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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne
[05•19•23]
dimanche 19 mai 2024
Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? — Et chante et se poste.Rimb., Mouvement, Illuminations (1873-1875)
C’est comme si on avait renoncé. On avait regardé le ciel, la terre, et dans nos mains les forces qu’il restait et on avait posé les outils, on serait reparti. Sur les bords des routes, et dans le parc tout près, les jeunes pousses fleurissent donc dans le plus grand désordre. J’apprends à mon garçon que les mauvaises herbes n’existent pas, mais seulement des jardiniers. L’herbe est folle, davantage encore quand le vent lui aussi est laissé en liberté comme ces jours. La sauvagerie indomptée prend corps dans les tulipes saxifrages des boulevards vers l’école. Avec une brutalité inouïe, elles percent non pas seulement la surface de la croûte terrestre, mais les trottoirs ou les murs mal cimentés des clôtures qui délimitent les propriétés dites privées. C’est la naissance de la jungle, la promesse qu’un jour, de l’autre côté du temps, tout ceci ne sera qu’une forêt primaire de nouveau. Je tâche d’en prendre la mesure. Comment accueillir la sauvagerie en nous qui ne soit pas la soif de destruction, mais un ravage plus large encore, ce qui va défigurer la laideur, ce qui donne à la fragilité têtue l’allure de la dévastation, désarme les arrogances les plus viles, ce qui enfin donne au dérisoire la nécessité la plus grande ?
Je regarde, j’essaie d’apprendre.
Au théâtre, le corps offert à sa présence, ou sur la surface de la page, on ne fait pas autrement : cette sauvagerie qui naît parfois au prix de l’abandon et après un tel travail où se délaissent l’espoir et la volonté, où il n’y a plus rien que le désir et l’absence de but, plus rien que la disponibilité à ce qui vient, passe, défait, alors quelque chose surgit, se laisse voir, un cri à peine, une phrase plus terrible que les autres, une tulipe sur le trottoir que le moindre pas pourrait piétiner — humiliant pourtant le piétinant à l’instant où il se fait, préparant d’autres surgissements aberrants, ici, ou là.
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Jrnl | Alors que l’ombre peut tenir
[05•05•24]
dimanche 5 mai 2024
Inversement, ce qui est dénoncé dans le Soleil, c’est sa discontinuité. L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété (il y a un accord de nature entre la nature solaire du climat tragique et le temps vendettal, qui est une pure répétition). Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit.
Roland Barthes, Sur Racine (1963)
Le jour n’est jamais égal à lui-même en dehors de ce moment où il s’atteint vers midi, qu’il brûle et s’éteint tout aussitôt, et s’éloigne de lui, s’en va vers la mer s’effondrer comme un damné — tout ce qui précède ce moment où il s’ajuste à ce qu’il, et tout ce qui suit ce moment, n’existe qu’à l’égard de ce seul instant, qu’il le prépare ou qui lui succède, qu’il soit la cause ou la conséquence : et ce moment n’a jamais lieu, ou seulement comme passage d’un devenir à l’autre, et rien ne reste que le regret, qui suit la promesse. L’ombre ne se rejoint jamais, elle, et si elle est l’envers du soleil, elle le rejoint dans sa faculté à n’être condamné qu’à devenir, à s’étendre ou se rétracter, et parfois — parfois — quand le soleil s’efface, à devenir la terre elle-même jusqu’à perte de vue. Dans cette vie, plutôt l’ombre, que le soleil : et plutôt, dans l’ombre, cette jointure entre le corps et le monde où passe la fuite du jour.
Par grands vents comme aujourd’hui — comme depuis un mois —, l’impression tenace que le ciel tombe : et il le fait ; la terre nous attire à elle, et l’univers en s’accroissant régresse dans son état premier. On marche sur de telles atrocités aussi, qui ne sont rien en regard de ce qui s’abat sur le ciel de Rafah, la nuit, le jour, et tout ce qui entre les deux bat encore.
Au parc Borély, des familles entières se vautrent dans l’existence ; elles louent des vélos, regardent les ragondins voler la nourriture des enfants. Je vais lentement entre les allées et le temps passe à la même allure que les autres, et pourtant, je le retiens de toutes mes forces pour mieux le projeter hors de moi.
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Jrnl | On ne partage pas ses gouffres avec autrui
[05•04•24]
samedi 4 mai 2024
On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement ses chaises.
René Char, « Tous partis », in Fenêtres dormantes et portes sur le toit (1979)
Quand commence la fin ? On ne le sait qu’après, comme pour tout. Un premier spectacle, puis un autre encore, et ensuite — à la fin du troisième, Christiane Jatahy réalisera qu’il s’agissait d’un seul et même mouvement décomposé que le dernier achevait, et qu’il tenait ensemble : elle leur donnera chacun un nom, dont le tout les nommait ensemble : « Une chaise pour la solitude ; deux pour le dialogue ; trois pour la société ». Elle ne dit pas ce qu’est une chaise quand elle est inoccupée — on dit : une chaise vide —, elle ne dit pas ce que sont trois chaises l’une contre l’autre, retournée sur le muret qui surplombe la Loire haute là-bas, qui s’en va ; elle ne dit rien de la pluie tombée sur les chaises abandonnées ni du regard posé sur elles, de celui qui prit la photo comme un voleur avant de partir, cherchant la solitude et son contraire, le dialogue et son silence, la société et le désir de la fuir.
« L’écriture est une manière, non pas de rapprocher le lecteur de ma pensée, mais de rapprocher ma pensée de ce qu’il y a à penser dans telle ou telle distribution des corps et de leurs capacités », la phrase de Rancière pour nommer timidement, presque en s’excusant, l’effort de sa pensée, comme elle s’ajuste à toute écriture qui refuse d’être l’exécuteur des bases œuvres voulant se faire comprendre, mais désirant être seulement le lieu où s’éprouve ce qui me sépare de toi et mesurant la distance, tend vers elle la possibilité de l’abolir, plus tard si tu le veux.
Ce matin, devant l’étal de viande, le jeune commis boucher échangeait en espagnol avec ce vieillard que je croise parfois ici, l’air ailleurs, lointain — les noms de Franco, de dictadura sont légèrement prononcés, je tends l’oreille, le jeune garçon prend des nouvelles, l’autre les lui refuse ; une femme s’impose entre eux qui cherche vulgairement à comprendre et lâche dans un rire gras : « Franco ? C’est encore un socialiste ça ? ». Je paie ma viande, quelques légumes, et dans mon dos j’entends la voix du vieillard qui salue la compagnie, dans la fatigue immense qui ne cherche plus à comprendre ce monde.
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Jrn | Des formes qui ne tiennent pas dans les mains
[05•03•24]
vendredi 3 mai 2024
Il penche la tête « raconte ». Je ne dis rien. Je souris. Il m’a appris à sourire.
Il m’aime. Je ne sais de quoi nous avons parlé, de quoi nous parlons encore. Est-ce que nous avons tout dit.
Nous avons dit l’essentiel pour nous. Ce qui reste lorsque rien n’est plus nécessaire — la ponctuation — l’enchaînement.
Il penche la tête « apporte-moi l’eau ». Je ne sais ce que je lui rapporte dans mes mains. Des objets impossibles, des couleurs, des formes qui ne tiennent pas dans les mains, des odeurs qui passent, des regards de gens d’ailleurs.
Nous nous rappelons le monde.Danielle Collobert, Meurtre (1964)
Dans le train retour de Touraine, la musique forte pour m’isoler : comme si cela suffisait ; je perçois les cris derrière, au loin, tout près, des enfants qui hurlent, des discussions emportées, ou l’ennui (celle qui lira « Vieillir est une aventure » comme pour passer le temps, ce qu’elle traversera en elle du passé échappé à chaque ligne). L’écran ouvert sur des copies encore, toujours — cela durera trois semaines sans rien d’autre ou presque — et à bout portant, le pays immobile qui défilera laissant passer le ciel comme si de rien n’était, les pluies et vers Avignon, de la lumière soudain que déchirait la vitesse : la musique répétitive, puissante, jetait sur tout cela les couleurs qu’il fallait pour franchir chaque seconde et je n’étais plus que cela, une masse inerte lancée à trois cents kilomètres vers la mer écoutant des Agnus Dei baroques pour fins du monde promises en pure perte.
Dans la maison laissée derrière, combien de vies ? Je lis avant de me lancer dans une avant-dernière copie (chacune d’elles est une avant-dernière) quelques pages de Danielle Collobert : à la page 48, je trouve les forces qu’il faut, c’est dans Meurtre, c’est chaque instant dans cette vie.
On ne retient rien, alors chaque jour, je m’efforce de m’imposer ce travail : retenir une trace de chaque jour — ce sera cette fois cette image du monde deux fois plus grand, comme plié vers soi, prêt à s’écrouler : où est passé le monde ? Mais c’est nous qui sommes passés devant lui sans le voir, et si on se retournait, on le verrait à genoux, les mains sur le visage et retenant à peine ses larmes.
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Jrnl | Égratignures du vent
[05•02•24]
jeudi 2 mai 2024
Non seulement l’eau est toujours prête à bouillir, et n’attend que d’être chauffée, mais l’océan lui-même au comble de sa fureur, n’a de forme que celle de son lit qu’un continent affaissé l’oblige d’occuper. Le reste est égratignures du vent.
Henri Michaux, « La nature, fidèle à l’homme », Lointain Intérieur, 1948.
La violence est une langue natale, lis-je dans le journal du jour censé m’adresser des nouvelles — plus bas, je lis : « la parole des victimes génère un effet de rupture de sens » : ce monde ne paraît être fait que pour écraser et laisser des corps à demi-vivants dire qu’ils le sont et comment le demeurer, et devenir autre chose que du passé. Dans le journal encore, les facs occupées là-bas pour réclamer qu’on arrête les massacres en cours, insultées ici parce qu’on considère qu’en faisant cela elles sont complices des massacres d’hier ou à venir (on ne sait plus très bien) : dans le journal, la confusion est telle qu’on ne sait plus ce qu’on lit, les crachats ou les larmes — mais on lit malgré tout à chaque page, chaque ligne, combien la domination a force de lois, qu’elle dicte son agenda, impose l’ordre du jour.
Le vent n’a pas d’autres directions que ce qui l’entraîne plus loin que lui ; l’arbre aussi, qui s’enfonce à mesure qu’il gagne le ciel ; et le ciel ? Le ciel s’éloigne à mesure que l’arbre tend vers lui : les théorèmes n’ont pas besoin d’être démontrées dans les chiffres pour s’établir en nous, devant nous — la preuve.
L’enfant me raconte ses rêves : la nuit dernière, chaque chose se transforme en requins pour le dévorer. Alors l’enfant a décidé de transformer son rêve en requin pour qu’il dévore chaque chose et qu’il puisse se réveiller, sain et sauf.
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Jrnl | Dans ce nuage d’événements
[05•01•24]
mercredi 1er mai 2024
On est dans un univers qui n’est pas celui des différences systématiques, mais celui des événements et des ruptures : [on est] dans une sorte de discontinuité préalable dont on ne peut jamais venir à bout et pour laquelle on ne rencontre ni sol fondamental, ni point de départ, ni cause déterminante. Dans ce nuage d’événements, on peut se déplacer : envisager une série peu nombreuse, ou envisager un ensemble beaucoup plus vaste, c’est-à-dire instaurer une rupture plus ou moins profonde. On n’est donc ni dans un monde de l’interaction ni dans un monde de la différence, mais dans un monde de la rupture. De là la difficulté à penser ce qui se passe actuellement : en quoi consiste cette rupture dont nous ne connaissons pas l’autre bord.
Michel Foucault, Le discours philosophique (1966)
On a si peu d’occasions de se réjouir : des savants de tous horizons réunis en Congrès il y a peu en pleuraient de joie. Ils exposaient le fruit de cinq ans de labeur, un fruit si fécond qu’ils semblaient étourdis, ivres de science. L’incendie de la cathédrale Notre-Dame leur a permis de fouiller sans vergogne dans les entrailles de la bête éventrée, d’en arracher du savoir pour mille ans et des réponses aux énigmes qu’ils ne se posaient même plus : l’effondrement a cela de si bon qu’on regretterait que l’ensemble n’ait pas été plutôt absolument anéanti. Ainsi des joies de la destruction : et d’une cathédrale au monde, d’un monceau de pierres à cette réalité qui nous toise, mon regard passa, lentement, songeur. Qu’il suffise de mettre à bas l’édifice mental, ou celui qui surplombe les puissances sociales, le grand bâtiment de métal de ce monde, et on verrait enfin comment il est fait, les signatures des premiers artisans gravées dans la pierre, les dates exactes, les ruses que l’Histoire a empruntées pour s’effacer derrière son œuvre furieuse.
Je rêvais à cela tandis que s’effondrait aussi le ciel, qu’il pleuvait toutes les larmes de son corps, que la terre la buvait, qu’il n’en resterait rien. Les défilés du premier mai réclamaient la dignité qu’on leur refuse ; on nous concède ce jour pour mieux s’emparer des autres. Un carnaval où on prend du moins des forces. Le ciel tombait sur cela aussi, sur nous, sur les larmes de joie des savants et l’indifférences des puissants.
On a donc appris que ce n’était pas, comme on l’a cru mille ans, avec du bois mort entreposé des années dans des sous-sols secs où il séchait, mais avec du bois vert qu’on a bâti la cathédrale, dans le bois encore vif et plein de promesses de feuilles, de fruits, du bois massacré vivant, du bois qui ne poussera plus que comme de la pierre sous l’encens funèbre des Te Deum, des Requiem qui ne leur sont même pas adressés, des Dies Irae où perçaient déjà les cendres de leur vengeance prochaine.
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Ciels de Touraine
Belettes et autres baleines
mercredi 1er mai 2024
— Hamlet. — Do you see that clowd ? that’s almost in shape like a camell.
— Polonius. — By’th’misse, and it’s like a camell indeed.
— Hamlet. — Me thinks it is like a weazell.
— Polonius. — It is back’d like a weazell.
— Hamlet. — Or like a whale ?
— Polonius. – Very like a whale.W. Shakespeare, Hamlet (Act III, sc. 2)
D’ici, on ne voit de la Centrale nucléaire de Chinon que ces immenses nuages qui partent à la verticale du ciel venir se confondre avec là-haut, ce qui n’a pas de noms, sont les bêtes fantastiques que lit Hamlet quand il voudrait faire du ciel le grand livre des choses, et qui disparaissent sitôt nommées. À défaut de chameau, de belette ou de baleine, il semblerait que ce soit plutôt des cumulonimbus — nuage dense et puissant, à extension verticale considérable, en forme de montagne ou d’énormes tours, dont une partie au moins de sa région supérieure est généralement lisse, fibreuse ou striée, et presque toujours visible et s’étale en forme d’enclume ou de vaste panache, au-dessous de laquelle, souvent très sombre, il existe fréquemment des nuages bas déchiquetés, soudés ou non avec elle, et des précipitations de tous genres. On préférerait évidemment à ces descriptions banales y voir des chameaux, des belettes, oui, des baleines prêtes à nous engloutir pour le simple plaisir de devoir nous recracher.
Dimanche 28 avril
Lundi 29 avril
Mardi 30 avril
Mercredi 1er mail
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Jrnl | être tenace
[26•03•24]
mardi 30 avril 2024
Je ne quitterai plus ce journal.
C’est là qu’il me faut être tenace, car je ne puis l’être que là.
Franz Kafka, Journal (16 décembre 1910)Habiter dans le manque, le retrait ; lever les quatre murs de sa citadelle intérieure sur cet appui qui fonde le désir, sa douleur et sa perte — vivre dans le contrecoup. Et d’abord reprendre le fil, ou pied. Rouvrir ces pages délaissées dans le refus de faire le point, plutôt prendre appui. Trois mois plus tard, l’hiver passé, et la partie la plus troublante du printemps, que reste-t-il de moi ? Cette nuit, dans le rêve, se sont amassés ces trois derniers mois dans quelques images sitôt perdues, et pourtant si claires, précises, presque douloureuses de justesse. Et puis un cri d’enfant, une ombre, presque rien qui suffit à jeter dans le réel cette masse incertaine qui est le prolongement concret de moi-même, et tout était fini. Commençait autre chose de lointain, qui semble pourtant le tout de la vie sociale.
Au milieu des copies à corriger, des fenêtres ouvertes sur l’horizon perdu des Zooms, des peaux mortes de ces vies obligatoires, l’ombre des enceintes de Babylone commence à s’éloigner dans le dos (je me retourne pour la voir une dernière fois dans le soleil qui se lève sur les monts Zagros), et je rêve lentement à un atlas des fins du monde : aux confins, des terres en friche, des abandons où habiter autrement le regret. Mais à mesure que le soleil se lève sur ce printemps, que tout s’efface de Babylone, des campagnes fangeuses d’Allemagne renaissante, du monde lui-même, je perçois bien quel cadavre là-bas m’attend, sa silhouette de dieu qu’il me faudra enjamber et appeler ça écrire ne change rien à la peine, la rend moins indigne de ces nuits où je l’envisage de tous côtés.
Et parmi les images qui assaillent, il y a Gaza qui meurt ; Avdiika qui meurt ; le choléra à Mayotte ; le fascisme niché partout dans les corps, les paroles, les attitudes et les sondages ; les émeutes dissoutes dans les palabres. Il n’y a plus à se demander « que faire ? » — on ne le sait très bien, et toutes les conditions matérielles historiques entravent. On regarde tomber le monde sans percevoir vraiment que c’est sur nous qu’il viendra s’effondrer. Notre tâche sera peut-être bien de concevoir un trou assez large pour accueillir nos désirs d’anciens mondes qu’on voulait croire à venir encore vivaces, et quelques armes en nous, capables un jour prochain de percer la surface et de revoir la lumière du jour ?
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Jrnl | Même l’eau soupire en tombant
[24•02•11]
dimanche 11 février 2024
Non, oui, non.
Mais oui. je me plains.
Même l’eau soupire en tombant.
Henri Michaux, « La ralentie » (1937)
Déshonneur, opprobre, humiliation (ce qui est le sens étymologique et ancien) : pour nommer ces jours, ignobles, j’ai cherché une définition précise de la honte. Je me disais que peut-être sous ce mot se laissera voir un peu de ce qui saisit à la gorge dans ces jours — Sentiment pénible qu’excite dans l’âme la pensée ou la crainte du déshonneur. Mais quand ce qui est déshonoré est notre propre appartenance à l’espèce ? Pas un jour où ce vieux monde ne laisse voir sa laideur, pas un où il n’exhibe ce qui le fonde et qui semble plus que misérable. C’est dans la honte où il se vautre, ravi, satisfait de ce qu’il commet pour s’accomplir, qu’on tâche de vivre aussi et qu’on ne le peut pas. On ne fait que ruser, on passe des compromis avec lui en espérant n’être pas sali (on l’est. La tentative même de s’échapper nous rend complices). Non, il n’y a de vie possible que contre toute cette réalité jetée sur nous comme une insulte.
Le silence de Judith Godrèche qui précède cette seconde où elle rend digne soudain le sentiment de vivre malgré tout, au moment de nommer tout ce qu’il faut nommer. Cette seconde-là.
La pluie toute la semaine sur Paris semblait venir du sol. Quand je remontais le canal de l’Ourcq, le soir, que j’enjambais les corps presque cadavres, regards absents, peaux trouées, hurlements au loin, suppliques, j’enjambais aussi les corps de ceux qui les avaient poussaient là et qui dormaient sous leurs draps. Dans l’eau du canal, le reflet de ces cris appelaient leurs noms sans pouvoir articuler autre chose qu’une douleur. Moi, je ne faisais que passer. J’essayais d’apprendre, de retenir pour mieux garder les images. Le cri, j’aurais voulu l’entendre mieux – et plus tard peut-être je parviendrai à faire autre chose qu’à le laisser entendre, mais à l’habiter entièrement. Plus tard, oui, trouver les mots qui doivent bien être quelque part, sans doute gisant entre ces corps.
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Jrnl | Plutôt mille fois être déchiré
[24·23·01]
mardi 23 janvier 2024
Le monde monstrueux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer lui sans être déchiré. Et plutôt mille fois être déchiré que de le retenir ou de l’ensevelir en moi. C’est pour cela que je suis ici, je le sais parfaitement.
Franz Kafka, Journal (juillet 1913) D’avoir l’âge exact de Kafka (à un siècle près) me rend la fraternité plus atroce encore ; il est mort il y a un siècle maintenant.
Face au vent devant l’île Maire qui aurait pu tout emporter, souffler et souffler davantage, donner prise à la violence, être cette pure surface sur quoi les forces s’abattent et que dans l’enchaînement le vent soit justifié : c’était de toute cette vie l’instant précis où tout avait lieu.
De toute cette lâcheté aussi, de toute cette honte, des regrets et des fantômes, des peurs terribles d’enfants qui saisissent le vieillard que je suis, que j’étais dès huit ans, que je ne cesserai plus d’être devant, de toutes les colères sauvages, celles qui, en sortant de l’école, me prenait à la gorge jusqu’à presque vomir de pitié face au monde qui s’éloignait, de tout cela : faire quelque chose qui ne soit pas seulement autre chose : ou pour donner le change, ou pour s’en laver, consoler l’enfant intérieur, réparer le vivant (tout cela qui ferait honte encore davantage, jusqu’à vouloir renoncer tout à fait), non, autre chose : qu’aller parmi les vivants mes contemporains, ce serait plutôt plonger la main entière dans cette plaie béante des choses aveugles, vérifier la hauteur de la blessure.
Par exemple, devant l’île Jarre, se tenir face à l’endroit précis où le Grand Saint-Antoine, placé en quarantaine ici le 27 juin 1720, fut brûlé en pure perte : le 27 mai et jusqu’au 3 juin, il mouilla au large de Marseille — Artaud a suffisamment raconté l’Histoire, les rêves négligés du Vice-Roi de Sardaigne qui avait tout vu, les ravages, la fin, tout, et puis, le bateau accosté, les marchandises qu’on décharge et la Peste qui soudain se déverse et va tout dévorer. Je reste ici longtemps. Dans le vent qui assourdit, rend ivre, pas un de mes regards ne se porte sur l’horizon. C’est là que repose le Grand Saint-Antoine coulé par le fond comme si on pouvait se défaire du passé, du ravage, des rêves prophétisant l’instant. Là, à quelques centaines de mètres de la carcasse du Lightning P38 d’Antoine de Saint-Exupéry, dort quelque chose d’incompréhensible. Artaud est enterré au cimetière Saint-Pierre, tout près d’ici. C’est un 3 juin et en crachant du sang qu’est mort Kafka. Le vent qui frappe mon visage jusqu’ici sait l’Histoire et la vérité par cœur et me les jette à face dans le silence hurlé des rafales et je tâche de rester debout, mais je n’y parviens pas.