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À un ami | « Lacambre, Tridon, Eudes, Granger, Flotte, la plupart des conspirations de Blanqui ne sont au départ que des amitiés »

samedi 8 novembre 2014

Par le Parti Imaginaire.


Lacambre, Tridon, Eudes, Granger, Flotte, la plupart des conspirations de Blanqui ne sont au départ que des amitiés qui ne répriment pas leur latence politique. Inversement, toute amitié a un noyau conspiratif. En 1833, Vidocq déplore à Paris plus d’une centaine de sociétés secrètes. Toute l’histoire du mouvement révolutionnaire en France entre 1830 et 1870 porte la trace de ces sociétés qui, de clubs tant que le régime le permet, se changent en officines de propagande clandestine ou en conspirations dès que la répression s’installe, et redeviennent clubs à l’heure où le régime vacille. En 1848, il n’y en a pas moins de six cents à Paris dont, pour n’en citer qu’un, le club de l’Émeute révolutionnaire, 69, rue Mouffetard, présidé par Palanchon, ancien complice de Blanqui.

L’histoire officielle du mouvement ouvrier veut que la tradition conspirative, avec ses serments, ses rituels d’admission et son décorum secret, ait succombé à l’essor du mouvement ouvrier, dont elle avait pour- tant formé le creuset. Les membres de la Ligue des Justes, ancêtre de la Ligue des Communistes, n’ont- ils pas participé à l’insurrection avortée de 1839 lancée par la Société des Saisons ? N’est-ce pas Buonarroti qui a délivré au monde moderne le précieux message de Babeuf ? Certes, on n’est pas admis à la Ligue soi-disant Communiste soi-disant Révolutionnaire comme on l’était, en 1839, à l’Association des Travailleurs égalitaires :

« Écoute, avec confiance et sans crainte ; tu es avec des républicains communistes et par consé-quent tu commences à vivre sous l’ère de l’égalité. Ils seront tes frères si tu es fidèle à ton serment, mais tu seras à jamais perdu si tu le trahis. Ils l’ont juré tous comme tu viens de le jurer toi-même. Écoute toujours avec la plus grande attention : la communauté, c’est la véritable république : travail commun, éducation, propriétés, jouissances communes ; c’est le soleil symbole de l’égalité, c’est la foi nouvelle pour laquelle nous avons tous juré de mourir ! Nous ne connaissons ni barrières, ni frontières, ni patrie ; tous les communistes sont nos frères, les aristocrates, nos enne- mis. Maintenant, si tu crains les cachots, la torture, la mort, si tu sens ton courage faillir, retire-toi ; pour entrer dans nos rangs, il faut affronter tout cela : une fois le serment prêté, ta vie nous appartient, tu es engagé sur ta tête et sur celle de celui qui t’amène pour le reste de tes jours. Réfléchis et réponds. »

Avec la fin de l’ère des conspirations, le mouvement ouvrier serait passé de son stade infantile à sa phase adulte, de la nuit à la lumière. Ainsi le veut l’historiographie marxiste. Les organisations publiques de la social- démocratie auraient pris le relais de l’informe poli- tique prolétarienne. De la Ligue des Communistes, on serait arrivé par degrés à l’Association internationale des travailleurs et aux partis sociaux-démocrates de tous les pays, tandis que les anarchistes sombraient bêtement dans le terrorisme et le syndicalisme. La vérité est plutôt que la politique conspirative n’a jamais cessé. Que tous les liens traditionnels, toutes les familiarités de métier et de quartier, bref : de village, sur quoi reposait jusqu’à la Commune la poli- tique prolétarienne ont été détruits sans retour. Et que les organisations qui se sont substituées au peuple désormais manquant n’ont pu que repousser le conspiratif dans « l’informel » et déritualiser par là tout ce qui relevait de l’amitié.

Au fond, le conflit entre Marx et Bakounine autour de l’Internationale et de sa prétendue infiltration par une obscure Alliance internationale de la démocratie socialiste acquise à Bakounine, porte sur ce point : d’un côté, il y a une politique fondée sur les programmes et de l’autre une politique fondée sur l’amitié. Le prussien Karl Marx n’a pas attendu la triste fin de la Ligue des Communistes pour haïr la politique des amis. Sa recension du livre de Chenu sur Les Conspirateurs suinte déjà, en 1850, d’une hostilité sans mélange :

« La vie entière de ces conspirateurs de profession est frappée au signe de la bohème. Sergents recruteurs pour la conspiration, ils traînent de marchand de vin en marchand de vin, tâtent le pouls des ouvriers, choisissent leurs gens, les attirent dans la conspiration à force d’enjôlement, en faisant payer soit à la caisse de la société soit au nouvel ami les inévitables pots qu’ils consomment. Somme toute, le marchand de vin leur tient lieu de véritable père des compagnons. [...] Déjà d’un tempérament très enjoué à l’image de tous les prolétaires parisiens, le conspirateur ne tarde pas à devenir un “bambocheur” accompli dans cette incessante ambiance de taverne. Le ténébreux conspirateur, qui affiche dans les séances secrètes une rigide vertu spartiate, soudain se dégèle et se transforme au su de tous en pilier de cabaret sachant, ô combien, apprécier le vin et les femmes. Cette jovialité de taverne est encore rehaussée par les constants dangers auxquels le conspirateur est exposé ; à tout instant il peut être appelé aux barricades et y périr ; à chaque pas la police lui tend des pièges qui peuvent le mener en prison ou même aux galères. De tels dangers constituent précisément l’attrait du métier : plus grande l’insécurité et plus le conspirateur se hâte de jouir des plaisirs du moment. En même temps, l’habitude du danger le rend au plus haut point indifférent à la vie et à la liberté. Il est chez lui en prison tout comme chez le cabaretier. Chaque jour il s’attend à l’ordre de passer à l’action. La témérité désespérée qui se manifeste dans chaque insurrection parisienne est précisément l’apport de ces vieux conspirateurs de profession, les hommes de coup de main. Ce sont eux qui dressent et commandent les premières barricades, qui organisent la résistance, dirigent le pillage des armureries, s’emparent des armes et des munitions dans les maisons, et exécutent, en plein soulèvement, ces audacieux coups de main qui si souvent jettent le parti au pouvoir dans la confusion. »

On a là une description fidèle du type d’homme que fut, à l’échelle du continent, Bakounine. Bakounine qui ne peut rencontrer un être qu’il aime au cours de ses incessants périples trans-continentaux sans lui fourguer les statuts de sa dernière société secrète en espérant qu’il adhère à cette « sorte d’état- major révolutionnaire composé d’individus dévoués, intelligents, et surtout amis sincères, et non ambitieux ni vaniteux, du peuple, capables de servir d’intermédiaire entre l’idée révolutionnaire et les instincts populaires. Le nombre de ces individus ne doit donc pas être immense. Pour l’organisation internationale dans toute l’Europe cent révolutionnaires fortement et sérieusement alliés suffisent » (Programme et objet de l’Organisation secrète révolutionnaire des frères inter- nationaux).

En vérité, la politique conspirative n’a jamais cessé de doubler toutes les réalités organisationnelles. La FAI doublait la CNT en Espagne comme son bureau militaire ne rendait aucun compte au Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Comme Lénine fut seul au courant de la dernière expropriation de Kamo, en 1912, au profit de l’Organisation. Comme la commission « travail illégal » de Potere Operaio se chargeait de son autofinancement, et comme fut évoqué alors la constitution du « parti invisible ».

Le parti, cela s’est oublié, n’a jamais cessé d’être légal et illégal, visible et invisible, public et conspiratif. C’est un des traits du présent qu’au moment où nous aurions besoin de toutes les ressources de la politique conspirative nous n’y comprenons plus rien. Il faut à tout prix maintenir ce principe épistémologique : l’histoire du mouvement révolutionnaire est d’abord l’histoire des liens qui font sa consistance.


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