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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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lendemains, guerres et larges
mercredi 18 novembre 2015
Puisque tout ce qu’on écrirait ferait honte à ces jours. Et puisque ne pas écrire sur ces jours, ferait honte, aussi. C’est le piège. La tentation du large comme une façon de se sauver de ces laideurs : ou de fuir en lâche ? Aucune issue peut-être. Mais ne pas s’en tenir là.
Ces jours de tuerie, on ne comprend rien. On regarde les infos en temps réel : le temps réel, on le reconnaît à ce qu’il ne produit que de l’attente. Sur les chaînes d’info en continu, des bandeaux "URGENT" défilent, avec la mention : pas d’information pour le moment.
C’est le triomphe du conditionnel, dont souvent on se passe pour faire du temps celui de la rumeur qui dévaste.
On ne saisit toujours qu’en retard. Le compte des morts arrive après les salves. Avant les noms. Et après les visages. (Sur les réseaux, ces proches qui déposent les portraits de ceux qui manquent dans l’espoir que. Terrible mur de visages vendredi soir dernier, où défilaient des vivants qui étaient déjà morts.)
C’est le propre de l’Histoire quand elle a lieu : qu’elle se dérobe sous nos pieds. Viendra le temps de la pensée, puis celle, sans doute, de l’action. Pour l’heure, passé celui de la sidération et de l’émotion, c’est le temps redoutable et infect des bavardages, des avis délivrés comme pour se vautrer dans soi-même, et de jouir de la lâcheté d’en posséder un, d’avis, et que dans sa banalité, ils trouvent là leur singularité.
Pendant trois jours évidemment, surtout ne pas écrire qui ajouterait aux mots d’autres mots et la honte.
Penser seulement : dans les massacres, on partage la ville : l’usage tendre qu’on en a fait, tant de fois ; cafés, terrasses, salles de concert, quartiers. On est contemporain de cela aussi, et dans ce partage nu, simple, sans morale ni colère, il y a seulement ce dont soudain on est privé : d’un usage du monde désormais impossible. Les tueries et l’état d’urgence rendent le monde où qu’on regarde maintenant introuvable, relégué aux oubliettes d’une histoire dont un jour on dira : c’était la nôtre.
Dans ces jours, ce n’est pas encore l’avenir qui se dessine, mais c’est du passé soudain qui a surgi et s’est définitivement posé entre nous et vendredi dernier.
Hier, à Saint-Denis, rejoindre le Théâtre Gérard Philippe pour y parler d’Antonin Artaud : être le jour durant à moins d’un kilomètres d’un immeuble dont on donnera l’assaut, cinq heures plus tard. On est donc contemporain aussi de ce temps, de cette ville ? Mais de quoi sera-t-on préservé ?
Ces heures de carnages, on possède peu de certitudes.
Sauf celle de refuser la guerre, évidemment : guerre qu’on nous impose, de part et d’autre d’une ligne de front qui voudrait faire de nous des soldats sur qui on tire, qui pourraient tirer, ou au nom de qui on frapperait, qu’on frapperait au nom de quoi.
Il y a une guerre plus puissante à mener que sur les corps : une guerre intérieure contre le désir de guerre, une guerre au-dehors, avec des armes minuscules qui n’en sont pas pour travailler à la complexité du monde, à son épaisseur.
Cette guerre, où la mener ? On est sur la brèche : refuser la guerre sans être complice de ceux contre qui elle sera menée.
Plutôt la vie ; plutôt la beauté.
Alors que faire ? Minusculement, d’abord l’évidence de se proposer des combats invisibles pour détruire partout la question (par exemple, mais surtout) des origines et l’enjeu des frontières.
Et puis : fabriquer des hypothèses plutôt que des opinions.
Inventer des communautés qui ne soient pas des familles ; ne trouver de patrie que dans l’enfance. Chercher des mots qui ne seraient pas des positions. Gagner des positions qui seront des mouvements. Habiter des failles. Désirer seulement des devenir.
Refuser la guerre non à cause des morts seulement, mais au nom d’eux.
Dimanche, prendre le large, regarder longuement le sang tomber du ciel : dans la lumière trouver les espaces où la fuite serait une conquête non contre les peuples, mais pour en retrouver la possibilité.
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ce jour pour adorer la nuit
dimanche 1er novembre 2015
Je me suis enfui.
Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié !Rimb.
Un jour où adorer la nuit.
Shakespeare fait de cette nuit, du trente-et-un au premier, celle où Capulet conçut Juliette – fille de la mort et de la vie née dans les derniers jours de juillet, les plus brûlants, qui tiennent leur origine des premiers froids d’octobre d’où surgissent la vieille peur des morts et la tendresse qu’on éprouve à leur égard, aussi, pour s’en consoler.
Rien de la mort et de la nuit dans ces jours-là. Rien qu’un jour de plus, de moins, dans la ville qui semble tenir du printemps, sa douceur inoffensive. Ce n’est plus la rentrée depuis longtemps, ce n’est pas encore la fin de l’année, c’est le battement habituel des semaines quand on voudrait qu’il se passe enfin l’éclat et l’intense et qu’il n’y a que cela : le battement entre deux jours.
« Les “moments nuls” dans une vie, en tout état de cause, n’ont toujours pas lieu de nous retenir » – écrivait Gracq, dans une de ces phrases qui tiennent lieu pour moi d’incitation pure, de guide, de boussole et d’appel. Ne rien retenir des moments nuls, les laisser passer en soi ; ou chercher en eux les forces mêmes minuscules qui pourront secouer. Par exemple un jour comme celui-ci : la nuit où on adore les morts pour le sentiment d’être vivant.
Quelque part au Mexique, au Guatemala, on danse. On répand des fleurs coupées et on verse le mezcal pur sur le sol ; on dessine avec l’alcool et les fleurs un chemin jusqu’au cimetière. On déterre les ossements du grand-père ou de l’arrière grand-tante et on les lance en l’air pour jongler avec le ciel la vie qui continue. On chante jusqu’à hurler dans l’ivresse la certitude de n’être pas mort. On rit parfois des cadavres qui pleurent la peine d’être loin.
Quelque part au Mexique et au Guatemala est l’exacte position où je ne suis pas. La nuit qui tombe ici à cette heure est l’aube là-bas. Quand il fera nuit, là-bas, le jour se lèvera déjà et ce sera le lendemain, un jour d’ores et déjà nul et non advenu.
Je songe au Mexique et au Guatemala, je songe à Juliette Capulet qui dort dans les caveaux de ces ancêtres et qui pourrait se réveiller d’une seconde à l’autre, je songe au sourire de Yorick et au regard d’Hamlet déposé sur lui, je songe à tout cela dans le songe de ceux qui au Mexique et au Guatemala ne songent à rien d’autre qu’à boire et rire la mort qui autour d’eux s’éloignent quand ils l’appellent.
Ici, la nuit tombe lentement ; dans cette ville je ne sais toujours pas où sont les cimetières et les ossements d’Artaud (pourtant proches), ni où sont les chants de deuil joyeux, où les cris de joie sur les terreurs, et où les songes des morts sur les vivants ivres morts de mezcal.
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automne, loin des gens qui meurent sur les saisons
lundi 26 octobre 2015
Des feuilles comme des cadavres encore vifs. La ville et mon bureau en sont jonchés. Hier encore, c’était l’été étouffant ; écrire pour en finir. Et puis, maintenant ? De l’été, je possède encore la trace, plus qu’un souvenir, sa brûlure. Et des pages, rien, si peu. Ce matin, les feuilles qui recouvrent le sol sont des souvenirs perdus – comme des combats perdus – dessinent un chemin qui vient se perdre loin devant soi, vers l’hiver et les nuits longues, la morsure moins féroce du ciel.
Les mots de Verlaine lancent une douleur qu’on dirait parfaite : achevée et ultime.
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleureAprès midi, je sors pour la première fois depuis des jours : quelque chose manque dans les arbres, qui est la chair des arbres. Une chair arrachée et en lambeaux survit encore, mais pour combien de temps. Les arbres comme des écorchés qu’on lisait en secret, enfant, dans les traités d’anatomie. Des bras tendus vers le ciel en désespoir de cause. À leurs pieds, la peau morte des feuilles. Il ne reste dans ces arbres que des morceaux de ciel qu’on voit à travers la nudité qui annonce le froid, qu’on devine dans la couleur jaune des tilleuls argentés de l’avenue. Les nuances d’or remplacent le vert nacré des feuillages : et les trottoirs couverts de feuilles boueuses déjà. En sentir la blessure : je n’ai rien perçu, entre l’été et l’hiver, d’un automne qui n’aura pas eu lieu.
La rue, sur l’image, comme une paroi qu’il faudra gravir. Se servir des feuilles comme autant d’appuis ? S’en saisir à pleines mains pour de l’autre côté passer, atteindre l’année, l’arche de la pluie et des saisons comme disait Claudel, et aller.
Les mots de Rimbaud guérissent.
L’automne, déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine – loin des gens qui meurent sur les saisons.
Une feuille après l’autre, faut-il chercher une destination, ou un signe ? Celui de l’éparpillement ? De la défaite ? Sa clôture, alors que rien n’avait commencé ? Ou tracé d’une fuite, tangente, hasard joyeux ? Du délire. De la jouissance de s’échapper. De la douceur d’être sur la terre celui qui vient piétiner la mort. Du désir d’entendre sous le pas la brisure du vent. D’être le soir debout quand tombe la pesanteur des arbres. D’être dans le siècle l’ignorance de connaître la fin.
En éprouver la joie. Savoir que ces morts qui nous entourent incitent à chercher les lieux d’où naître et d’où donner naissance ; choisir ces endroits où naître, et désirer cette vie plus qu’ailleurs parce qu’elle est aussi une manière d’en finir avec la mort.
L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue.
Le soir, je lève les yeux vers la ville ; la nuit est tombée lourdement mais sans bruit, plus rapidement qu’une feuille : par dessus les immeubles, et comme accrochée à la grue du chantier tout proche, la lune d’orgueil danse à l’ombre de nuages qui tremblent autour d’elle la vie qu’elle répand jusqu’ici. On pourrait puiser toutes les raisons de penser au soleil qui brûlait Avignon (c’était hier) ; et pourtant : le sentiment que tout commence, encore. De nouveau à la tâche, ouvrir les chantiers, rêver les phrases, inventer les vies – tout commence, encore, toujours.
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Hong-Kong ville haute, et le nom de ces murs
samedi 24 octobre 2015
La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l’autre monde, l’habitation bénie par le ciel et les ombrages !
Rimb., « Ouvriers », Illuminations
Hong-Kong est un mur. Un mur percé de lumières et de bouches d’ombres, un mur levé d’innombrables murs dont pas un ne se ressemble. De Marseille au retour, c’est le souvenir qui reste et insiste. Dès la sortie de l’avion jusqu’au ciel. Un mur non pas d’enceinte, mais intérieur. Dans la ville, le temps d’une escale – rien que de la nuit autour et seulement pour une nuit. De là, vue sur le mur au pied duquel il faudra attendre le lendemain de partir pour Hanoi. Mais comme il sera impossible de dormir – plein jour dans le corps fracassé contre cette nuit –, simplement regarder ces murs de la fenêtre de la chambre, dans le bruit de l’orage battu sur les vitres.
Ce n’est qu’une image. Comme toujours, l’image porte l’expérience minuscule de cette nuit. Une parabole concentrée sur la noirceur de lumières qui s’éteignent peu à peu pour nous laisser face à une opacité brute ; on sait qu’un mur se dresse tout près qui n’est pas différent de la nuit. Une parabole, oui. Pour des voyageurs en jetlag, en transit, murs qui portent le nom d’une autre ville, d’un autre continent, et qui n’est qu’un mur. Derrière, des milliers de corps respirent et dorment avant d’aller épuiser leurs corps sur des chantiers infinis. Derrière ces murs : des corps qui parlent la langue la plus étrangère qui soit, qui est aussi celle la plus parlée dans le monde.
Le chinois est une langue qui se crie. Je ne sais pas comment on dit mur en chinois, ni ville ; j’imagine que ce doit être le même mot. Inévitablement, ce mot ne serait pas très éloigné de celui qui nomme la fatigue, dit l’éloignement, et raconte l’insomnie. On fait d’étranges rêves dans ces nuits où on ne dort pas, durant laquelle on est au pied du mur, séparé du monde depuis le 23e étage par une mince vitre où s’abat le vent du cyclone. On rêve que dans ce mot qui assemble à lui tout ce devant quoi on se trouve, il pourrait se trouver aussi mon propre nom. Et le nom de la ville. Et son contraire. Jusqu’à tous les mots de cette langue qui aurait ainsi résolu le problème du langage. Un seul mot pour tout dresser devant soi. Comme ce mur fait de villes verticales. Et cette ville faite de murs qui dressent l’horizon du réel.
Et puis, à l’aube, je me suis endormi.
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au lendemain de revenir
lundi 19 octobre 2015
À la veille de ne jamais partir
du moins n’est-il besoin de faire sa valise
ou de jeter des plans sur le papier,
avec tout le cortège involontaire des oublis
pour le départ encore disponible du lendemain.F. Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos,
Traduit du portuguais par Armand Guibert
Partir. Dix jours loin, très loin. Le jour et la nuit renversés, la chaleur, les visages, les langues qui se crient, les rêves endormis, et la fatigue qui emporte, des villes inouïes, le sentiment d’avoir tout laissé derrière. Le Vietnam de toutes les saisons : y voir le soleil brûlant et la pluie des dernières moussons ; Hanoï folle et les montagnes du nord ; les rizières en crue dans l’odeur des pailles fumantes battues par les femmes ; la mer, Halong, les temples flottant dans l’eau secouée par les buffles ; tâcher de partir encore, même au loin, de retenir un peu du temps qui passe pour mieux s’en laisser traverser ; le partager surtout, si la beauté existe.
Escale à Hong-Kong, trois jours au milieu de la ville haute, délirante.
Revenir : on ne revient pas. Il y a le corps qui ne comprend rien aux heures qu’on lui inflige ; décalage horaire de chaque instant. Puis, Paris, c’est l’automne déjà qui assaille. Marseille le lendemain baigne encore dans son printemps sage, doux. Hong Kong est loin. Soi-même aussi. Le courrier s’est accumulé, l’ordinateur soigneusement dispose ses plis, il faut classer, ranger, répondre. Pas tout de suite. D’abord, il faut attendre un peu, le temps reprendra bien tout seul, attendre.
Ce journal. Avant de partir, volonté d’arrêter de le tenir. Trop irrégulier, trop intempestif. À quoi bon écrire le contretemps dans le contretemps ? Puis, dans ce qui a précédé le départ, ces envies de tout reprendre à zéro, et tout à vif recommencer. De retour, comme si la pensée du renouement insistait.
Le jour le jour, l’écrire pour repousser le temps et le produire — à Hong Kong, cette pensée : qu’on est contemporain de mille temps à la fois. Vers Lao Cai, cette vieille femme qui frappe la paille brûlée, et dans Central HK, ce jeune banquier en costume qui passe devant une affiche du Parti Démocrate Chinois ; dans Hanoï, ces milliers en motos qui s’échappent dans cinq heures du matin vers où, et dans quelles pensées ?
Ces prochains jours, il faudra bien en faire quelque chose, de toutes ces beautés impossibles. Sur la table, les feuillets d’une vie sont un double tombeau. L’ouvrir encore ? Remuer sa poussière, ma propre cendre mêlée ? Ou reprendre une route qui s’enfonce dans les dernières moussons de cette année, les premières pour moi.
Les pluies là-bas ont noyé mon téléphone portable et toutes les images que j’avais prises. Une allégorie, évidemment. (Heureusement, le Reflex a survécu). Allégorie, comme ce typhon qui nous laissa, passagers en transit, dix heures dans l’aéroport devenu une ville d’attente. Une allégorie aussi. Mais de pure énigme encore.
Ces images perdues, les écrire pour mieux garder leur secret ; en disperser la folie — traverser leur perte, et aller.
Image : autoportrait sur le départ, à l’arrivée, et peu importe dans quel ordre, et lequel, du voyageur ou de l’avion, est le reflet de l’autre.
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jusqu’où la mer échoue
vendredi 25 septembre 2015
La mer ne se retire pas, ici. Elle ne vient pas non plus. Quand elle bat, c’est sur elle-même. Leçon qu’il faut prendre. Dans les insomnies, penser à la mer réveille. Penser au ciel aussi, comme penser à tout ce qui s’échappe de soi entre la mer et le ciel.
Tout réveille, et il faut garder la veille comme le sommeil : à poings fermés, comme une colère contre soi. Journal intérieur de ces nuits tenu en silence.
Reprendre la clarinette. Apprendre à écouter de nouveau son propre souffle. Percevoir que le corps échappe, mais qu’il a des souvenirs encore, les doigts trouvent seuls parfois le chemin. Recommencer à zéro, mais pas tout à fait. Une leçon aussi, de ces jours. Recommencer. Un verbe impossible : si on commence, c’est de zéro. Recommencer, mais derrière quoi ?
On me dit, clarinette en main, pense qu’il y a toujours une phrase qui te précède quand tu commences la première note. Pense qu’il faut souffler pour prolonger cette phrase. Leçon aussi.
Tout recommencer. C’était devant l’écran, ce que je m’étais dit, il y a dix jours. La barre sur la page clignote comme des néons dans les villes lointaines, au milieu de la nuit. On ne sait si la lumière va s’éteindre, ou si elle ne cesse de s’allumer. Il fallait recommencer, reprendre.
Pense qu’il y a une phrase qui te précède, et que tu la prolonges, pense qu’il y a une phrase qui est devant toi, et que tu vas rejoindre.
Pointe Rouge, cette image. Entre soi et la mer, ce mur de brique. On ne sait pas s’il sépare ou rend possible la jonction. L’enjamber permet de se tenir dans ce lieu qui n’appartient ni à la ville ni à la mer. La route vient s’échouer là où les vagues échouent. Dans cet échec, plonger les mains, les bras, le corps, respirer sous l’eau, chercher la surface, tendre les mains vers la profondeur du ciel, ne pas la trouver, et soudain
sentir au poignet sa main qui doucement me serre et me
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après l’épuisement
lundi 21 septembre 2015
Je m’enfoncerai dans la brume, comme un homme étranger à tout, îlot humain détaché du rêve de la mer, navire doté de trop d’être, à fleur d’eau de tout.
Pessoa , Livre de l’Intranquillité, Fragments 86
Au-delà de l’épuisement, quand dormir est impossible, ce ne peut-être que le sentiment du monde, entier, trouble, précis, insaisissable. Et se tenir comme au pied d’une falaise et avoir peur de tomber.
Devant la brume, toujours éprouvé la sensation d’une allégorie scellée. Quelque chose va se lever, mais on sait déjà qu’il y a déjà de la terre et des hommes enveloppés sous la brume, on sait déjà le nom du pays, du village, et des rues. On peut imaginer les dragons dont l’haleine peut-être danse sur le toit des maisons. On peut croire que le fleuve se soulève ; quand il se dissipera, il emportera tout. On peut croire qu’on est seul au-dessus du réel acharné des choses. Devant la brume, toujours senti la beauté des terreurs. Alors quand la vie se retire, ce qu’on croyait une part de la vie, devant cette brume, s’évanouit. Ce matin-là, devant cette brume, j’ai éprouvé la sensation de me tenir devant de la brume.
La mélancolie des soleils couchants. Il n’y a pas d’expression dans notre langue pour dire le contraire. Je sais pourquoi.
Sainte-Croix du Mont. Quelque part d’où on serait retiré. Regarder autour de moi comme après la marée ce qui vient et s’éloigne de moi pour toujours. Ce qu’on pourrait croire comme un continent qui n’est qu’un nuage dissipé. Ce qu’il faudrait de bois arraché à main nue pour de nouveau, avec les dents, nouer les cordes et inventer d’autres barques plus solides que la vie, et partir. La brume, plus tard, on s’y enfoncerait. C’était une part de nous, la voiture fendait son armure, on approchait de Bordeaux. Pendant ce temps, Marseille était quelque part à la dérive au bord de la mer. Des ruines mayas s’enfonçaient alors dans la jungle. On visitait sans doute Angkor. Je pensais à des choses comme : dormir est impossible.
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et puis rentrer, mais d’où ?
lundi 14 septembre 2015
(jour et texte obsolètes)
Les heures, tel un chariot avançant dans la fin du jour, reviennent en grinçant parmi les ombres de mes pensées. Si je lève les yeux de ma méditation, je les sens brûlants du spectacle du monde.
Pessoa, Livre de l’Intranquilité, fragment 322
Que deviennent tous ces jours passés quand on ne les écrit pas ? Tous ces jours ensemble, oui, je le sais : une masse continue de matins et de soirs qui se confondent dans le crépuscule, celui qui les écrit lentement, maintenant. Une lumière diffuse qui se répand jusqu’à moi ce matin, mais. Que deviennent ces jours d’été ce matin où tout s’est terminé avec l’été et les brûlures de l’avoir écrit ?
D’avoir écrit silencieusement l’été entier sans rien ouvrir ce journal rend ces mois à l’oubli ou au secret. Deux mois traversés chaque jour lentement pour approcher une vie : tout réécrire ce que j’avais pendant cinq ans écrit, c’est la seule façon que j’ai trouvée. Et puis, fini, deux jours avant l’été : soudain, l’été devenait ces deux jours pleins qu’il fallait vivre dans le désœuvrement ; un jour pour chacun des deux mois.
Ce qu’on dépose de soi dans la vie d’un autre qu’on écrit appartient tout entier au secret (au serment) – secret qu’on puise sans doute à la certitude que toute vie reste inapprochable, et que l’écriture ne fera qu’attester les distances, mesurer l’énigme même qui rend cette vie à la fois désirable et impossible. Et puis, le deuil d’une vie. C’est ainsi.
Ce qui reste des jours happés dans ce long couloir d’écriture, sur mes pages et dans ce carnet : rien. On pourrait s’en croire préservé. C’est un autre journal tenu à bout portant d’une vie lointaine qui s’est écrit peut-être, sans aucune trace de mon présent – à part ce geste de remonter patiemment en soi la mémoire d’aucun jour vécu.
Et puis, la rentrée a hurlé ses ordres. Il fallait garder encore pour soi la lumière de ces jours et entrer dans une forme de nuit étrange faite d’attente maintenant que les pages quelque part reposent, et de bruit, où se mêler dans la vie sociale, la vie pleine, la vie idiote, la vie simple et sublime de la vivre, cette vie battue dans nos corps des jours ensemble, la vie fragile de sa propre vie qui recommence.
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Avignon, journal du silence : de sa fin
vendredi 24 juillet 2015
Dernier jour, dernier soir ; trois semaines qui s’abattent soudain toutes ensemble – ou comme après la mise aux baquets d’un repas une fois de plus ingurgité, ce sentiment d’une fin de dîner, avec la ville comme la table défaite, les restes dans les plats, et l’envie de remettre à demain le rangement.
Avignon ; partout est à l’heure du bilan – du passé, du passif. Mais ceux qui étaient venus ici chercher des expériences et la transformation, le devenir et l’action collective, intérieure et secrète, qui se partage silencieusement ? Mais ceux qui étaient venus là non pour les œuvres et les spectacles, mais pour les forces qui pourraient les traverser, peut-être, parfois ; non qu’on y déposait notre pécule de croyance, mais parce qu’on sait la vie rare et les lieux où elle se délivre fragiles.
Tout à l’heure, une dernière fois, je suis passé près de la grande place, et sous les murailles où la Cour d’Honneur peut-être vibre des mots qu’on y lance dans le plus grand hasard et la plus grande fougue, abstraite et stérile, j’ai pensé aux désœuvrements des foules ce soir, et j’ai voulu la croire sincère dans sa lenteur de ne rien attendre désormais que tout s’est accompli.
La fatigue l’emporte sur tout.
Et le souvenir blessé de ce qui n’a pas eu lieu. Un mois où l’évacuation du politique ou sa formulation abstraite se sont livrées comme si de rien n’était, comme si c’était important, tout cela, le chant jeté au théâtre lui-même comme s’il était une rédemption (un salut) mais pour quelle faute ? Quel malentendu… On lève des murs ici et on y met des théâtres pour n’avoir pas à parler de ce qui dehors bruit et hurle, ou ce qui en soi déchire ? Il faudrait être ailleurs. Ici, tout est prétexte à construire des théâtres : n’importe quelle église désormais fait l’affaire, n’importe quelle pierre où n’importe quelle amour s’est échoué.
Il y a des contrepoisons – en début de semaine, le si beau monologue de Mohamed El Khatib, et tout à l’heure, l’intense présence de la scène levée pour 81 avenue Victor Hugo.
Et ce soir, Brecht. La lecture de L’ABC de la guerre agit : chercher là matières pour des barricades et toutes les formes qu’elles pourraient prendre pour la vie : intercepter les énergies, fixer dans les espaces pour organiser le face-à-face. Je trouve cette phrase : La vérité est concrète. Contre toutes les vérités abstraites, reste cette injonction : si le théâtre pourrait agir c’est encore ici, et dans le corps et parce qu’il appelle ; ce serait parce qu’il a lieu, en présence même de notre présence.
La vérité est concrète, camarade, me disais-je en heurtant du pied les mauvais pavés de la rue de la Peyrolerie, entre cent passants qui traînent ici en attendant que quelque chose arrive peut-être (il n’arrivera rien que l’ivresse peut-être, et l’oubli le lendemain).
Je rentrerai en boitant un peu, et songeant : la vérité est concrète, et provisoire, et mouvante comme l’esprit de la barricade, et dressée haut comme le corps de la barricade, et belle et silencieuse, comme le désir de la barricade.
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Avignon, journal de l’épuisement : et du ravage
mardi 21 juillet 2015
Avignon est partout, une ville comme on voudrait la fuir et comme à chaque pas on la rencontre et sait lui appartenir pour relever d’elle : à la butée de ses murailles, trouver son ombre qui glisse contre elles et dessine sur leur peau l’inappartenance qui la fonde. Alors participer malgré soi de son absurde vacuité, de sa vitalité impossible – et puis partout depuis deux semaines maintenant une chaleur qui écrase et ralentit, rend le sommeil introuvable et le matin épuisé. On cherche les mots qui diraient après la fatigue, après l’épuisement, cette force qui demeure dans le corps qui tient encore debout et le corps et l’esprit, et fait écrire, et fait aller, et fait espérer, et cherche partout dans les rues comme dans les théâtres une puissance qui ravagerait.
Le ravage ne vient pas, alors on continue, et l’épuisement grandit.
Ce n’est pas la mort (elle n’est jamais douce), ce n’est pas la douleur. Ce n’est que de la vie en attente d’être conquise, et c’est chaque soir attendre que le lendemain renverse la table, qui chaque jour reste bien trop mise.
Cette phrase – cette injonction morale et physique – de Kantor, vitale : on ne joue pas pour le public, mais devant. Comme elle donne de courage. Dans ces rues, on est devant aussi, devant le temps et notre vie, devant les rues elles-mêmes, et devant les scènes qui ne s’acharnent à ne lever que des paroles qui s’effacent à force de ne faire que dresser elles-mêmes.
Tous les jours ou presque, les spectacles attristent et désarment ; dans un livre, c’est rare que je ressente ces déceptions : y trouver dans une phrase, un mot, deux pages, ou dix, ou cent, ce qui justifie d’avoir brûlé des heures. Mais c’est qu’au théâtre, on doit tout réclamer, la beauté ravageuse et indiscutable toujours ; et le ravage, toujours lui, est comme le vent ici : ce qu’en vain en traque et croit trouver à chaque coin de rue ; ce n’est que du souffle qui frôle le visage et s’effondre quand il vient nous trouver.
Que faire ?
C’est la question du camarade Malte qu’inlassablement il pose dans ses critiques sur l’Insensé, et qui pourrait être la nôtre. On ne partage pas tout ce qu’on réclame des formes que le théâtre pourrait prendre, on sait pourtant posséder en commun cette exigence : que le théâtre soit cette expérience qui renouvelle tout autour de lui et en soi. Si cette expérience n’a pas lieu, comment ne pas crier à la lâcheté des scènes ?
On n’oublie jamais que le théâtre est cette futilité s’il ne devait dire que lui-même : mais ouvre à ce ravage qui seul est essentiel ; ce qui importe dans la beauté n’est pas sa forme, mais ce qu’elle traverse et renverse, conteste et renouvelle.
Réclamer au théâtre le ravage n’est pas un caprice d’esthète ou de critique, ni la revendication syndicaliste d’amateurs de joliesse, simplement, et uniquement, le cri poussé devant le monde parce qu’il ne suffit pas, et qu’ici et maintenant les espaces qui prétendent le dire ne font qu’en réduire les forces, quand tout demande, désormais et plus que jamais, de trouver des territoires qui sauraient l’agrandir au risque de sa destruction, le produire puisqu’il voudrait cesser. C’est ce cri qu’on pousse comme des mots et des corps.
Du ravage, nous voudrions en être à la fois source puisque nous savons que nous en sommes issues, et l’issue puisqu’en dehors de cela, comment le monde serait possible.
Alors nous retournons au théâtre, parce qu’on sait aussi qu’ici seulement peut-être aura lieu ce champ de force qui rendra possible le ravage qu’on porte, et qu’on appelle.










