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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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la neige, la lune (un corps dans l’éloignement)
mardi 10 décembre 2013
Cette jeune fille s’éloignait dans la neige et la lune — il n’y avait pas de neige, et la lune effacée derrière les immeubles, la rue est si étroite ; et c’est à cause de cette rue que je me suis arrêté, l’échafaudage à droite, la courbe légère qui distribuait de la lumière, quelque chose qui partait — et en effet ; mais je ne le savais pas.
C’est quand j’ai regardé l’appareil pour vérifier la lumière que je l’ai vue à l’écran : cette silhouette qui s’en allait. Silhouette — dessin qui représente un profil tracé autour de l’ombre d’un visage, dit Littré : mais il n’y a pas de visage, il y a seulement le mouvement imperceptible d’un corps qui fait corps avec la lumière de ce soir-là, sans neige et sans lune, quand tout ici où je suis, le froid, la sécheresse, exige la neige et la lune, l’appelle et en supplie la beauté.
D’un tel corps dans l’éloignement, l’invisible, je rêve, évidemment : son passé, son destin, ses morts, le désir insatiable d’être ce qu’elle n’est jamais, sa persistance à exister, les dates inscrites sur sa tombe, la main qu’elle tient le soir, les cris qu’elle lance dans le plaisir, les mensonges qu’elle ne dit pas, le temps infime qu’elle met à se voir le matin sur la glace, celui qu’elle passe à le regarder dans la nudité, le silence, la peur de la nuit, les cris encore, les cheveux sur les épaules, d’un tel corps je rêve longuement — ce n’est pas lui.
C’est un homme plutôt, je le devine à cette manière d’avancer lentement ; ou une vieille femme, je le sais à sa façon de tenir la tête avec résignation ; un jeune garçon, je le vois à cette maladresse dans l’avancée d’un corps qui ne renonce pas à être à lui-même son corps — comment savoir.
Avancer l’image sur ce corps — en tête cette phrase de Godard comme une blessure : préférer le travelling au zoom (c’est je crois, oui, une question morale) : et j’y déroge ce soir —, le grain du soir est là, intense, on ne voit que lui, et le corps sur lui posé dans le soir intercepte sa propre présence jusqu’à s’y dissoudre.
Une autre encore.
Rien du mystère de ce corps, femme, homme, enfant — juste un corps qui s’en va. Est-ce l’image que toute la journée, comme toutes les journées, j’ai cherchée pour nommer ici ma présence ?
Je suis quelque part ce corps, sans doute, ou autre chose qui l’enveloppe, mais qui est là devant moi à bout portant — en moi ce qui s’éloigne. Ce refus de dire je, oui, la recherche d’une phrase impersonnelle (et cette terreur : que celui qui refuse de dire je est un je : comment le dire) [1]. Essayer d’être en propre son propre geste : je me le répète chaque jour (être présent à soi).
Littré ajoute — Une silhouette, un des côtés par lesquels on voit une statue.
Pendant ces pensées, le corps part, continue de s’éloigner, la rue est immense comme la vie, et moi je reste là pour chercher ce que je suis de tout cela, ce que je suis de la lumière ou de la courbe du soir sur cette rue, de l’échafaudage, de la neige qui ne cesse pas de ne pas tomber, ou de la lune qui va finir par déborder à force de grandir ainsi, derrière les immeubles, ce ciel noir.
Littré achève, par le sens figuré — à la silhouette : d’une manière incomplète.
Quand elle est loin, quand il est trop loin, à peine un point sur la surface de l’écran, j’ai encore en moi la sensation du voleur, comme chez Aragon : celui qui entre par effraction dans la vie, et que cette vie ignorera toujours — la joie d’une morsure, et sa douleur (le rire de celle qui rit pour elle, tandis qu’à la fenêtre je l’entends). Il faudrait s’en guérir — comme de cette manie de faire des phrases qui commence par il faudrait.
Soudain, je regarde, rien. Ni le corps, ni la neige, ni la lune. Seulement un jeune homme qui regarde quelque chose de dérobé — et je suis soudain celui-là, je l’étais depuis toujours, comme une ombre posée sur un mur qui faisait de l’ombre à son corps. Soudain je suis celui qui, faisant le pas de côté pour voir son ombre, la regarde avec tendresse parce qu’il voit que cette ombre depuis toujours le regardait avec tendresse, alors il pose ses mains sur elle pour en faire le tour et dire : je suis là moi aussi maintenant, celui qui fait le contraire de s’éloigner vers moi.
Au loin, la rue continue d’être vide, absente à tout ce qui pourrait la faire exister — sauf moi, qui la maintient ainsi dans cette présence que je fais venir à moi, comme un désir. Au loin, la rue vide est toute entière de moi perçue, comme si j’étais moi sa seule raison d’être posée devant moi — sa seule raison, avec l’absence de neige, et de lune.
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couloir du jour (en traverser chaque seconde)
lundi 9 décembre 2013
La lumière, c’est la même que pour le premier jour, une folie. Impossible de se lever en disant : encore une fois. Il y a seulement ce sentiment étrange qui relie à plus qu’à soi et devant lequel seulement la reconnaissance d’être un vivant — ce qu’avant on nommait : rendre grâce, mais désormais qu’on est seul dans l’ordre des choses, se dire simplement qu’on se tient dessous cela, et au-devant du jour si grand — on pense lentement à ceux qui ne vont pas voir la nuit, à ceux qui la passeront pour leur première fois et qui n’en garderont, comme les premiers, aucun souvenir. Je rentre dans la voiture en me disant dans le froid : pure folie.
Pour la première fois de l’année, le gel sur les vitres : la gratter avec une carte de crédit, être si peu de choses. La radio éveille mollement, c’est une autre forme de rêve, celle qui est son contraire — les chiffres, les agendas, les décisions ; la pâte informe du réel. Toutes ces choses qui sont aussi le contraire de la folie. La lumière sous le bavardage remonte et remplit le ciel, on ne la voit plus vraiment maintenant puisqu’il n’y a plus qu’elle.
Descendre vers la ville, pour monter la journée — les corps levés de la fontaine sont là, même sous leurs stupides attirails de ces fêtes qui défigurent tout. Sans doute un type a cru qu’on pouvait mimer les jaillissement de l’eau, avec ces grandes virgules lumineuses, en plastique ; heureusement le soleil éclabousse cela, et disperse ; me lance dans le jour enfin, à l’aveugle.
[ *** ] La journée justement est loin du ciel. Ces jours-là aussi, il faut les écrire — pour dire seulement comme l’aveuglement est aussi un enfoncement. Dans le travail, j’essaie d’occuper le temps, de ne rien dire de trop (c’est cela, le travail), d’essayer d’être celui qui dira quelque chose comme : le théâtre, c’est s’approprier un geste. Mais la phrase souvent échappe, doit en passer par tant d’autres et se laisse recouverte.
Il n’y a plus d’heure, seulement un long couloir [2] — et toute la semaine ainsi, huit heures de travail jusquà la nuit ; midi est une parenthèse seulement (ce midi, le partage et l’échange de loin, des amitiés, l’appui frère.)
Au bout du couloir, la nuit tombée dehors sans que l’après-midi ne m’ait frôlé seulement la peau. Je prends en sortant une image du bloc noir de la salle de travail, la lumière par la lucarne — demain aussi je la prendrai, même angle ; et ce qui aura été déplacé ?
Sortir dans le froid et remonter la pente de la ville ; le silence seulement, en soi. La voix épuisée d’avoir parlé. Au passage, saisir un peu de ces lumières du manège, pour les rêves perdus.
Et de toute cette journée dont il a fallu traverser chaque seconde, en être le fils : sur la vitre d’une banque, posée derrière un abri bus, j’essaie de me voir — un père avec son enfant passe : il lui raconte la préhistoire, c’est peut-être la première fois que l’enfant entend cela, les bêtes et les grottes, le feu, les chasses, la peur aussi. Je l’envie, et c’est aussi l’effroi qui me vient, pour lui. Je pense moi aussi alors aux ombres sur les parois, aux mains posées, à ces images qu’on secoue dans ces terreurs pour les chasser elles aussi, à tout ce cinéma, oui, auquel rêve l’ami.
On garde encore un peu de force pour l’appel de la voix de loin en laquelle se confier, l’essentiel comme un refuge, l’abri seul. Ce ne dure pas longtemps, mais tout est là.
Le soir, quand je note ces mots, je n’ai plus de voix, en ai épuisé l’énergie pour ce jour — peut-être pour demain ? Je ne sais plus rien de toutes ces forces perdues, et où éparpillées — j’ai pour moi la consolation de la nuit, celle qui assemble en elle les forces pour le jour suivant éclater comme de l’herbe, folle.
S’effondrer maintenant.
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la trajectoire amoureuse (après la dévastation)
samedi 7 décembre 2013
Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu. C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.Rimb., Vies
chemin. Toute voie qu’on peut parcourir pour aller d’un lieu à un autre. Se détourner de son chemin. Un chemin facile. Enseigner, montrer à quelqu’un son chemin.
La nuit dernière est pleine de souffle, tant qu’elle appelle à ce qu’on s’y mêle et qu’on n’en parle plus — les vents d’ici, je ne les savais pas (je connaissais la couleur de l’herbe l’été, brûlée), ni les grandes vitesses qui passent, les arbres nus en quelques heures, et le froid qu’il fait, qui ne vient pas de l’air, mais de ce qui fait passer l’air, d’un bout à l’autre de la terre. Je regarde les cartes animées qui montrent les courants : je n’arrive pas à croire que le vent qui passe ici est le même qu’à Paris : j’y crois cependant, il le faut bien.
Les rêves dans ces nuits de vent ne sont jamais les mêmes que d’habitude : plus précis, parce que sans doute plus légers, au bord de me réveiller, un seuil que peut-être je franchis, et d’un côté et de l’autre du sommeil, ce qui affleure est cette qualité d’émotions qui au matin me laisse épuisé : des pensées véritables, des deuils, des abandons terribles, des adieux — et tout cela si puissants, si prégnants.
Absolument : Il ne tient point de chemin : il va à travers champs.La dévastation de la nuit, c’est sans doute ce qui me manquait pour achever ce texte commencé dans l’été : alors tout le jour, dehors et dans le froid, exposé à tous ces vents, achever. C’est reprendre là où j’avais cru la fin, et la prolonger de quelques répliques, et c’est lisser tout, couper et ajuster depuis l’appui d’un mot trouvé presque en dernier, qui donne sens à tout (le mot perdu), c’est enfin rédiger d’une traite une longue note, en appendice, sur l’année 1928, ce point de fuite, ou cette clé de voûte.
Dans cette dévastation, trouver quelque chose comme la douceur qui manquait, et la colère laissée dans la nuit, la sensation du deuil, le sentiment d’être orphelin d’une part de ma vie, et d’en être comme libéré : la douceur, oui, de cette solitude.
Comment rejoindre ? Et cette pensée ce soir : les chemins sont des courants.
Au-dessus de moi, tout ce bleu, ce bleu qui s’en allait dans le vent, remplacé par du bleu. Et la lune si précise. Les lignes des avions qui rejoignaient Vénus. Le bruit de l’autoroute à l’écart grâce au vent. S’effondrer ensuite.
L’impression d’avoir donné la parole, que cela justifie un temps de l’avoir prise.
Ensuite, c’est marcher au-dehors dans les collines, et voir le temps passer sur moi jusqu’à la nuit : s’interdire de prendre des photos de cette nuit pour n’en garder aucune trace, sauf en moi. Je note à la volée des phrases (faire de la vie qui reste, quelque chose qui ressemble à la dernière page du Voyage au bout de la nuit). Oui, ce qu’on dépose de soi (— le risque d’y rester), (une part de quelle vie), s’éloigner maintenant.
Au bout de ce jour, en rentrant, apprendre la disparition de Henry Maldiney.
Et au loin, le souvenir qui bat des montagnes, le désir de partir maintenant.
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François Bon | Du repliement des morts sur la ville
vendredi 6 décembre 2013
Vases-communicants — longtemps que je m’en étais tenu un peu loin, ces moments de retrait sont parfois des temps d’élan — ce premier vendredi de décembre, proposition de François Bon d’échanger, et c’est grand plaisir de lui ouvrir ces carnets.
Ce soir, il m’envoie ce texte : des hôtels de Cergy, et de la vie insistante des morts. Souvenir me vient alors, assez proche, de cet hôtel à Grenoble, juste un soir avant une audition, et ma crainte parce que j’arrivais après 23h de voir portes closes : mais même la journée, il n’y a là personne, seulement il suffisait de payer à l’extérieur, dans une machine comme devant les banques, et les chambres accès par le dehors, on ne rentrait même pas dans l’hôtel. Il y avait eu ce soir là une alarme incendie qui s’était déclenchée, et tous sur le pas de nos portes, à deux heures du matin au saut du lit, comme dans les voitures compartiments de train, ou sur un bateau, à soudain se regarder : on habitait au même endroit.
Dans le texte que m’envoie François, suis si sensible à ce dépli de cette expérience (lui, c’est chaque semaine, à Cergy, et déjà ces images sont une carte intime de nos bords de villes, ces hôtels où étrangement dormir dans la même chambre, mais chaque fois différente), dialogue avec les présences des morts, leurs noms, leurs visages (leurs odeurs). Et jusqu’aux renversements : vases-communicants, oui, des morts sur la vie, et comme les mondes se retournent l’un sur l’autre, où appartenir ?
Texte de François que j’accueille ici avec cette joie donc, du partage — pas seulement en raison d’expériences communes (elles ne le sont pas vraiment, juste des échos, des résonances qui portent), mais justement pour le partage, la présence des morts qui font vivre encore.
Et comme il me le demande : l’image est mienne, prise au cimetière de Salon-de-Provence, dans le vacarme de l’autoroute qu’on a tracé tout au bord.
Merci à François d’accueillir chez lui, ma dérive dans la ville d’Aix (avec théâtre, et Robert Walser) : le ciel continuait.
Et d’autres vases-communicants ce mois
Ce sont deux questions qui se mélangent :
— la première est celle d’un grand bâtiment rectangulaire et mince, de 9 étages, posé au-dessus des voies rapides, et fait d’alvéoles toutes identiques, sauf que symétriques selon les numéros pair et impair, avec ascenseur central et routeur wifi positionné près de l’ascenseur, ce qui autorise une meilleure connexion si on est près du centre du couloir et annule toute connexion si on est à ses extrémités
— la deuxième est celle d’une question posée cet après-midi par une étudiante à propos d’un ami à elle décédé, et lorsque son anniversaire est venu sur Facebook des tas de gens le lui ont souhaité, sans donc avoir eu nouvelles de son décès, et d’autres parce qu’ils considéraient que c’était une forme d’hommage au disparu ;
— côté première question il y a le fait qu’une fois par semaine, la nuit tombée mais quasiment à la même heure du même jour tu te présentes dans l’entrée éclairée, mage une somme modique et te voies attribué par l’ordinateur une carte plastique avec un numéro pour une des alvéoles dans les étages, selon la disposition des couloirs, et avec disposition symétrique selon que l’ordinateur t’affecte un numéro pair ou impair, tu prends l’ascenseur et retrouve la même pièce exactement (la symétrie importe peu), la prise de courant et dehors la nuit ;
— côté deuxième question il y a eu ce texte ce matin que tu aidais une étudiante à corriger, c’était sur la tradition en Europe de l’Est de garder les morts trois jours à la maison après leur décès et qu’elle n’aimait pas leur peau ni leur visage, si surtout l’odeur et combien dans toute la maison elle était entêtante et qu’après l’enterrement il y avait une sorte de fête avec un gâteau aux pruneaux et qu’elle s’était mise depuis à vraiment détester et les gâteaux aux pruneaux et cette odeur ;
— côté première question il y a cet isolement où tu es du soir huit heures au lendemain huit heures : qui viendrait te chercher là, qui viendrait te causer là, tu reprends l’ordinateur et t’en sers comme on fait, pour rien, juste une _dérive_, selon la distance où tu es du couloir et puis tu iras manger un morceau mais pas toujours, et puis t’endormira plus ou moins tôt mais pas toujours et au matin te réveillera sans vraiment savoir où tu es ni ce que tu fais là et pourtant l’habitude, l’habitude est prise ;
— côté deuxième question il y avait celle-ci discutée l’après-midi de comment et pourquoi nous avons la volonté de rayer le nom des morts dans nos carnets e-mail et nos contacts réseaux, que parfois le compte Twitter d’un mort est utilisé encore par ses proches pour donner des nouvelles de ce qui concernait une publication ou un événement le concernant, le mort, qu’on faisait probablement pareil au temps des agendas et répertoires de papier relié cuir avec le petit crayon inclus, mais que pourquoi effacer un compte mort, ils sont encore un peu avec nous comme ça, en tout cas on n’ose pas, on n’aime pas effacer ;
— côté première question il y a qu’avec toi dans ces heures de début de nuit surgissent tant d’improbables silhouettes, parfois des cars entiers et c’est dans une langue inconnue, ou d’autres avec juste une valise comme la tienne passants qui ne se fixent pas, mais aussi familles avec enfants pour un temps sans logement ou ces autres dont tu ne sais pas l’activité sinon qu’ils ont plusieurs téléphones et ici leurs habitudes ;
— côté deuxième question il y a ces pages mémorial qui commencent à proliférer : ça avait commencé pour les chats et les chiens, et puis des gens rendaient hommage à un disparu cher ou proche avec une image de fausse bougie et vraie flamme agitant ses pixels, et puis ça aussi devenu industrie, on achetait sa page hommage comme on achetait son coffre-fort numérique, on y déposait soi-même son héritage, on laissait clés et mots de passe à un légataire dûment enregistré et on avait fait ce compte par un algorithme pas si compliqué : dans quelle année y aurait-il sur Facebook plus de morts que de vivants (il faudrait même pas deux dizaines d’années) ;
— côté première question il y a ton propre mouvement dans l’ascenseur et la rareté ici des paroles, il y a que passée la porte transparente tu es dans la ville organisée pour la traverser à pied au-dessus des creux réservés aux rues et voitures, et le vent qui s’engouffre là-dedans et l’odeur de la _beuh_ et les silhouettes dans les recoins (mais ils ne t’embêtent pas) et les mots que tu surprends : où sont les morts, il n’y a pas de cimetière sur cette dalle et parfois tu te dis que simplement c’est vous-même ;
— côté deuxième question il y a ces jeux où tu inventes un mort qui parle, il y a ta manie des photos de cimetière, il y a ces fantômes des rues dont tu happes l’image et c’est sur elle que tu construis tes livres et as-tu jamais écrit sans que tes morts te tiennent la main ?
— côté première et deuxième question, après ces discussions et l’étrange moment de ces écrans qui brillaient encore alors que la pièce était noire et noire aussi mais avec lumières dispersées la ville au-dehors qui devenait relief aussi grand que le web, et repensant à la grande lame mince verticale et ses alvéoles, et que peu importait le numéro que l’ordinateur t’attribuait au hasard et tu y étais, dans la petite case des morts, l’idée que oui, oui on pouvait les replier l’un sur l’autre, les deux côtés, et que tout irait mieux et pour la ville et pour tes morts et pour toi, et que peut-être même cette sensation bizarre aujourd’hui, dans ton alvéole d’insomnie, ou dans ces discussions sur les morts, que c’était déjà fait le repli, et juste : juste on ne s’en était pas aperçu.
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Montpellier, en partant (de la grue, des bancs et des valises défaites)
samedi 30 novembre 2013
La source et l’essence de notre richesse sont données dans le rayonnement du soleil, qui dispense l’énergie – la richesse – sans contrepartie. Le soleil donne sans jamais recevoir.G. Bataille.
Dans les villes où ne passer que deux jours, il n’y a que des trajets et aucune mémoire : reste la trace de comment les directions s’organisent, et c’est tout. Deux jours à Montpellier, quand j’ai fermé la chambre d’hôtel, j’ai vérifié d’un regard n’avoir rien oublié : en réalité, j’avais à peine ouvert la valise, défait les draps, ouvert la fenêtre, fait couler de l’eau — qu’est-ce que j’aurais pu oublier ? Dehors, blanc comme linge — c’est à midi que le ciel se lève, l’heure où s’enfermer dans un train seulement pour voir le soleil tomber, c’est fini.
Montpellier, repartir avec de la force — les échanges, l’amitié. Comme parfois quelques heures suffisent pour déplier la carte, organiser les guerres civiles, et rien qu’avec quelques heures, ce qui s’emporte dans la solitude, la part précieuse de ces autres que soi qui tiennent même ligne, position, et mouvement : regard.
Gare Saint-Roch, au pied : je prends le ciel à cause des quelques nuages qui viennent jouer avec le soleil (ce sont les seuls nuages du ciel), et toutes ces lignes, et cette grue levée pour le chantier plus loin, c’est évidemment une image de ces deux jours, je ne m’en rends pas compte. Je le réalise le soir, en voyant que je ne suis pas le seul à l’emporter avec moi avant de partir : le regard là-haut avant de partir n’est pas différent de celui déposé dans la chambre d’hôtel : vérifier qu’on est déjà parti, qu’il reste de soi seulement ce qui va continuer sans nous. C’est bien.
Sur le quai, trois bancs alignés sans vis-à-vis, et même pas côte à côte vraiment, mais légèrement décalés. Je regrette que Emmanuel D. ne soit pas avec moi pour me permettre de lire ces signes de la ville aberrante, invivable. Je regarde lentement ce que les bancs regardent : les murs lépreux. Je rêve au dialogue de ces trois bancs morts.
Dans le train, longue lecture de Bataille. La mort à l’œuvre, oui, à chaque page, chaque année, d’une vie entièrement livrée à une pensée (celle qui formule, à peu près, le regard sur le sol perçu comme cimetière à échelle planétaire). Dehors, les champs pourtant au repos font se lever des arbres, et je regarde.
Au retour à Aix, dès la porte de l’appartement ouverte : la pensée première, émerveillé : le miracle que les plantes ont survécu. J’ouvre la lumière, l’allogène en position médian pour lumière diffuse, quelque chose comme un clair-obscur où je peux évoluer lentement comme s’il était déjà deux heures du matin. Les gestes de la vie prennent leur place. Ranger, défaire les valises, plier. Duras : le net qu’on fait dans la vie matérielle pour permettre d’écrire, parce qu’on laisse la mort en arrière de soi, parce qu’on pourrait bien mourir maintenant, tout sera rangé au moins. Je veillerai une partie de la nuit.
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vers Montpellier (et sa lumière nette)
vendredi 29 novembre 2013
Long ciel de traîne, de Paris jusqu’à la neige : quand la neige apparaît sur la vitre du train, le ciel se lève, évidemment ; et c’est immense, on ne le mesure pas, c’est là. S’isoler des conversations vulgaires dans la rame de la voiture, cette personnalité qui tient salon au milieu de nous autres, bas peuple, qui nous fait tant sentir qu’on n’est pas du même monde. J’augmente la musique dans mes oreilles, doucement, ferme les yeux. Puis, c’est sur le quai, dehors, un froid plus vif de n’être protégé par aucun couvercle, je ne m’y attends pas. Montpellier, tout au bout de Paris.
L’apprentissage d’une ville inconnue, c’est toujours en se perdant. Après l’arrivée à l’hôtel, une longue heure dans les rues qui m’entourent, étrange de sentir les circulations neuves, et tout à la fois, cette ville qui semble d’autres mieux connues (un peu Bordeaux, un peu Rennes, un peu Metz, un peu Grenoble). Oui, décidément les villes de cette taille paraissent obéir aux mêmes lois, j’ai l’impression : autour de la gare une place qu’on élargit, le choix minéral pour des dalles grises qui déshumanisent tout, font place nette : chaque ville semble l’autre. Des tramways hideux passent silencieusement, et cependant on ne voit qu’eux. Mais en chacune, du singulier, imperceptible, évident.
Je remarque immédiatement l’absence de fleuve, rien qu’à l’organisation des rues.
La grande place du théâtre, je la vois aussi, m’y arrête longuement — à cause de la lumière qu’elle laisse filer, diffuse, tranchée, rasante comme effilée.
Le soir tombe vite, écroulé.
Je rentre en même temps que lui — travailler de nouveau quelques heures pour le texte de demain : une dérive qui m’emmène loin, un rêve égaré (où ?)
La nuit, lire dans une chambre étrangère, impersonnelle, et pour cela habitable, l’accueil même.
Demain, la curiosité du ciel, et le désir des lignes de partage.
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la déchirure du ciel (ode & cataclysme)
mardi 26 novembre 2013
soudain le ciel percé, mais je ne sais pas, je voudrais que ce soit aussi les nuages qui de ce côté de la vie où nous sommes, percent et déchirent ; alors c’est le cas aussi.
le cri du ciel quand il s’ouvre — et que je me penche, lentement, vers ce qui s’ouvre, comme de boire, mordre mais non pas la poussière, quelque chose qui serait l’envers de la poussière, et sur les tableaux des vanités, l’envers de la poussière est une mèche de cheveux, je crois, laissée libre.
si je prends dix fois la même image, c’est à cause de l’espace entre chacune d’elle, le temps de la respiration qui les fait basculer, d’une image à l’autre, où la vie s’engouffre, et c’est à cause de la vie — non pas à cause, mais en raison d’elle —, la vie passée d’une seconde à l’autre par le geste de la main, comme au début d’un film, le corps déposé sur l’autre le fait advenir, je le sais maintenant.
bruits de galop au loin, les cavaliers près de Notre-Dame (le 1er escadron de la Garde Républicaine) — là-bas la douceur de la main d’un éleveur de chevaux du Moyen Âge, qui danse avec les souvenirs, et la lenteur des gestes, la justesse de chacun.
je suis aussi, en moi, l’auteur de ces vies au loin qui passent, passeront, quand sur le bord des routes je vois s’éloigner ceux qui frôlent et s’écartent, les corps qui s’ajustent à eux-mêmes tandis qu’au loin il faut gagner ses rivages, lentement, une vague après l’autre ; et là-bas : toute la beauté de ce qui va.
du ciel déchiré par les arbres nus — je regarde, bouleversé, les feuilles qui s’y attachent encore : ce n’est pas une allégorie —, se tenir au pied pour attendre le soleil, jusqu’à comprendre qu’il n’y a pas à l’attendre, que ne tient qu’à nous la force de l’approcher sur nous, d’un seul geste, un seul,
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le centre vide de la ville (il y a beaucoup de ciel)
jeudi 14 novembre 2013
Il y a beaucoup de mer. Phrase de marin pour dire (je ne sais pas vraiment, j’imagine : une mer formée, avec des creux, des trous, des murs d’eaux soudain qui viennent s’abattre comme des oiseaux morts, des corps de plein désir) — et chaque matin, c’est cette phrase qui me vient pour dire (je ne sais pas vraiment, il y a tant de ciel, comme dire que)
Pour aller vers la ville, et en sortir, passage obligé par la Rotonde — en faire le tour comme d’une centrifugeuse : mais au lieu de prendre de la vitesse, ralentir ici toujours, polarité étrange dans le vacarme des voitures ; impossible de traverser, on dessine avec son corps le tour du centre vide, comme de la main sur le corps pour approcher sans le toucher ce qui rompra dans le cri le désir.
Des statues, on marche autour d’elle comme des évidences pour qu’elles ne nous touchent pas, et de tourner tourner dans le sens inverse de la terre et des étoiles et des mers, peut-être arriverait-on à renverser les forces et faire tourner la terre et les étoiles et les mers de l’autre côté.
Novembre — la seule anagramme de novembre est le mot lui-même : lui-même n’est l’anagramme de rien.
Mais du ciel, l’anagramme est la lice : cet espace vide entre deux forteresses, l’espace où se déroulaient des joutes, et chez Villon, les joutes elles-mêmes, celles des corps jetés dans les corps désirés, des lèvres mordues pour ne pas avoir à crier le désir lui-même,
Crépuscule du crépuscule, qui s’abat comme le temps à peine déshabillé de soie.
Cris, cris du loin qui n’appellent pas, qui disent juste comme est loin le temps où le corps levait le ciel avec lui quand il disait : je m’effondre.
Et veille dans l’aube où je m’enfonce, que la nuit vienne maintenant.
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des corps levés (cette danse sur des millénaires)
samedi 9 novembre 2013
Ce sont des corps levés. Des corps levés on ne sait pas depuis quand, c’est chaque nuit la même apparition. Le jour on fait attention, en passant, à bien voir qu’il n’y a rien : il n’y a rien ; on passe. Et la nuit tombe, chaque nuit, au même endroit : ici, à cet endroit précis du monde où on passe quand la nuit on passe, de ce bord du monde à l’autre (le monde est une somme de bords). On lève les yeux, on n’est plus surpris : les corps se sont levés.
Ce sont des corps blancs, mats, quelque chose qu’on devine froids au toucher mais on ne sait pas, jamais aucun d’entre nous n’oserait approcher et tendre les bras pour toucher : on regarde seulement, et encore, peu regardent, tous préfèrent s’enfoncer dans leurs manteaux et rejoindre les maisons qu’on a bâti en partie pour ça : ne pas voir ces corps levés quand la nuit tombe.
Ce sont tous des corps dressés dans un mouvement étrange, ils ne lèvent pas les bras, il n’ont aucun regard pour le ciel de nuit qui autour approche et les cerne, non, ils baissent la tête, ils regardent le sol qu’ils préservent de toute leur force silencieuse. Ce sont des corps levés pour ces raisons mystérieuses qui sont lois intangibles : la nuit tombe sur eux, et le jour se lève quand ils s’effacent.
Comme on va aux puits quand l’eau est coupée.
Moi, je ne passe jamais la nuit sans lever les yeux : et tendre les mains, avec l’appareil, pour saisir leur mouvement : quand je regarde à l’écran ensuite, c’est flou, c’est tout le tremblé de leur geste qui me reste entre les doigts comme de la poussière à un enfant sur la plage, qui pleure tout ce qu’il peut de n’avoir pas vidé la mer : et qui la gonfle davantage se ses larmes.
Le jour, je pense aux corps levés, comme à cette opération, dans la vie, qui appelle à elle les forces mortes pour, soufflant sur elles, les déchirer, et que le jour vienne, s’il l’ose – par provocation, il ose toujours, parce qu’il sait bien que ces corps ne pourront pas tous les soirs se lever pour recevoir la nuit sur leurs épaules, l’empêcher de venir se poser sur le sol, alors le jour vient, cherche les corps levés qu’il ne trouve pas, au bout de quelques heures, il s’éloigne : la nuit tombe alors, et les corps se lèvent, chaque soir, reçoivent sur leurs épaules la nuit qui ploie sur eux, ne parvient pas à toucher le sol, s’éloigne alors, et le jour revient, et les corps s’effacent : et cette danse sur des millénaires.
Des corps levés, on est tous une part. On a chacun, comme un nom, en soi le secret de leur possession. De leurs gestes, de leur immobilité, de leurs forces à tenir debout, la dignité des tendres, la férocité des doux.
Reste la douleur : celle qui, et c’est l’énigme même, nous rend incapable d’approcher leur visage.
Mots-clés
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les lieux où on écrit (le pendu)
vendredi 8 novembre 2013
Je méprise la poussière qui me compose & qui vous parle. On pourra persécuter & faire mourir cette poussière ! Mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles & dans les cieux.
Saint-Just, Fragments d’institutions républicaines
Place des Ormeaux, je passerai l’après-midi, et jusqu’à ce que l’ordinateur cesse, d’épuisement, que l’écran devienne noir — je lève la tête, il fait soir aussi, et je n’avais rien vu (supériorité infinie de l’écriture écran sur le papier : cette interruption, au milieu de la phrase qu’on perdra pour toujours. L’interruption qui nous rend au monde. Ce n’était pourtant pas faute d’être averti, les alertes sur le coin de l’écran, alors les dernières minutes, on écrira plus vite encore, dans l’urgence un peu vaine, l’illusion qu’on pourrait repousser l’imminence du temps quand on ne fait que la rejoindre) — cette étrange place, faite d’un triangle irrégulier, cachée sous des hauts arbres, je la vois maintenant, différemment, comme issu d’elle.
Au centre, une fontaine — il y en a tant dans cette ville —, partout quelque chose comme une latence, l’air plus lourd ici, chargé d’une énergie étrange, arrêtée, un dépôt de ville. Personne n’y passe. Le café a étalé ses tables dans le plus grand désordre et je serai seul, toutes ces heures, dans le bruit lointain, la ville n’est pas loin. Et c’est dans l’ombre des trois arbres au-dessus de ma tête que j’écrirai lentement, sous les variations de la lumière — le bleu net et tranché du ciel, puis très vite le sombre des pluies qui ne viendront pas, à nouveau le bleu —, j’écrirai lentement les mots du vieil homme brûlé à la fin de cet acte interminable ; et quelques pages des vies imaginaires de Rimbaud — des paragraphes rapides sur les poussières de Saint-Just (depuis les dernières paroles de Lucile Desmoulins, relues hier via Büchner, Célan — et le signe de l’ami) : dans une ferveur mélancolique (je sais que la ferveur est le contraire exact de la mélancolie) qui tient à la nature étrange de ce lieu.
En partant, je découvre une plaque où tout s’explique (je comprendrai encore moins).
1524 : les armées de Charles Quint lèvent des troupes dans la ville, un citoyen refuse. C’est ici qu’on l’amène, et à la branche d’un des trois arbres, des ormeaux, on le pend, pour faire exemple. Les jours suivants, inexplicablement, la branche de l’ormeau meurt, puis l’arbre entièrement, et les deux autres. L’eau de la fontaine est contaminée. Au-dessus de moi, ce sont des érables qui se dressent.
Avec l’ordinateur vide, et noir, je m’éloigne, dans ces pensées joyeuses, et sous le signe amical du pendu des Ormeaux. Sans doute, quand on écrit à l’aveugle comme moi, multipliant les désirs, les projets, sans volonté aucune de les mener à terme, seulement dans l’effort du travail parce qu’il faut bien nommer le monde pour mieux s’en délivrer et choisir où, dans quels territoires, aller, sans doute, oui, les espaces où on écrit viennent se déposer malgré soi, leurs énergies si peu discernables auxquelles on se confie entièrement.
Ces endroits où on écrit porte les morts et les vivants qui les traversent. Les érables de la fontaine des Ormeaux, le pendu, aussi courageux que lâche, sans nom et sans tombe j’imagine, les changements du soleil, la hâte dans laquelle j’ai achevé (je ne reprendrai pas les pages de cet après-midi) au moment où j’apercevais, quatre heures après avoir commencé, les mots qu’il fallait dire, tout cela je l’oublierai demain, j’ai confié toute la mémoire de cette vie assemblée en quelques heures sur quelques pages illisibles. Je sais bien que ce qui s’écrit, c’est moins les mots du vieillard que j’ai inventé, des vies de Rimb. que je rêve, de Saint-Just et de sa poussière d’étoile, non, ce qui s’écrit, c’est évidemment l’énergie de la place où tout le jour j’étais (chaque jour un endroit différent, ma règle imposée), c’est l’ombre des arbres et le ciel, c’est les variations de lumière, c’est le dépôt des corps, le bruit de la ville loin, c’est surtout, et je ne le savais pas, les mouvements du pendu au-dessus de ma tête.
Alors, entière est ma dette au pendu, mort dont je rêve longtemps les amours en me perdant sur le retour, mort sublime à vingt ans sept ans, mort dans la liberté du ciel, mort digne de n’avoir pas voulu mourir en armes, et en chemin je lui prête toutes les raisons possibles, aucune ne l’emporte sur la vie qu’il a choisie en mourant.








