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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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qui vive
mardi 29 avril 2014
Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie ? Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ?
Breton
longer, partir, aller. d’une ville à l’autre au rythme des gares et des arrêts. paris toulouse aix paris marseille aix paris quoi bientôt ? les trains de nuit et les trains de jour. se réveiller à quatre heures à limoges (le lendemain être sûr d’en avoir rêvé : mais non, je possédais l’image sur mon téléphone — sans souvenir de l’avoir prise).
hier de l’autre côté du regard, quelque chose passe qui ne cesse pas ; de l’autre côté du vent, ce qui se lève encore dans le vent, tu ne le vois pas. tu vois la ville comme elle n’est pas et c’est pour cela que tu l’acceptes. tu l’entends un peu comme des enfants dans ton sommeil, ou comme la pluie lorsque sous la tente la pluie tombe sur le monde dont tu es préservé. moi, je dors encore : c’est exactement pareil.
"c’était d’abord la voix d’un espace vide", le vent pour Pessoa parle dans l’espace même, emplit ce qui n’est pas. et soudain je ressens l’espace comme du temps qui passe en moi, terriblement, s’échappe. j’éprouve de grands sommeils au soir et au matin, mais entre les deux, quelque chose qui est le contraire du sommeil. dans le sommeil, des images toujours, et des annonces. au matin et au soir, tout qui s’échappe encore. il n’y a plus rien que ce qui va arriver. et en attendant le vent partout est là comme une clé.
ces jours, du vent le désir d’emporter tous ces mois, et du vent davantage venait. sur la corniche, de la ville à gauche, à droite, derrière - devant, rien que de la mer qui allait, ou s’échouait. ces jours oui, dans les départs et les arrivées qui ne me laissent pas le temps de les écrire - de sorte qu’ils n’existent pas vraiment, le désir d’être emporté loin de ces mois pour être à demeure de l’autre côté d’eux et de les regarder de loin.
et parfois cependant le désir d’arracher la toile et de sentir la pluie sur le visage pour m’y confondre et dans les yeux regarder bien droit toute l’eau du monde venir s’y noyer - puisque ces jours sont là, les prendre. souvent, dans ces moments de bascule, penser : être après. pas là. non, là, seulement ce désir du vent, d’être là, à l’endroit du vent, au lieu où il vient frapper. être cela qui est frappé par le vent, en éprouver les jours, le présent de ces jours puisque c’est une promesse.
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quelle boussole
samedi 19 avril 2014
imaginez un brin d’herbe qui pousse par le milieu…
(Kafka)Le site est ma boussole ; non pas vers le nord, mais l’ouest (et cette phrase de Christiane Singer : dans une perte totale, tu touches ce qu’est ton être véritable).
L’adresse est folle, folle de folie, douce aussi — à la dispersion les cendres, être une part du vent ; et puisque le jour doit s’écrire comme le vent, être cela qui jette dans le vent soi-même, plein ouest toujours.
des herbes folles poussées en sagesse sur le sol dans les villes qu’on ne piétine pas assez ; des mots comme ton corps qui repose, des mots qui ne disent pas assez ce que tu n’es pas, ce que je ne suis pas encore ; un site comme des herbes poussées toujours, et imagine qu’au milieu de ton corps, c’est là qu’est ton corps premier, là qu’il prend naissance, et que l’aube se lèverait, se lèvera puisqu’elle s’est levée en toi dans le désir de la voir se lever, à l’ouest.
le monde ouvert en deux comme sur les anciennes cartes, un fruit plein de sa propre soif, ou deux mains à plats, qu’il s’agirait de saisir pour nommer les noms et des mers, et des terres et du ciel qui est dans tes yeux quand tu te penches pour le voir et en nommer la force d’aller (et de lier les sacrés des jours, avec ceux des ailleurs qui se passeront de mots, et de site et de boussole, puisqu’ils seront sous tes pas la poussière emportée par la fatigue toujours repoussée de tes pas).
Mots-clés
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dans quelle nuit
vendredi 18 avril 2014
James McNeill Whistler, Nocturne in Black and Gold, Falling Rocket De part et d’autre de la vie, sur tous les pans, sur chaque matière qui l’enveloppe, quelque chose de précieux qui s’éloigne, s’approche surtout. Se raconter une histoire pour comprendre.
La torche, tu l’aurais dans ta main, derrière toi la ville qui s’éloigne à mesure de chaque pas, tu as voulu chaque pas, tu te souviens du premier, celui qui te faisait entrer déjà dans cette forêt d’arbres dont chacun porte signe d’une beauté qui renforce la vie où tu vas, la torche tu la portes ainsi, avec la foi de celui qui marche dans le jour en pleine nuit, et le voile blanc d’un vêtement enroulé sur la branche tombée de l’arbre brûle au-dessus de toi, ainsi tu auras avancé longtemps dans la forêt des signes avec auprès de toi le regard capable d’en déchiffrer le sens et la portée et l’horizon — l’écriture même — (la beauté même qui sauve et justifie ta présence), sans ce regard comment avancer ; et le désir et les morsures, boucles des cheveux autour de ton poignet, en chemin tu aurais croisé un puits et regardé l’eau qui regardait vos corps, trempé tes lèvres dans ce puits de la soif, et allongé ton corps longtemps auprès du corps allongé de la soif même ; tu aurais avancé ainsi, tu aurais avancé la forêt avec toi et la nuit et les nouveaux mondes enfouis en toi s’étaient doucement levé et lentement dressé comme du désir et tu apprenais alors la profondeur des corps, le corps allé dans le corps même du temps, de la chair et des pensées, et des vies qui basculent vers le midi dans la nuit qui gonflait en toi de désir où tu allais encore plus profondément depuis une première fois échangé pour toujours ; et puis soudain auprès de toi le passé est venu et tu t’es retourné, tu as fait ce geste de te retourner et tu l’as vu dans la nuit inachevé et fragile, et tu t’es retourné de nouveau pour voir le chemin et tu as eu peur, tu as cru que le temps ne recommencerait plus jamais, que la nuit ne serait que de la nuit ; tu as pensé que la nuit ne finirait pas - tu sais maintenant que la nuit était la condition du jour, qu’elle n’était là que pour lever le jour mais qu’il fallait la traverser toute, puisqu’en elle seule tu pouvais grandir en toi, qu’elle appartenait à la berceuse et à la sagesse, oui qu’il fallait la traverser plus avant pour l’épouser et voir se lever l’Aube en toi et de toi et du regard qui savait lire les signes disposés pour toi, et tu as pris peur, alors tu as lancé d’un geste, terrible, la torche dans le puits qui s’est éclairé à mesure de la chute, qui ne connaissait pas de fond, le noir grandissait le temps et en toi s’éloignait à jamais ; je crois, tu as posé les yeux sur le sol et le jour faible qui se levait, sans aube, celui des villes et des hommes, avait dans ta bouche le goût qu’il aura toujours, de cendres et du repos interminable.
C’est une fable. Un récit.
Au récit, je sais combien je dois ; mais au poème, là où est ma vie, où est la vie, l’éclat pur, l’instant qui dure sans durée, l’aube toujours recommencé — je lui confie la foi du recommencement pourtant, je lui confierai à jamais cette foi.
Phrases lumineuses ; les plus lumineuses dont je sois capable. Obscures seulement pour ceux qui habitent seulement les villes et leurs lumières fausses, ignorent les lumières qui tombent du ciel, la nuit.
J’ai relu le poème de Michaux tout à l’heure, à midi, nous deux encore j’ai attendu midi pour cela, et j’ai relu ce poème du feu et de la cendre, pour lire ce dans quoi j’entrais. Quand il faudra se souvenir de ce jour, je relirai ce texte. Quand il faudra l’oublier aussi, mais je ne l’oublierai pas.
James McNeill Whistler, Nocturne in Black and Gold, Falling Rocket, détail Mots-clés
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à quelle adresse
mercredi 16 avril 2014
J’ai demandé si peu à la vie - et ce peu lui-même, la vie ma l’a refusé.
PessoaAlors nous faudra-t-il tout demander.
Si j’ouvre Pessoa au hasard, ce n’est ni pour le manque, ni pour la consolation, mais pour trouver des portes closes que je pourrai enfoncer avec mes poings.
De l’adresse, je n’ai jamais pu me défaire, jamais su — ce qu’on traverse quand il faut écrire, c’est une manière de don, chercher, chercher chercher encore ce qui saurait dans une âme et un corps ce qui saurait déplier le monde et comme ces rues qui percent parfois dans les villes quand le soleil se couche, se couche tant que je sais la ville ouverte à cause de cette lumière.
Pas d’écriture sans adresse, sans que dans chaque mot on dépose le poids d’autres encore, qui parlent à ceux qu’on désire, à qui les désirent et étoilent en eux et au dehors à partir d’eux le sens de ce pourquoi je vais, de ce pourquoi nous sommes ceux qui allons.
Hors, comment y croire encore ? c’est là, où la révolution est possible, et l’amour — quand se noue cela qui est la foi même, d’une adresse qu’on confie pour qu’elle se lève, et en soi le déplie aussi, ce qui en soi renouvelle les forces. Là où l’écriture, à sa tâche minuscule et décisive, agit — qu’on écrit pour le corps qu’on désire, et qu’en ce désir là se rêvent possibles les changements du monde.
Je le sais bien, que la solitude d’écrire fait violence à l’action collective, que les frères et les camarades au dehors sont seuls aussi, que ma solitude renforce ; je sais bien, aussi, je sais fort, que c’est là pourtant, seulement là où on le peut qu’on rassemble les forces capable de répondre au monde, que l’amour est la communauté première, qu’elle est la révolution même.
Quand l’adresse est arrachée, que reste-t-il ? Quand c’est au lieu de l’adresse même que pèse le soupçon ?
S’adresser, pas d’écriture possible sans la parole amoureuse. Dans quelques mots précipiter ce qui me relie à toi et au monde. Écrire, cela voulait dire : être au plus proche de ce qui me reliait au corps amoureux — et tout bâtir, pierre après pierre après pierre depuis la poussière dans le vent, pour choisir ces frères, ma sœur, les trouver, les aimer enfin parce que je leur appartiens.
Dans mes heures de tempête qui battent, dans le corps et dans la ville, les communautés impossibles, les arrachements — le passé comme une rature, voilà ce qui m’apparaît, dans la peur terrible que rien n’a eu lieu peut-être.
La terreur même, que ce qui a eu lieu n’a été qu’un voile, une projection d’illusions — oui, écrire n’a de sens qu’en regard de ce vers quoi cela conduit, et si c’est grande solitude, la peur de s’être perdu — jusqu’où le chemin s’efface derrière soi.
Je regarde le ciel encore ce soir, comme chaque soir ; la lune derrière le voile.
Les mots de l’ami pansent les douleurs — Écrire à la grande adresse sans nom, et en lisant elle se reconnaîtra ? — contre la douleur vive d’autres mots, d’autres visages perdus, les miens quand j’avais cru possible l’espace de travailler la vie en soi pour en retour redevenir plus vivant ; les cheveux tombés sur le sol maintenant, comme entre mes doigts du sable, que j’embrasse infiniment doucement.
Non, je n’écris pas pour écrire des mots, mais pour ces levées en soi et trouver dans le corps de l’autre ce qui lèvera encore la vie qui pourrait être possible.
À cette vie devant moi qui s’éloigne, qui m’a dit : désormais que je n’ai plus rien à attendre, vous n’avez plus rien à me refuser, je réponds, dans la douleur de savoir qu’elle ne l’entendra pas : je t’ai pourtant tout donné, même ce que je ne possédais pas.
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où se perdre
mardi 15 avril 2014
[15 avril]
C’est le jour où les vers de Rimbaud, qui devaient sauver — eux qui avaient raison pour toujours — ne sauvent plus, s’échappent, s’enfuient entre mes doigts, pourquoi ?
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent.Je sais bien pourquoi. Comme chaque vers porte, aujourd’hui ; tous frappent fort et juste.
Ne rien écrire, ces jours derniers, ne rien dire, ne rien porter en soi — le journal et son adresse, comment y croire encore ? Il y a des jours qui sont plus lourds que d’autres, plus endeuillés que d’autres — ce jour-ci, par exemple, sans autre exemple.
Bien sûr, l’orgueil qui pèse sur ces pages, je l’ai su, et tant voulu le dompter, l’orgueil sur le moindre geste d’écrire, celui qui touche à l’audace de croire que dans les mots on pourrait avancer la vie en soi et en renouveler les forces, je le sais - oui, je sais l’orgueil qui menace tout, prêt à tout effondrer. Mais il y a des jours où finalement tout s’effondre quand même, prêt ou non — parce que le désir se retourne et brûle.Pas plus de mystère — jour de repli, tentation.
Moi, j’avais voulu d’un journal quelque chose qui recueille dans le jour des instants de force contre l’idée du journal, contre l’idée du souvenir ou de la mémoire, seulement l’instant, l’espace d’un instant, une brèche dans laquelle je peux m’engouffrer et grandir, comme je grandis en lui. Je réalise aujourd’hui, des signes par milliers me le disent, et l’absence de signe aussi, combien j’ai échoué, et la porté de cet échec.
Dans ces jours où je le vois, si grand, si fort, si incontestable (pas un échec comme dans la vie sociale, les échecs contre les vies réussies, pas cet échec-là, non : l’échec comme les vagues échouent : à force de recommencer à mordre, ce qu’ils mordent n’est que du sable, et c’est pourquoi elles continuent d’aller : et pour la lune) — dans ces jours donc, où j’ai compris, par bien des voies, par bien des manières indirectes et violentes, et secrètes et intimes, et politiques, et — dans ces jours donc, écrire sur ce journal fait violence même à ma propre vie, comment le dire autrement ? L’écrire — et espérer ainsi le conjurer ?La tentation du repli ; ici, simplement poser ces mots pour voir — noter ce jour.
Comme l’espérance est violente, oui.
Ce qui commence n’aura pas de fin — on est si pauvre en certitude, autant en posséder quelques unes comme celle-là, solide.De l’écriture au désir, et de la folie du jour à la sagesse des nuits, je continuerai de regarder la lune comme elle est, dans le savoir que sous elle passe ce qui passe encore, de vivant, et de lumineux pour faire l’épreuve de la vie ; tandis que moi, ici, je serai celui qui regarde et se tait (c’est cela, la leçon de ces jours).
Apprendre d’autres mots, d’autres manières de parler maintenant — parce que maintenant que je sais l’adresse effondrée, il faudra bien en inventer une qui tiendrait dans le geste même, la foi que l’adresse traverse. Et sinon, alors seulement aller et qu’on n’en parle plus. Le vent souffle pour l’espace et le temps et à force de distance se rejoindre, peut-être. Où se perdre, se retrouver.
Je ne sais pas ce que je retirerai de ces jours. Mais je sais le deuil immense désormais, comme devant la terre remuée on imagine les corps qu’on n’aura jamais connus, et qu’on pleure pour cela, et qui nous console.
Tout à reprendre, tout à redire, et la faux du regard sur tout l’avoir menée, oui.
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au silence qui lui est propre
dimanche 13 avril 2014
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comment mesurer les tremblements de terre
mardi 8 avril 2014
terra trema — à la surface du verre d’eau posée sur mon bureau, de minuscules vagues soudaines et dérisoires, quelque chose tremble et je ne sens rien. Il est 21h30 à peu près et j’apprendrai plus tard qu’il était en réalité 21h16. C’est sur l’écran de l’ordinateur deux heures plus tard, au moment de m’effondrer, que je lis les nouvelles des journaux en ligne : la terre a tremblé ici, à quelques kilomètres d’ici, pas très loin, tout autour de moi, la terre a tremblé un peu, pas suffisamment pour qu’on la voit trembler, ou pour faire trembler la ville : je repense aux vagues dérisoires à la surface du verre, l’eau qui tremble quelques secondes dérisoires, le sismographe dont je n’avais pas su lire les signes.
Je possède d’autres d’instruments semblables pour mesurer le temps et la vie : et tous sont comme ce verre d’eau ; il peut trembler, je ne verrai que l’eau tremblée, et je resterai, imbécile, ignorant de ce qui tremble vraiment.
J’affine les instruments pourtant.
Autour de moi les conséquences du tremblement de terre paraissent évidemment terribles : elles sont inexistantes. Le soir est établi à la même place, en long vêtement de deuil. Je suis au centre précis de mon corps et la faille peut bien parcourir sous mes pieds la ville, je suis en équilibre entre chaque seconde, celle qui précède est derrière moi et celle qui arrive se lève déjà devant moi. Ne pas se pencher, ne pas regarder le vide, tendre les mains poser le pied sur l’invisible fil du temps mort.
Ce journal comme sismographe. J’ai bâti lentement toutes ces années un journal comme un sismographe : mesurer le pouls battu du temps sur moi. Dans ces temps où le temps manque et l’absence partout, si juste est cette image du verre d’eau comme sismographe, ultime et précieux. La soif comme un repère. L’eau comme un instrument rétrospectif, retard, précis et infime. Le temps comme des lignes d’eau tracées sur de l’eau, la vague comme la secousse d’un corps soulevé de plaisir par la déchirure d’une surface qui s’ébranle. Et lentement la sensation de la vie, puissante et douce, le corps de la terre qui crie encore, qui a assez de force pour s’ébattre, s’éployer, rejoindre le mouvement des arbres qui se répandent en fleurs, peut-être.
Je bois le verre d’eau rempli encore, juste avant le sommeil — je songe qu’ainsi mes lèvres se portent à la surface même du tremblement. Dans la soif, je vois le mot secousses, je vois le mot corps, je vois le mot soif, et comme ils s’accordent ce soir, dans l’absence, et le manque.
La terre a tremblé seule, elle qui voulait sans doute qu’on s’y recueille, et la console. Et à la surface du verre d’eau, quelque chose faisait signe, mais quoi ? si je dois faire l’épreuve du silence de la terre aussi, à déchiffrer dans les entrailles d’un verre d’eau les tremblements qui annoncent les déchirures, alors je l’accepte.
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comment respirent le ciel et le sable
dimanche 6 avril 2014
Le désert, c’est le vide avec sa poussière. Au cœur de cet univers pulvérisé, dans son absence intolérable, seul le vide conserve sa présence ; non plus comme vide, mais comme respiration du ciel et du sable.
Jabès si dans cette chair bouleversée qui est pourtant dans la continuité d’une vie singulière, je peux croire encore au ciel (vide), c’est à cause de la route — et du bouleversement à traverser, de la continuité à chercher, de la vie peut-être à inventer, je cherche les signes : elle est dans ma chair, peut-être — l’interruption pour chercher les reliances —, et dans celle d’un monde en lequel je voudrais me confondre.
je ne trouve aucune correspondance pour nommer la couleur de cette blessure. L’accepter.
Écrire sur du sable — on écrit toujours sur du sable. Mais parfois on l’oublie. Maintenant que je ne l’oublierai plus, maintenant que j’écris vraiment sur du sable (que derrière l’épaule, dans le prolongement de mon bras, aucun visage), le geste évidemment de mes doigts dans la terre pour dessiner les visages, je le trace pour la raison de la terre, parce qu’étendue devant moi, je ne lui connais pas d’autres usages — ou plutôt, la savoir étendue devant moi appelle à ce geste, pour en poursuivre le mouvement rond qui l’achève sans cesse.
Ce qui efface les visages dans le sable — au milieu de ces barres d’immeuble, rue andré gide, le sol est jonché de cendres roses. Je lève la tête pour recevoir le signe adressé dans le silence.
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par où les déchirures du ciel
mercredi 2 avril 2014
Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente
Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie
S’enfuient
Et dans les trous,
Les roues vertigineuses les bouches les voix
Et les chiens du malheur qui aboient à nos troussesCendrars, proses
Il n’y aurait rien à écrire de ces jours.
Dans les déchirures du ciel seulement, les déchirures de soi — je voudrais me confier, entièrement me confier à la déchirure (pour de l’autre côté des lambeaux endosser la plénitude d’un soir comme un vêtement) ; seulement la plénitude.
Rien (et rien ne s’écrira — puisque rien ne sera lu).
Je pense au dernier vers de la prose en vers adressée à Jehanne de France.
Rien à écrire, et même pas les cris des chiens, plutôt le silence du malheur à mille pas que mes pas éloignent.
Et au bruit que cela fait : la déchirure d’une lettre qu’on aurait commencé mille fois, qu’à la mille et unième on aurait regardé par la fenêtre le soir effondré aux pieds :
« la seule et vraie cruauté n’est pas celle d’un homme qui en blesse un autre […], la vraie et terrible cruauté est celle de l ’homme qui rend l’homme inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait de l’homme une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur, comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. »
Koltès, Dans la solitude… À cet instant : Only the wind d’O. Arnalds bat aux rideaux invisibles de la chambre — en partage de quelle blessure secrète ?
Ce qu’il faudrait, c’est renoncer à faire de l’écriture le nom de la déchirure, pour tâcher de l’habiter comme mouvement capable de la traverser, je le sais bien, je l’ai appris : entre les mots et les choses, une porte battante (ouverte comme des lèvres — y poser les miennes), ce qui passe passe, je suis en travers, le reçois.
Il n’y aura rien à écrire ; j’apprends davantage ce pendant à regarder la terre rouler sur elle-même, désirant de toutes mes forces être parmi ceux qui marchant sur elle la font rouler pour approcher du jour et de la nuit où la nuit trouvera l’équilibre par le jour.
Vendredi soir, une lecture publique, cela faisait si longtemps : une heure comme sauter dans le vide qu’en soi-même j’aurai ménagé, un vide suffisamment grand pour tout y loger : la blessure politique, et l’appartenance, et le désir de recommencer l’histoire, celui de marcher, tenir le pas gagné, le partage de quel chemin : la déchirure — et poser sa voix sur cela, simplement, avec toute la simplicité qui me reste, poser ma voix comme un corps sur le sol dans une forêt où la lumière parfois passe découpée entre les branches. Poser ma voix et tenir le corps droit et debout pour se délivrer aussi du temps passé à avoir écrit cela, approcher aussi les secrets, tout confier à l’illisible pour qu’il devienne lumineux sans que j’y ai ma part. Le tu soit la lumière du dit.
Je suis la propre distance qui me sépare du ciel et de la ville, l’intermédiaire des mondes ; je suis l’espace de respiration qui nomme la déchirure, et la reliance des territoires déchirées, désirées ; je suis l’intervalle du désir et de sa déchirure ; je suis à cet instant capable de dire cela ; je suis là, qui frappe sur les touches des mots illisibles qui ne seront pas lus à cause du vent et de ce que le vent exige pour qu’on lui appartienne.
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que faire
lundi 24 mars 2014
[ i n s é r e r i c i u n e i m a g e d ’ u n c i e l p o s s i b l e
— e t d u v e n t b e a u c o u p d e v e n t ]ces lendemains, toujours les mêmes depuis que je suis en âge de voter — 2002, avril —, toujours les mêmes mots sur les écrans qui sont les mêmes, les visages seulement un peu plus vieillis, et peut-être le mien l’est-il aussi (évidemment, non : si je peux voir encore des visages vieillis, c’est que je ne le suis pas), toujours la même colère contre les mêmes colères dérisoires, toujours la même fatigue et plus grande encore dans la pensée que cela recommencera — relire Robespierre pour se guérir, un peu, ce matin ; et quelques pages de Breton ; ces lendemains, la tentation du repli, aussi ; laisser passer ; mais pourtant, ces lendemains comme toujours impossible de ne pas penser en croisant ces visages que plus d’un tiers parmi eux ont délibérément fait le choix qui m’exclut de fait de l’air qu’ils respirent ; et cette question : est-ce que j’habite la même ville, le même pays qu’eux — sans doute non (si vivre est le choix d’un monde possible) ;
Aujourd’hui, sur mon appareil photo, je n’ai pris aucune image (sauf du terrain vague où j’ai l’habitude de travailler le lundi après-midi quelques scènes de Quai Ouest avec les étudiants : cet après-midi, terrain vague occupé par un cirque), je n’en déposerai aucune ici : jour blanc écrasé de fatigue avec un vent froid de février et un ciel dégagé d’août, entre les deux penser surtout à tout le temps qui manque, penser aux mondes possibles et aux possibilités d’en inventer d’autres.
En rentrant, des couples dansaient dans un café, et les voir tourner, depuis le silence de la rue, autour d’une musique que je n’entendais pas, m’a bouleversé ; comme m’a bouleversé plus loin, au milieu de la place, ce danseur qui esquissait des pas de danse classique pour rien : pour le vent, et moi qui au loin le regardais sans qu’il le savait. Allégorie. C’est cela. Inventer le monde, c’est organiser l’espace contre l’espace lui-même : et le renouveler. C’est y croire — c’est le croire, et son miracle lui-même.
Dans ce monde qui s’avachit de plus en plus dans ses haines d’arrière-garde, dans la peur de lui-même, dans la honte d’être ce qu’il devient, j’écoute ce soir les rites indiens de fondations du monde ; je ne veux pas en faire un refuge, non. Au contraire. J’ai, avec ces textes indiens, d’autres textes : et auprès de moi ces textes sont comme des appuis, des tuiles non pour protéger du dehors, du vent ou de la pluie, mais pour agrandir l’espace, inventer des volumes au dedans pour mieux affronter le dehors, oui, faire du dehors le lieu d’une appartenance.
Mélancolie des lendemains, quand tout ce qui est censé organiser le monde nous crache à la figure. (La République n’est vraiment pas la même chose que la Démocratie, me disais-tu le matin — et la République manque décidément.)
Que faire d’autres qu’écouter les rites Navajo de la fondation du monde, non à cause de l’origine et de sa nostalgie, mais en raison des prophéties qu’ils portent, des rêves qui tendent à devenir réels contre un réel de pourcentage et d’estimation qui s’acharne contre nos rêves.






