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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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au bord des quais
vendredi 30 janvier 2015
On rêve aux quais. On pourrait toucher ce qui de l’autre côté nous sépare de la mer. On se tient au bord, davantage encore. On tend alors la main, on ne touche que des murs. On se retourne, il y a seulement de la ville, qui s’étend plus loin. On rentre, on couche son corps contre son propre corps épuisé. On ferme les yeux sur un jour perdu dans la bataille qu’on n’a pas assez défendu.
Ces cris posés sur les murs sauvent, parfois ; ils disent tout n’est pas perdu, tant qu’il y aura ces cris, il y aura la force de résister à ce sur quoi s’élèvent les murs, les hommes enfermés dans Marseille à ciel ouvert, avec ces immeubles dressés comme autant d’angles morts. Ces cris qui disent nous avons encore des majuscules à cracher, et cela avec douceur, et cela dans la tendresse d’une langue qui sait être digne et ne pas renoncer, et ne pas être seuls.
Pour trouver la force d’aller, j’ai cette image d’Andréï Roublev de Tarkovski, comme un signe si juste, ou comme la parabole intérieure de ce qu’il faut pour avancer dans le noir un mot après l’autre une vie qui saurait s’écrire contre elle, puisque c’est ainsi qu’elle s’est vécue. Déposée sur l’écran, à côté du texte qui s’est écrit, cet après-midi, cette image : et tirer à elle vingt pages soufflées à mesure que la lumière tombait ; alors maintenant, je n’ai plus rien dans le corps pour continuer d’aller. La fatigue, c’est ne plus rien pouvoir sortir du corps, disait, je crois, Deleuze.
Il y a des terres qu’on voudrait conquérir, qui sont en soi. Des quais qui ne sont adossés à aucune ville, et qui dans les tempêtes toujours disparaissent avant la terre. Des manières de dire non, qui sont mille façons de dire oui. Des élégances dans les crachats. Sur les visages de ceux qui sont du bon côté de la cravate, rien qui ressemble au savoir du vent et du sel sur les plaies, rien qui paraît appris contre la douleur de voir les Indes devenir les Amériques.
C’est nager, et mot après mot, avancer un mètre après l’autre dans une mer qui fait battre toujours à soi la même vague, et toujours la même goutte qui est mille et mille sur soi entièrement recouvert de l’océan dans lequel on avance le corps à force de lever la main sur elle, puis l’autre, et les pieds tout en même temps. C’est soudain s’arrêter, et voir que la ville est loin et que la mer semblable. Que l’horizon est toujours posé, avec la même force, et le lointain à même distance de soi. Mais c’est, on ne sait pas pourquoi, soudain la force de plonger le visage de nouveau dans toutes ses larmes dont on ne sait pas l’origine, seulement la fin : et puisqu’on les reçoit, on accepte d’être celui à qui elles sont toutes destinées. C’est recommencer à battre des bras et des jambes. C’est vouloir être l’horizon. C’est être l’horizon qui soudain commence à partir de mes doigts. C’est penser : je suis ma propre fin, et disparaître dans l’eau de tous ces jours écrits à la fois.
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cherche, appelle,
lundi 26 janvier 2015
« Je ne peux pas me reposer, ma vie est une insomnie, je ne travaille pas, je ne dors pas, je fais de l’insomnie, tantôt mon âme est debout sur mon corps couché, tantôt mon âme couchée sur mon corps debout, mais jamais il n’y a sommeil pour moi, ma colonne vertébrale a sa veilleuse, impossible de l’éteindre. Ne serait-ce par la prudence qui me tient éveillé, car cherchant, cherchant et cherchant, c’est dans tout indifféremment que j’ai chance de trouver ce que je cherche puisque ce que je cherche je ne le sais. »
Henri Michaux «
et tu finirais bien par ne trouver que tes mains posées soudain sur la paroi d’un mur que tu n’avais pas vu à force d’avancer ainsi, corps levé en arrière des bras tendus, et sur chaque pas tombé, et sur chaque pas recommençant d’aller au milieu des sirènes, des miroirs, des sépultures et des livres qui dessinent les trajectoires des villes, mais tu es, oui, les yeux fermés, et parfois si tu te saisis d’une de ces choses c’est parce que tu la prends pour une autre, ce n’est pas si grave, il y aura bien un mur quelque part pour dresser sur tes mains la surface invisible des ruines qui sont tout ce qui reste de l’état présent des forces,
bien sûr, ces ruines sont à pétrir comme tout ce qui a fait la force des temps,
partir de ce qui est, non de ce qui manque ; faire avec ceux qui sont là, plutôt qu’avec les absents,
se défaire des noms communs ; appeler à soi les noms propres et les lancer au-devant de soi — comme des boucliers humains, eux qui ne sont pas des boucliers, mais des glaives, et qui n’ont rien d’humain sous la terre où ils sont désormais — pour se donner des forces, non des excuses,
cherche ton nom, celui qu’on te donne n’est pas le tien, rien de ce que l’on te donne n’est à toi — rien à défendre, tout à prendre — ; cherche le mot cherche qui dira : c’est là, peut-être ; cherche ce qui serait contraire à ce que tu es, tous ces je suis qui tombent comme des masques,
sers-toi de toi comme d’une flèche, quelqu’un la ramassera peut-être : en attendant, n’attends pas, »
(Et puis, je me retournais dans mon sommeil, comprenant que je ne me retournais que sur moi-même, dans le désastre d’une nuit qui ne passerait jamais, pensant nous sommes des milliers autour de moi à avoir allongé nos corps sur cette nuit même, et rien ne me rapproche de ces corps, si ce n’est la nuit sur cette ville ; et d’autres marchaient au-dehors pour l’inventer à l’envers de nous ; et je me retournais, dans des phrases que j’oublierai au réveil et que je n’écrirai jamais.)
Mots-clés
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puisque ce monde est le nôtre
dimanche 11 janvier 2015
Si peu de certitudes qui résistent ces jours, et dans tout ce bruit, rien qui puisse ressembler à la bonne attitude — ni se taire, ni parler ; ni se jeter dans la mêlée et ajouter une parole vaine au milieu d’essentielles, ni s’en extraire comme si on en était indifférent ou pas concerné —, alors comprendre peu à peu l’exigence des trois jours de deuil et de silence qui suivent le ravage, même si tenir à distance l’événement ne nous préserve pas de lui, surtout pas, et que le vouloir seulement serait une faute.
Garder le silence faute de mieux, parce que d’autres ont pris la parole qui la justifiait — ce texte de Cécile Portier, l’un des tous premiers que j’ai lus, texte entrelacé avec le fil en temps réel des nouvelles du temps présent ; oui : « résister à la logique des événements » : sa grande dignité —, et parce que tant se sont saisis de la parole aussi pour rajouter à l’horreur l’abjection, et jusqu’au dégoût de lire, y répondre aurait été s’y confondre.
Il y a tous les "je" surgis partout, ces "je suis" collectifs dont personne ne sait plus vraiment à quoi ils font écho, si c’est pour dire qu’on était ce qu’ils étaient, ou qu’il faudrait être ceux-là qui ne sont plus, qu’on est ou n’est pas ce que les morts représentent, ou représentaient, au milieu de ce grand trouble sur ce qu’une représentation représente, ou pas : étrange fatalité de voir ceux qui luttaient contre les symboles pris pour des symboles — les slogans ont cela pour eux qu’ils ne disent rien en disant tout. Et ce matin, cette pensée rapide et claire, salutaire, d’André Markowicz, le grand traducteur de Dostoïevski et de Shakespeare : la question d’Hamlet n’est pas d’être ou de ne pas être, mais d’être ET de n’être pas.
Là où lire et penser demeurent essentiels, c’est parce que ce sont des tâches où résistent l’acte de lire et de penser, où s’arrachent l’avis, l’opinion, qui ne sont que des éraflures, là où la blessure au contraire tient les douleurs en tensions qui disent nous sommes vivants, encore.
On n’a peu de certitudes, ni de ce qu’on est, ni de ce qu’il faudrait faire — sauf celle de se remettre au travail, là où on est, minuscule et infime, cette tâche donc de lire et d’écrire qui n’est pas séparée des inquiétudes du monde, celles qui nous délivrent de nos inquiétudes personnelles de je confinés dans leur vanité ; sauf de savoir le prix des mots, et comme il est précieux de s’en tenir à distance parfois, comme il est essentiel de s’en ressaisir ensuite (ce matin Étienne Balibar, ces trois mots pour les morts et pour les vivants) ; peu de certitudes, sauf celle de ne pas confondre les assassins avec les victimes ; sauf celle de voir déjà ce qui se prépare, les patriot acts qui seront signés avec le sang de ceux qui sont tombés, aussi, contre cela même ; sauf qu’il faudra de la force pour aller dans les tunnels noirs, comme le pressent aussi dignement François Bon, qui seront nos armes, des armes qu’il faudra forger contre les armes ; peu de certitudes, sauf celle de posséder comme des armes des amis, qui dans les tunnels donnent plus que des armes, mais le courage de s’en passer et d’y répondre, et d’en répondre.
Puisque ce monde est le nôtre, et que nous ne sommes pas seuls, il reste cette liberté de choisir nos solitudes, et de les appeler nos amis — et plutôt que de faire front, tâcher de comprendre, plutôt que d’être contre ceux qui ceux ne sont pas, travailler aux villes communes ; plutôt que de se résigner aux guerres civiles mondiales qu’on nous prépare, aux suicides de tous ordres, aux communions collectives d’émotions pures, d’hystérie nationale, penser à devenir ce qu’on n’est pas encore — ces mots de Koltès : frères par le sang qui se répand sur le trottoir, plutôt que par celui qui coule dans nos veines.
Images : ciel rouge sur ville noire, soir du 9 janvier.
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plus que tout
mardi 30 décembre 2014

Yeux, lacs avec ma simple ivresse de renaître
Autre que l’histrion qui du geste évoquais
Comme plume la suie ignoble des quinquets,
J’ai troué dans le mur de toile une fenêtre.Mallarmé , Le Pitre Châtié
Avec le froid, la ville s’accélère — le pas plus pressé dans les manteaux plus lourds, les mains dans les poches plus fermement appuyées comme le pas sur le sol qu’on voudrait enfoncer davantage — et ralentit, l’anesthésie des coins de rues qui ne connaissent que de l’ombre aux angles morts plus morts encore, rues que l’été on cherchera mais qu’on fuit pour l’heure, qu’on abandonne à l’ombre qui gèle sur place ; et le ciel même est cette couleur bleu passé, presque transparente à force peut-être de lever les yeux vers lui sans rien voir que du vent et quelques cris d’oiseaux invisibles, le rose le soir qui n’est qu’une nuance plus transparente du bleu. Dans le bureau, tout ce froid est derrière la vitre quelque chose de possible qu’on maintient à distance, et quand le soir tombe, c’est tant pis pour lui.
Mais on ne reste pas plusieurs jours dedans ; il y a, au dehors, parfois, des tâches qui ne laissent pas longtemps comme ces rues à l’ombre — alors on s’équipe de près. À la radio, on annonce les premiers morts de froids : ce doit être réflexe de journalistes, comme ils feront le tour des feux d’artifice dans quelques jours. Comme s’ils faisaient semblant de croire qu’on ne meurt pas aussi aux beaux jours, dehors — qu’on meurt davantage le printemps, même. Comme s’ils pensaient vraiment que des hommes pouvaient mourir de froid, alors qu’ils meurent de pauvreté et d’oubli. Dehors, il faut choisir le bon trottoir pour marcher : celui qui laisse passer encore le soleil ; il faut ruser, franchir, tirer des bords. Le froid est une autre manière de regarder la ville : comme en dessous. Journal qui voudrait noter ces façons, et qui échouerait. Cette fois, c’est tant pis pour moi. Au passage, ce message personnel rue du Rouet, rendu public : ou peut-être est-ce le contraire ? La fenêtre fermée, condamnée, le mur près de s’effondrer, relève sans doute de part en part de la rage et de la tendresse — et le rythme de cette vieille femme, qui traverse l’image, sa lenteur apposée à la vitesse du graf, peut-être comme une consolation : la ville dehors devenait de plus en plus froide et j’étais en retard.
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peut-être ce pays
lundi 29 décembre 2014
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nuage et poussières
vendredi 26 décembre 2014

C’est un idéal — un piège — ; Wordle propose un nuage de mots depuis l’adresse d’un site web. Syntaxe réduite à quelques mots, dont la taille correspond à la fréquence de ses retours : et la disposition dans la page obéit à la loi du hasard. Un livre majuscule, sans récit ni figure, sans début, ni fin, un simple milieu en circulation permanente, quelque chose comme les tableaux de Michaux ; avec ce défaut qu’il y a encore des mots, là, pour empêcher le flux, et qui arrêtent le sens.
Pensées à Hamlet : lire les nuages, c’est inventer son propre désir.
Outil qui a ses défauts : wordle ne semble saisir que les derniers textes du site — accentuation prononcée pour décembre. Tant pis. C’est un arrêt sur image(s) que j’aime tenir pour seul bilan (l’an dernier déjà, et l’année d’avant). Il fixe sur certains points de la carte, des destinations que je reconnais comme incontournables, peut-être parce que ces points cristallisent aussi en moi des sauts qui permettent d’accéder ailleurs. Comme des étapes qui finissent par dessiner un parcours. Ici, on aurait que le nom des villes, et pas de route.
Penser aux guirlandes de Rimb, à ses cordes et chaînes d’or : à sa danse de clocher à cocher, de fenêtre à fenêtre, et d’étoile à étoile.
On écrirait toujours que dans ses sauts ; d’un mot à l’autre, pour saisir ce qu’on pense être des intensités ; et dans les écarts, tâcher de voir mieux, plus loin, en soi et dans la ville autour, saisir pourquoi ces mots sont à la fois des brèches et des armes. Pourquoi ces mots sont des leviers. On n’écrit pas avec des idées, mais avec des mots. Leçon de Mallarmé. Il y a des points phosphorescents qui sont de plus grand secours, sur lequel on s’appuie pour aller ; ou des mots qui appuient si fort en nous, qu’on finit parfois par céder. Journal du journal. Une longue phrase sans verbe. Un paysage sans dehors, et des points d’entrées comme horizon.
Et puis, il y a un mot plus gigantesque qu’un autre, qui est une énigme de plus en travers de la route : ce plus, qui pourrait tout aussi bien dire davantage que jamais plus. Un accroissement, ou un retranchement ? C’est parce qu’il y a des mots qui résistent, et que l’objet face à soi, monde, regard, ailleurs, se dérobe, que commence l’exigence d’écrire, pas pour assouvir un besoin. C’est parce qu’il y a de tels mystères — que le mot appelle à être traversé.
Penser à Nickel Stuff, de Koltès :
« j’ai deux valises : sur l’une d’elle, il est écrit jamais plus et sur l’autre, plus jamais, et je passe ma vie à passer les affaires de l’une à l’autre ».
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cet Avant-Garde du Monde
mardi 23 décembre 2014
Pewman ta we Kvyen mew, pi
ka kvzawkefiñ ta lelfvn
Petu ñi zugu genon
ka rayen rume genon femvn
(welu zoy alv kamapu )
Tvfawla ñi pu ñawe zeumalkefiñ ien ruka
ka kvrvf negvmvñ ma meke enew ñi logko
pvrakawellkvlen wente relmu
Witrunko ta iñche
Umawtulen amuley lafken iñche mew
ka nepey ta mawizantu
Nienolu vy tañi newen
ta iñche, pi tuway mane chi antv : Tami vl. [1]Elicura Chihuailaf (poète Mapuche), Nienolu Vy Tañy newen ta iñche
L’avant-garde du monde : j’imagine une ligne de front posée quelque part à la lisière des choses, et dont on aurait parfois, d’une génération à l’autre, des nouvelles — et que le vent serait encore le meilleur instrument pour nous les donner, à nous autres, ici.
Par exemple : j’apprends ce soir que le Sahel veut dire Rivage : parce que le désert, pour les hommes de là-bas, est une vaste mer. Par exemple : j’apprends ce soir que la plus grande civilisation pré-colombienne, qui dominait l’Amérique Centrale pendant que les Grecs péniblement dressaient des théâtres et chantaient Homère, pendant que la Gaule était un rivage sans port, et l’Allemagne une forêt dense sans nom et sans mémoire, les Olmèques réalisaient des villes de plusieurs millions d’habitants, traçaient des routes jusqu’à toutes les mers, repoussaient le ciel au-dessus de temples dont les toits se perdaient dans les nuages – il fallait plusieurs heures pour les gravir – et enterraient leurs morts avec tout leur or : que cette civilisation donc, l’une des plus puissantes qu’ait portée la terre, a disparu en quelques années sans qu’on sache pourquoi (pour quoi). Par exemple : j’apprends ce soir que trois jours après ma naissance, Mac redessine son premier ordinateur, le nomme Apple II : pour la première fois, il est capable d’afficher des majuscules.
L’avant-garde du monde, c’est le titre de ce recueil — il fallait bien ce titre, pour un tel livre : l’intuition magnifique de Pascal Jourdana qui le publie – textes de poètes indiens (ils préfèrent le mot indigènes) d’Amérique du Nord, recueil paru chez La Marelle, en bilingue, quelle grâce. Textes contemporains qui plongent loin — à la deuxième page, ce conte comme une parabole de leur tâche : la fable de l’arbre renversé, qui plonge ses racines dans le ciel, et quand on lui demande, l’arbre qui répond : c’est la vie.
Pour calmer le mal de crâne, marche dans les collines proches, et redescendre par la route qui longe le cimetière. Les pierres tombales alignées comme ces villes nord-américaines, sans centre, sans périphérie, la circulation comme seule logique. En rentrant, je chercherai un plan de la vieille ville de Tombouctou, l’amas de maisons et de mosquées, d’écoles coraniques (plus de 700), la beauté impossible d’un monde élevé à mesure de son invention. Sur le chemin qui surplombe le cimetière, embrasser l’ensemble de cette géographie immuable, neutralisant la vie, la mort, le deuil de ce qui ne pourra jamais être consolé. Une voiture s’enfonce dans ces rues vides, les portières claquent et trois types en descendent, se dirigent vers le coffre pour sortir un cercueil, je m’éloigne.
Au sommet de la petite colline, horizon dégagé : on voit loin, les nuages qui s’écartent, et le ciel qui là-bas s’ouvrent ; ici on a l’impression qu’il va pleuvoir, alors que là-bas, c’est grand soleil ; le sens du vent joue pour moi — d’ici, on voit surtout le temps qu’il fera : une place forte pour prédire l’avenir, savoir la mesure des ombres. Mais quand les nuages auront été dispersés par le vent, la nuit partout sera là, déjà.
L’Avant-Garde du Monde approchera déjà de l’aube, peut-être ; ici, on dormira. Au sommet de la colline, on verra peut-être les villes éclairées, et dans les noirceurs, deviner les courses des bêtes. Reste ce fait, avec lequel j’apprends à vivre maintenant : tout ce temps où j’ai écrit ce texte, les Olmèques sont restés de la poussière.
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route que prenait le train dans le brouillard : histoire intérieure de la deuxième nuit la plus longue du monde
lundi 22 décembre 2014
si malheur plus réel exista dans la longue spirale du temps, c’est le malheur de celui qui trouble maintenant le sommeil de ses semblables.
Lautréamont, Chants de Maldoror
Comment fait le train pour savoir où il va, dans ce brouillard qui n’en finit pas - comment fait-il, pour trouver sa route, et frayer, d’un bord à l’autre du pays, jusqu’à la mer ; tous ici dorment ? Étrange comme toujours, remontant vers Paris ou descendant à Marseille, il faut traverser au pli du trajet une zone de brouillard, dix minutes franchies à l’aveugle — c’est peut-être cela qu’on appelle le Centre. Quand on aura passé, le ciel se sera définitivement fermé sur lui ; ou au contraire, ouvert en deux : reste le mystère de cette route toujours droite qui dispose à gauche l’ouest, à droite l’est ; inversement quand je redescends, les forces se retournent. Et sur l’image, les visages comme au révélateur de la chambre claire, viennent — autant de rêves en soi qui se font et s’éloignent.
Ce soir, nuit du solstice : plus longue nuit de l’année ; et même deuxième plus longue nuit de l’histoire de la Terre (celle de 1912 était plus ample encore). Des types le savent : ils comptent. Mettent à jour les horloges : règlent l’heure universelle qu’ils mesurent, ajustent. Un tremblement de terre au Chili avait il y a peu modifié l’axe de la terre (de 8 centimètres : ce n’est pas rien) et altéré la durée du jour de quelques microsecondes. Entre le premier jour du monde et ce soir, on aura perdu deux heures de jour ; ou gagné deux heures de nuit. Ce soir, je regarde la nuit plus longtemps que jamais.
Trente trois secondes ont été ajoutés depuis 1970. On ne nous dit rien. Peut-être qu’on dormait — et maintenant, on possède 33 secondes de plus : qu’en faire ?
Regarder la nuit ne modifie pas le temps ; mais parfois, dans le vent du soir que j’entends plus fort, plus âpre sur moi, deux heures du matin est l’espace le plus serré du temps, le plus noir : l’endroit où les forces s’assemblent - c’est toujours la même histoire. L’énergie est affaire de concentration : la terre la dépense une année jusqu’à cette pointe de temps où elle se trouve la plus faible, la plus fragile – mouvement de rétraction, prise d’élan.
Dans les chants d’Indiens, on savait bien que cette nuit était la plus précieuse : là que la terre recommençait de battre – regarder longuement la nuit, cette nuit, la couleur de cette nuit, pour prendre appui sur elle. Rêver le temps de la veille comme inconsolable des pertes endurées, tandis que nous, héritiers de secondes comme des secousses qui font aller la terre d’un bord de l’univers à l’autre, plus riches d’une matière de vie comme de la lumière, si le temps se mesure en année, et les années en lumière, ne pas attendre qu’un 21 juin vienne nous dérober les forces.
Nuit du 22, nuit où la nuit est ce grand trou de forces où la puiser — là qu’elle tombe de plus haut et au plus profond : dans nos terreurs, nos villes mortes, les délires politiques, les folies furieuses, les cris qu’on entend, les livres qui ne se publient pas, les mots qu’on perd, y puiser encore ; dans les visages, les corps immobiles, les cadavres, les scènes vides, traverser les images pour y puiser.
Oui, dans les rages, les désirs, les colères, les lointains et secrets, les pactes, les va-t’en : y puiser non ce qui manque, mais les forces vives qui travaillent déjà aux 23 décembres de toujours.
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à travers les laideurs, belle la nuit qui demeure
lundi 8 décembre 2014
Ce qu’il faut, […]
c’est sentir comme on regarde,
penser comme l’on marche,
et, à l’article de la mort, se souvenir que le jour meurt,
que le couchant est beau, et belle la nuit qui demeure...Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes,
trad. Armand Guibert, p.71, NRF — Poésie/Gallimard
Descendre jusqu’au soir — la journée comme cette pente, en haut de Saint-Charles, qui laisse voir toute la ville coulée à nos pieds ; mais ce qu’on voit d’abord, c’est la colline où domine Notre-Dame, là-haut, et le regard posé sur nous, fourmis, poussières, vagues corps miroitants dans le vague. Mais lancer le pas, devant soi, dans le vide, faire tomber le poids de la nuit précédente sur la marche dessous, et un pas après l’autre, rejoindre ce qui s’étend encore, quelque chose de la nuit.
C’est toutes les laideurs du matin qu’il faut d’abord traverser : à la radio, le type de sa voix traînante, la cravate nouée on l’entend aussi, le troisième café de sept heures du matin dans sa gorge rasée de près, qui dit, qui explique (il est patron de supermarchés) dans son vocabulaire techno, propre comme lui, indolore et sauvage, neutre comme le marché (évidemment) qu’il est important d’ouvrir les commerces le dimanche, que pour beaucoup se rendre dans les grands magasins
Il est un peu moins de neuf heures, et il faut avaler ça, ce matin, à la radio qu’évidemment il faut couper, vite, pour rester digne. Toute la journée, je penserai à ce type qui considère comme expérience du monde l’hypermarché, la marchandise tripotée, le bonjour adressé à celui que le capital voudrait rendre esclave un jour de plus, celui qu’on avait arraché finalementsur le cadavre de dieu.
Des laideurs, par dizaines, s’enchaîneront— à la Friche Belle de Mai, la dernière station de vélo vient d’être déclarée hors-service par les autorités locales ; pour y aller, depuis la gare, ce sera vingt minutes à pieds, ou rien ; la ville est un grand cadavre mutilé, dont on tranche chaque membre en espérant que le cœur continuera de battre — ils ne voient pas qu’ils ne font que répandre du sang sur le trottoir. Les commerçants ouvriront le dimanche à ceux qui auront les moyens de tout acheter d’un geste. Le monde fabriqué pour être humecté et touché n’attend pas ; rage contre ce monde-là, s’il existe.
On s’accroche à ce qu’on peut ; la lumière du ciel, revenue (elle était là, tous ces jours, derrière, enfouies) ; un film qui ravive ; et dans le texte qu’il me faut bien écrire pour passer le jour, année par année, 1973 est gravie, 1974 est une autre montagne — ce sera pour demain, après-demain, tous les jours jusqu’à 1975, peut-être jeudi, vendredi.
Il y a surtout des beautés qui fabriquent, comme un complot, un secret, donne la force contre certains jours plus froids — des secrets fomentés dans la simplicité d’une vie inventée contre tout ce qui pourrait l’écraser : et qu’on garde avec soi comme le silence devant, par exemple, un enfant qui joue seul avec rien, avec l’ombre et qui ignore tout du prix qu’il en coûte, aux astres, de tourner autour de sa main.
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rentrer dans la beauté terrible de cette nuit
vendredi 7 novembre 2014
Dehors, quelque part entre Aix et la mer, rentrer vers Marseille parmi d’autres et au milieu d’autres rentrant le soir par la route, la voiture remonte vers la mer — je sais bien qu’elle y descend plutôt, mais j’ai toujours cette impression, venant du nord, d’y monter. Nuit très noire, plus noire encore à cause de la brume, du froid nouveau sur ces terres qui après six mois de chaleur soudain vont geler. Phares rouges tout autour de moi, collines qu’on ne voit plus ; entre deux virages on perçoit Marseille, des milliers de lumières qui s’arrêtent quelque part au bord d’un noir plus grand encore, c’est la mer ; là qu’il faut remonter, avec dans la tête, toute une journée en soi, la fatigue, le vide et le plein des visages et des phrases.
Lu au hasard des pages ce midi du fragment du dedans de François Bon, chaque fois interrompu par mille choses, et le reprenant, toujours je l’ouvrais à cette page de la nuit, page 111 de l’abécédaire (ce n’est même pas le milieu du livre) ; alors, j’ai dû lire dix fois cette page, toujours m’arrêtant sur une image autre, l’élargissement des bords du monde, le silence impossible à quoi on se confie pourtant, pour l’écrire et s’y élargir soi-même : ce matin, voulant lire de nouveau le livre, je suis obligé de repartir de cette entrée — établir de fait qu’il est pour moi l’ouverture du livre, mais pourquoi ? — Dans la voiture hier soir, en rentrant, cette page s’ajustait précisément à cette route, comme une sorte de fêlure par quoi on entre dans la ville, s’y enfonce en même temps que la nuit, et peut-être que c’est nous tous, ces voitures parties dans le soir d’Aix et arrivés dans le noir à Marseille, qui avons apportés toute cette nuit ici, dans la vitesse et les ralentissements ?
La parole d’Abdelwahab Meddeb dans la voiture — sa voix morte maintenant, et que je n’avais jamais entendue de son vivant, sa voix qui perce et dit plus que mille la joie d’être vivant, la force et la fragilité d’être au présent de ce monde ; on apprend la mort de ceux-là qu’on savait pourtant vivants, et pour les avoir lus, on les pensait incapables de mourir. J’essaie de retenir certaines phrases de Meddeb, mais la voiture va trop vite dans ce brouillard et la ville est maintenant toute là, je les noterai plus tard, il faudra revenir.
La route est là-même le soir que le matin, seulement le matin, on la voit ; à sept heures, je suis seul ici, à rouler, ou presque. On est à la vitesse qu’on le désire ; alors que le soir, on adopte celle qui devant, ralentit, accélère, s’arrête presque. De sept heures du matin à sept heures du soir, toute une journée entre les murs d’une fac qui est en train de s’écrouler — ruines tagguées partout autour desquelles on a tendu des filets pour les pierres, comme si cela allait les dissuader de tomber. Parler d’Artaud ici aurait donc du sens ? Le soir, sur la route, le sentiment de rentrer.
Beauté terrible du nu et du vaste, je ne veux pas regarder dans le livre pour vérifier la précision de mon souvenir — c’est dans l’entrée nuit ; je serai incapable de reconstituer de mémoire ce passage, sauf par bribes et dans le désordre, et ça pourrait bien finir par couvrir cent onze pages (le paragraphe dans le livre doit faire une dizaine de lignes), rien qu’en le dépliant intérieurement en moi, et cherchant à revenir sur chaque mot, il me faudrait d’autres mots pour les approcher. Ce matin, cherchant à dire le jour d’hier, je n’ai aucune image de la nuit : seulement de l’aube où partout la ville haute prend la mesure du ciel pour mieux nous en protéger. Alors, je ne trouve que ces mots de la nuit, lus à midi dans cette salle de la fac entre deux cours ; ce matin, je trouve cette beauté terrible, du nu, du vaste, pour tâcher de qualifier non pas seulement la nuit, mais le trajet vers elle, puisque la nuit n’est pas ce moment qui suit le jour, mais la part du ciel qui en contient les forces vives ; et être soi-même ce qui la produit, soi-même ce qui la nomme pour lui appartenir, et lui résister. Le soir, à la télévision, ça parlera deux heures durant de l’état actuel des choses, tâchant d’expliquer, de convaincre, de résister ; et pas un mot sur la nuit, qui passera.
[1] J’ai rêvé en Lune croissante
— dit-il
et j’ai travaillé les champs
Avant les paroles
et les fleurs j’ai été
(et bien plus loin)
Pour mes filles je construis
la maison d’argent
tandis que les cheveux au vent
je chevauche sur l’arc-en-ciel
Je suis l’eau qui coule
La mer dort en moi
et s’éveille la montagne
Parce que je suis la force de l’innommé, dit-il
couronne du soleil : Ton chant.
Elicura Chihuailaf (poète Mapuche), Parce que je suis la force de l’innommé












