. Certains sautaient au-dessus du brasier, et disparaissaient de l’autre côté, d’autres jetaient des morceaux de leur corps dans les cendres chaudes.
Les chiffres ne diront pas ce qui régnait dans l’air ces jours ; les chiffres certains d’eux mêmes jusqu’au delà de leur virgule ne diront pas ce soir la certitude qu’on possédait, de ce qui allait suivre ces jours.
(Images : prises malgré moi, mais par moi.)
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ce qui fait brèche dans le cours réglé du désastre
vendredi 21 avril 2017
Si tu marchais sur une plaine, tu aurais la bonne volonté d’avancer et pourtant tu ferais des pas en arrière, ce serait une situation désespérée ; mais comme tu grimpes sur une pente raide, aussi raide que toi-même vu d’en bas, les pas en arrière ne peuvent avoir été causés que par la disposition du sol, et tu ne dois pas désespérer.
Kafka, Aphorisme de Zurau (traduction de Fabien Rothey)
Radiohead, Present Tense (’Session CR78, 2016)
Il faudrait renoncer aux miracles qui font de nous des croyants, et pire encore, des chasseurs d’espérance, des hommes qui attendent et moins que cela, des hommes dans l’attente que quelque chose passe, du temps, des averses, de la solitude brisée comme du verre. Sur la route que je prends chaque jour, l’arbre mort est fidèle à sa mort : il dresse sublimement sa mort d’arbre mort, résolument, farouchement, tenace dans sa volonté d’être plus que jamais mort jusqu’aux terminaisons de lui-même. Et puis, hier, ces quelques lancées vertes dans le néant.
« Politique est ce qui surgit, ce qui fait événement, ce qui fait brèche dans le cours réglé du désastre ».
Le miracle vient toujours comme une violence dans l’ordre du monde, dans l’ordre même des miracles qu’il prolonge pourtant, et qui doit rester seul pour demeurer miracle : un miracle qui se reproduit est une loi, et une loi est le contraire du miracle. L’arbre sur la route, je le regarde avec tendresse et pitié dans le chaos incertain de nos jours. Dimanche, ce sera jour de vote, d’une dépossession qui commence par vouloir nous convoquer au lieu même de notre liberté. L’arbre est-il libre de pousser sur lui-même ? Libre du ciel ? Et de la ville qui autour continue d’être ce qui le brise ?
« L’espoir, voilà au moins une maladie dont cette civilisation ne nous aura pas infectés »
Rien n’aura lieu ce dimanche, on le sait bien, sinon ce jour qui aura voulu justifier l’attente paralysante de dimanche – quand dimanche aura lieu, l’attente prendra fin, et ce qui commencera sera sans doute le contraire de ce qu’ils auraient voulu, un soulagement. Il n’y a rien à en attendre, sinon d’agir sur dimanche comme en chaque jour, insister en soi ce qu’on n’ose plus nommer la vie, tant l’usage qu’on en fait liquide en nous tout désir ; sinon le désir, tant rien ne pourrait en épuiser la charge, l’évidence.
« Il n’y a plus nulle part de place pour l’innocence en ce monde. Nous n’avons que de choix entre deux crimes : celui d’y participer et celui de le déserter afin de l’abattre »
Dimanche, il ne sera pas question d’espoir ou d’attente. Simplement d’être parmi d’autres dans le refus d’être complice ou victime, de n’être pas dupes ni incrédules, ni crédules ni dévots, seulement là avec la pensée que quoi qu’il arrive (il n’arrivera rien) – puisque tout commencera, comme chaque jour.
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la destinée du Paradis
lundi 17 avril 2017
À Niolon, en face la ville
Nous avons été créés pour vivre au paradis, le paradis était destiné à nous servir. Notre destinée a été changée ; qu’il soit arrivé la même chose à la destinée du paradis n’a pas été dit
Kafka, Aphorisme
Woodkid, The Golden Age (2013)
Campagne Pastré. (Campagne, c’est le mot dont ils se servent pour nommer ces grands parcs qui entouraient leur château : ils ne disaient pas château, il disaient folie. Aujourd’hui, les parcs sont ouverts aux vents et à tous, les châteaux sont fermés, et les folies sont dans les cimetières de l’histoire). Le parc est immense ; aujourd’hui, il est parcouru de familles, serviettes étalées dans l’herbe, jeux, hurlements, la joie des lundis fériés que rien ne pourrait épuiser.
Au bord de la pelouse qui longe la grille vers le sud, trois très jeunes enfants regardent une jeune femme leur expliquer les règles d’un jeu bien mystérieux. Quand j’ai fini de dire un deux trois soleil vous devez rester immobile sinon vous retournez là où vous êtes. Les trois jeunes garçons se regardent en souriant, sûr que l’autre a compris, au moins. La jeune femme se retourne. Elle hurle un deux trois soleil et se retourne dans un cri : les trois jeunes garçons, restés bien sagement immobiles pendant qu’elle disait la formule attendaient peut-être ce signal pour soudain s’éparpiller en tous sens loin de la jeune femme.
Elle avait oublié de dire qu’il fallait se diriger vers elle pendant qu’elle était retournée. Elle avait oublié de dire le but du jeu, et s’était perdue dans les règles. Alors elle court en riant à la poursuite des enfants qui courent encore.
On se demande ce qui s’est perdu en chemin : ces règles au milieu du but, ces pourquoi qui se sont effacés et dont il ne semble demeurer que des grandes villes avec des couloirs de métros, des tâches à faire, des courses à remplir et des soirs. Et dans ces jours d’élections qui décideront des jours suivants, dans ces jours où tout, nous dit-on, va basculer pour des lendemains meilleurs, on se le demande les règles et les pourquoi, et on regarde ces enfants qui réinventent les règles et les buts en décidant du sens du vent.
Chaque enfant est lui-même l’allégorie de chaque geste parce que chacun leur donne naissance, ou qu’il les découvre comme une première fois : parce qu’il est la première fois recommencée des choses. Dieu, disent les textes, n’a pas créé le monde, il ne cesse de le faire, chaque jour.
Dans ces jours qui achèvent sans doute quelque chose de ce monde si mort – et cherchent la falaise du coyote, celle où le coyote poursuit sa course dans le vide comme si la route était ce vide : avant de s’apercevoir du vide et de tomber -, des images comme celle-là remettent les choses à leur juste place. La place cruelle et joyeuse d’un sens qui ne peut se trouver que dans la direction librement choisie au milieu de la joie, des hurlements sans raison poussé dans la chaleur simple d’avril au milieu d’une histoire que ces cris vont recommencer et réinventer, ou venger.
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l’état de la France, juste avant la peau
mardi 11 avril 2017
Avec la lumière la plus forte, on peut décomposer le monde. Devant des yeux faibles, il devient ferme ; devant des yeux plus faibles, il a des poings ; devant des yeux encore plus faibles, il devient pudique et frappe celui qui ose le regarder
Kafka, aphorisme 94 (de Zürau)
L’horizon des événements. On cherche partout une image possible qui dira ce qui nous entoure : mais on n’a pas besoin d’image. Il suffit de poser les yeux sur ce qui nous entoure. Chaque chose prend – dans ce temps d’incertitude qui est le nôtre – le poids d’incertitude qui nomme le temps et le dévisage. L’histoire n’est pas ce qui s’écrit ni le pouvoir ce qui s’exerce : c’est fini tout cela. Non, le pouvoir est ce qui nous enveloppe et l’histoire la forme que prend le temps pour venir jusqu’à nous et nous déposséder du reste.
L’amour s’engouffre là comme de la contrebande. Nous nous y jetons de tout notre corps parce que c’est ce que nous avons trouvé de plus terrible pour nous affronter à ce présent. Il y a dans les arbres comme un frémissement. Tout paraît possible : les fascistes ou l’espoir. « À la fin, ça a toujours été entre nous et eux » – la phrase est peut-être juste, je ne sais pas, mais elle est belle et solide. L’état de la France, oui, est partout autour de nous sur les murs dévorés d’affiches électorales lépreuses et déjà dévorées, déchirées, obsolètes. Plus juste encore est le tremblé du vent, le soleil quand il tombe sur nous, l’eau qu’on partage et le café qui tiédit pendant qu’on parle de ce qui nous arrive.
Il ne nous arrive rien, on arrive à ce point où tout peut être comme le ciel : cette surface opaque dont on sait qu’elle cache l’horizon : l’horizon même qui s’éloigne à mesure qu’on voudrait l’approcher, et l’arrière-monde d’un monde qu’on sait sans arrière-monde – reste le désir. Et la peau qu’on porte sur nous comme une dernière chance, comme un autre désir. Tu lèverais les yeux sur le ciel comme sur moi, et sur la foule nombreuses qui n’attend plus rien que d’en finir avec le ciel, et de poser son ombre quelque part où on ne l’attend pas.
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le cri des plaintes qu’on invente
mardi 28 mars 2017
Johnny Cash, Redemption, 1964
Les langages sont peut être la mécanique assez vite apprise afin de communiquer les idées, mais par langue ne faut-il pas entendre autre chose, les souvenirs d’enfance, les mots, la syntaxe surtout presque donnée aux premiers âges, plus vite que le vocabulaire avec les cailloux ; la paille, le nom des herbes, des cours d’eau, des têtards, des vairons, le nom et le changement des saisons, le nom des maladies […] les cris des plaintes qu’on invente dans l’amour en remontant dans l’enfance, avec nos étonnements, nos compréhensions fulgurantes.
Jean Genet, Un captif amoureux
Rien ne bascule, ce n’est pas vrai : ou alors chaque jour ; on n’a pourtant rarement comme ces jours le sentiment de l’imminence, la certitude que quelque chose va se rompre, se déchirer, et après – on ne sait pas. C’est la campagne. (Et à ce mot, je pense toujours à Eustache, à Murnau : entre la ville et la campagne, la déchirure où tout se passe toujours, le désir, l’amour peut-être, ses insurrections). (Ce n’est pas la même campagne, je le sais bien : tant pis pour celle qu’ils mènent, eux, en costumes sur mesure).
L’ami avait sans doute raison : se préparer est un leurre. C’est maintenant qu’il faut être, maintenant : rien ne bascule, parce que dans la pensée de la bascule, on se tient toujours avant - c’est dedans ce qui se rompt qu’il faut être, qu’on est toujours. Comme par exemple, dans le jour, dans la nuit, dans le cri. C’est là le drame des types en costumes qui dressent leur programme : on sera toujours face à eux, jamais au-dedans. Et pourtant ce n’est pas vrai aussi : être au dedans d’eux est aussi le drame, l’abjection au carré. Rien n’est vrai, finalement – à part le jour, et la nuit, et le cri qu’on lance au-dedans de soi.
La campagne bat donc son plein. Être malade au milieu de ce plein sauve quelques jours – pendant ces jours, ne pas lire la presse, seulement chercher le repos, ne pas le trouver, se plonger dans Agamben et Benjamin avec pour prétexte ces papiers qu’il faut écrire, et dans Genet, mais sans prétexte cette fois, pour l’hostilité et le ravage : tout cela éloigne de la campagne et me rapproche d’autre chose, de plus déchirant. Quand je reviens à nos jours, il paraît que c’est le printemps. Ce n’est pas vrai aussi. Décidément, rien ne sera plus vrai après ces jours.
Redemption de Johnny Cash au milieu des déchirures aussi. La Valse de Mélody (sans paroles) ad lib. Stratagème pour habiter le temps et s’en tenir à distance : manière de se préparer dans le présent, à chaque instant. Songer à la destitution, et immédiatement après, à la mêlée. Ne s’arrêter sur aucune vérité. Penser l’instant comme l’intelligence seule de ce qui vient. Agir dans chaque instant dans l’oubli de ce qui a eu lieu : être ce lieu. Lever la tête et savoir qu’il n’y a pas de leçon, regarder autour de soi et se compter : se savoir peu nombreux, mais quand même : ils disent que deux est le commencement de l’éternité, et on ne croit pas à l’éternité ; on croit aux nombres et au présent, et à ce qui va se rompre, se rompt déjà, commence toujours.
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spectres, signe des temps
jeudi 23 mars 2017
Inna da Yard, "Sign of times" (Steve Newlands) (Sound of Jamaica, 2017)
Rien ne nous rend plus heureux que de voir quelqu’un s’approcher de nous avec une caisse pleine de masques exotiques, pour nous en présenter les exemplaires les plus rares, le masque de l’assassin, du magnat de la finance, du bourlingueur. Regarder à travers de tels masques nous ensorcelle. Nous voyons les constellations, les instants où nous fûmes réellement l’un ou l’autre de ces personnages, ou tous à la fois. À ce jeu de masques, nous aspirons tous comme à une source d’ivresse, et c’est de cela que vivent aujourd’hui encore les tireuses de cartes, les chiromanciens et les astrologues. Ils savent nous replonger dans une de ces pauses silencieuses du destin, dont on ne remarque qu’après coup qu’elles contenaient le germe d’une tout autre destinée que celle qui nous fut impartie.
Walter Benjamin, Brèves d’ombres (« De la croyance aux choses que nous président les voyants »)
Spectres au fond du couloir. Quelles vies, autres ou semblables, possibles, désirables et enfuies ? Politiques des spectres : anti-politique. Semaine dans le contretemps de ces jours : la semaine dernière, Cahors, puis de nouveau Marseille, Aix, le sud, l’ouest, le printemps passé au-dessus de mon ombre, et tout vibrant de possibles dans les soirs perdus de n’avoir pas été écrits. On avance sur ces jours comme dans ces nuits les mains en avant, et les yeux ouverts davantage quand la lumière s’efface.
Spectres de vies passées ou au-devant de moi qui s’enfoncent dans l’oubli déjà. Train, métro, voiture, routes qui s’échappent, ou dansent. Les mots ne suffisent jamais à dire les jours quand ils sont passés, et c’est à ce cela qu’on reconnaît un jour : qu’il est passé. Entre le passé et ce qui vient, il y aura toujours du temps perdu à chasser l’un et l’autre, comme du vent.
Spectres partout. J’écoute ce soir Sign of the times des sublimes Inna de Yard : le secret du reggae dans le contretemps nomme mes jours aussi. Ces dernières semaines, j’aurai plongé encore et toujours dans les jours d’une autre vie que j’aurais voulu écrire, et peut-être l’ai-je fait. Cette semaine est une porte battante, une autre, entre ce qui a été, et ce qui pourrait être.
Spectres encore, signe des temps : sur la paroi de ce monde qui s’épuise à gesticuler et meurt lentement, enfin, les ombres donnent l’illusion d’être plus grandes alors qu’elles s’éloignent : c’est une loi de l’histoire et de l’optique. Écrire entre ces ombres n’a peut-être aucun sens, ou celui-là : de provoquer l’éloignement intérieur, et de convoquer d’autres ombres, d’autres forces. Lecture de Brèves ombres de W. Benjamin ces jours, et de Genet, recherche d’autres chemins déjà. Et la voix de Steve Newlands. Spectres de vies qui pourraient être les miennes que je voudrais rejoindre, mais je ne rejoins que la lumière qui s’efface autour d’eux.
Qu’ainsi le destin s’arrête comme s’arrête un cœur – voilà ce que nous ressentons, avec un effroi profond et bienheureux, dans ces images apparemment si pauvres, si gauches, que le charlatant nous présente de nous-mêmes. Et nous nous hâtons d’autant plus de lui donner raison, qu’avec une plus ardente soif nous sentons monter en nous les ombres de ces vies que jamais nous ne vécûmes.
W. B. id.
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ces autres manières de vivre
vendredi 10 mars 2017
Zbigniew Preisner, Lacrimosa
Brother. Mother. It was they who led me to your door.
Dans ce monde qui s’efface, on le pressent bien tous – on en mesure à la fois la peine et le soulagement, et combien ce sera sans doute tant pis pour lui, et non tant pis pour nous –, on avance malgré tout, dans le malgré tout des soirs de mars où le ciel continue de se lever chaque jour plus loin, chaque soir dans la nuit plus reculée encore, nous avec lui : leçon que tout cela, leçon encore mais sans réponse claire, simple leçon, inexemplaire route qui se lance au loin, tout près, comment savoir, oui ; ce pourrait basculer, cela bascule chaque jour : la preuve, le ciel, la ville battue au cœur des choses, les corps des hommes qui creusent en chacun le chemin terrible et sacrifiée de la seule révolution désirable, celle qui nous sera commune.
C’est chaque jour l’histoire. Dans les journaux, l’autre qui s’écrit ne concerne que les puissants, ceux qui ont partie perdue. Pour les autres, on arrache chaque jour sa peine, elle ne suffit jamais. Journal de ces jours : quand on les lira dans vingt ou trente ans, nos jours écrits vaguement en pure perte, écrits pour nous seuls et qu’on confie à la poussière ou au désespoir, ce sera peut-être éclairant. Ainsi vivaient ceux qui ont commis ce monde. Mais non. Nous, nous voulions seulement être ceux qui le refusaient, pleinement, en conscience, et pour d’autres manières de vivre. Nous n’étions que ces autres manières de vivre. Nous ne cherchions que les mots pour le dire et les corps pour le vouloir. Et parfois, comme l’arbre dans le ciel rencontre certaines lignes tracées par le vol des avions, nous étions le mouvement qui s’incline vers le soir pour mieux le voir jusqu’à peut-être tomber, jusqu’à s’arrêter au bord, et jusqu’à dire : ce soir, j’écrirai cette lumière de ce soir, elle dira le jour, elle dira ce qui lui résiste tant et la désire autrement.
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aux printemps redoutables
samedi 11 février 2017
quelle âme est sans défaut ? Rimb.
Mowukis, Castles Left (No Answers No)
On aurait tant de raisons de renoncer, en regardant ce qui autour s’effondre et s’effondre encore, ce monde comme du sable bâti sur du sable et la mer qui va tout emporter, et nous, au bord de ces mondes en déroute, emportés aussi, avec nos colères et nos raisons de renoncer.
On se surprend pourtant parfois à rêver : par exemple, à l’expression un seigneur redouté.
La redoute , c’est cette forteresse à l’avant du château qui le défend : quand un Seigneur vient essuyer les colères de son peuple, il se redoute : s’enferme dans son château, et attend que la colère passe et l’hiver. L’hiver vient souvent avant.
Qu’il est toujours dangereux pour le Seigneur le temps où il doit se redouter : c’est alors qu’il cesse d’être redoutable. Que la colère vienne, dit-il, et vous éprouverez ma redoute : nous répondons que la colère vienne (d’ailleurs, elle est là).
Devant un château de sable dévoré par le vent et la mer, on a de ces rêves, on pense aux colères et aux printemps redoutables.
Dans leurs courriers, les seigneurs s’appelaient ainsi : Très-Redoutés Seigneur. On flattait l’autre par ce mot qui disait le seuil de la puissance et de la fragilité, la peur d’être renversé, la gloire de ne pas l’être encore, et on rappelait à chacun ce seuil pour invoquer le temps et l’hiver peut-être. Comment se nomment-ils, aujourd’hui, nos seigneurs qui n’ont de la puissance que la fragilité ?
Devant nous, rien que la ville derrière la mer, et le printemps. On a de ces rêves : il faudra en finir aussi avec les rêves, ou simplement y puiser la colère, et le vent, et la joie d’être l’enfant qui piétine le château et qui devient le vent et la mer, et la colère et la joie de refonder d’autres mondes moins redoutés, plus désirables, pour d’autres hivers, d’autres printemps.
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puisque beaucoup de choses nous affligent
jeudi 2 février 2017

Noir Désir, Les écorchés vifs (en concert) Peu de chose nous console. Beaucoup de chose nous afflige.
Qu’on regarde les informations ; qu’on lise les nouvelles ; qu’on observe la situation historique depuis l’endroit minuscule où on va, où on est ; qu’on lève les yeux au ciel, indifférent ; qu’on les pose sur la terre, indifférente : tout est ce gris sur gris, ce qu’on savait déjà et que chaque jour confirme avec plus d’évidence : que l’organisation du monde échoue chaque jour évidemment à organiser ce monde, et qu’il continue malgré tout, ou grâce à cela, d’aller.
L’homme est certain de ne pas se tromper.
Relire les Poésies de Lautréamont, ce soir, quand la nuit essaie de tomber : console un peu. On est moins seul. On sait que sur d’autres endroits de ce réel aussi, on n’est pas seul : on se dit, lisant Lautréamont, l’important est ce savoir-là qui nous possède aussi, qu’on sait des frères et des sœurs quelque part lisant sans le savoir Lautréamont en eux, et regardant le ciel indifférent et la terre, pensant : il faudra faire quelque chose de toute cette indifférence et de tout ce monde qu’ils ont prétendu organiser et qui file entre leurs doigts.
Jusqu’à présent, l’on a décrit le malheur, pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires.
Des puissants et du pouvoir, résolu de m’en tenir éloigné : ce n’est pas comme si c’était une retraite, une défaite. Le pouvoir ne salit pas : il est devenu sale. 2017, on est un siècle après ce moment où le pouvoir avait pu être cette chose conquise comme pour la première fois : et cela aussi, de ce siècle entier après lequel on est, que faire ? Hier, dans un café d’Aix-en-Provence, les trois types au petit matin, adossé au comptoir, commente le journal : saluent les crapules bafoués dans leur honneur, crachent sur nous tous.
Toutes les lois ne sont pas bonne à dire.
Mais où exercer sa puissance, malgré tout ? Dans le travail qu’à soi on s’impose, une forme d’intransigeance aussi, radicale, à fabriquer en soi et autour de soi des territoires isolés du pouvoir, où le pouvoir s’exercerait à l’envers, comme une pulvérisation. C’est peut-être ici que nous autres, qui pensons que l’art est un des espaces possibles d’émancipation, tâchons d’aller : c’est pour cette raison, que l’art n’affecte pas l’ordre du monde, que nous allons : parce qu’elle affecte davantage, dans les perceptions posées sur le monde, et nous charge de cette question : que faire de ce monde ?
L’amour ne se confond pas avec la poésie.
Il y a des phrases de Lautréamont aussi qui sont inacceptables, agissent en nous comme des secousses, et qu’on aimerait traverser comme des remords, qu’on voit passer devant nous comme des trains qui partent trop vite emportant tout avec eux. On avance après elles aussi, tant pis pour nous et nos secrets.
Cache-toi, guerre.
Il faudra continuer de regarder les informations et consulter les nouvelles : chaque jour en apportera une. Il faudra continuer de s’armer contre ce présent, doucement : et fabriquer en soi les contre-poisons de tous pouvoirs, ceux qui nous hantent et nous menacent, ceux qu’on essaiera de nous imposer. Prendre le pouvoir, cela voudra dire : s’en démettre. Et organiser le réel contre tout ce pour quoi il a été conçu ; vaste tâche, sur laquelle la terre passera aussi, indifférente, et inconsolable - cela seul consolera, et nous fera cracher dans la mer infiniment.
Il n’y a rien d’incompréhensible.
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l’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air
dimanche 29 janvier 2017
Fake Plastic Trees, Radiohead (Piano by Ramin Djawadi, Westworld OST)
[/l’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air/]
et du possible, et de l’incertain qui rend le possible désirable aussi, en regard d’autres possibles plus certains qui les rendent haïssables : ces jours-là, du terrible dans chaque parcelle de l’air, sont aussi les nôtres, et les nuits, d’une terreur qui serait l’inverse de celle qui se hurle dans le fracas des armes, mais simples et tranquilles, terreur qui conjure la terreur quand elle passe dans le ciel griffé par les arbres, ou sur le plateau d’un théâtre, ou dans quelques phrases qui disent en la dévisageant l’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air.
[/L’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air. Tu le respires avec sa transparence ; et il se condense en toi, durcit, prend les formes pointues et géométriques entre tes organes./]
… et donne le courage et la force d’habiter le terrible pour mieux l’éparpiller : alors tu relis Rilke et quelques pages des Cahiers de Malte Laurids Brigge, pensant : la terreur est d’abord ce dans quoi tu habites depuis l’enfance, terreur simple et minuscule de cette réalité immense, terreurs qui t’entoure et t’enveloppe sous le ciel vide, terreur qui peuple le ciel vide, et terreur de la terre sur laquelle tu marches, cimetière de villes, et terreur encore ce contre quoi tu ploies de tout ton corps et de toutes tes pensées : alors tu travailles contre la terreur, et pour cela vas dans les théâtres, mais tu en sors plus en colère encore à cause de cela, que ce que tu vois ne fait que rire de la terreur ou l’oublier, cette terreur que tu n’acceptes pas mais que tu traverses parce que tu sais que les jours et les semaines et les mois prochains en seront peuplés, dans les rues de ce pays et les pays lointains qui sont aussi les nôtres, dans les programmes qu’on nous présentera censés conjurer la terreur et qui ne seront que des terreurs de plus, polies et tranquilles et acceptables compromis sur nos terreurs anciennes : alors tu lis Rilke encore et encore en cherchant les forces
[/car tous les tourments et toutes les tortures accomplis sur les places de grève, dans les chambres de la question, dans les maisons des fous, dans les salles d’opérations, sous les arcs des ponts en arrière-automne : tous et toutes sont d’une opiniâtre indélébilité, tous subsistent et s’accrochent, jaloux de tout ce qui est, à leur effrayante réalité. Les hommes voudraient pouvoir en oublier beaucoup : leur sommeil lime doucement ces sillons du cerveau, mais des rêves le repoussent et en retracent le dessin./]… et tu rêves, non pour le refuge, mais pour le contraire du refuge et de l’abri : tu fais dans tes rêves les dessins pour le présent, car tes rêves réarment le présent de dessins qui accablent la terreur, et tu mesures dans l’air la terreur qui est la tienne, qui la déchire comme les ongles des arbres tendus vers ce qu’ils ne rejoindront jamais.
























