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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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les lignes configuratives (l’interruption sur la main)
mercredi 12 juin 2013
Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de mon coeur, comme sur du marbre, n’ont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l’aube naissante efface les ombres de la nuit ! Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à l’oeil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire pousser des fleurs matinales par dessus les funèbres ossements.
Lautréamont chemin de fer – vers la ville haute qui n’attend que cela pour m’avaler de toute ses bouches de métro afin que dans les souterrains je reste mille ans perdu tournant fouillant cherchant la monnaie à donner au passeur qui est déjà passé depuis mille ans ; et tout ceci chaque jour : chaque jour de chaque nuit (et il y en a sept par semaine), chemin de fer qui conduit vers d’autres, tant d’autres, plus que de jours dans une vie (je regarde ma main : les lignes de vie, je voudrais choisir laquelle, toutes sont interrompues)
Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions de notre globe ; les tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis ce temps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever, dès le matin, ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent.
Lautréamont chemin de terre – vers des hasards qui n’obéissent qu’à des lois de la perspective qui défient les lois de la perspective, et routes en pente, enroulées autour des villes, cernées de toutes les mers qui soient, et jamais protégé des vents pour qu’on puisse savoir d’où vient la mer et où portent nos pas (je regarde sur le miroir sale mes cheveux tomber sur mes yeux, mes lèvres mordues de ne pas pouvoir dire combien la morsure ne guérit pas la blessure, et toute la vie battante là-bas)
Mais, vous, vous restez toujours les mêmes.
Lautréamont
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la ville Narcisse (et, loin, les roseaux tremblés)
mardi 11 juin 2013
Regret des bras épais et jeunes d’herbe pure !
Or des lunes d’avril au cœur du saint lit ! Joie
des chantiers riverains à l’abandon, en proie
aux soirs d’août qui faisaient germer ces pourritures.Qu’elle pleure à présent sous les remparts ! l’haleine
des peupliers d’en haut est pour la seule brise.
Puis, c’est la nappe, sans reflets, sans source, grise :
un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.
Je pense à Narcisse, et je crois qu’il y avait des roseaux à travers son visage déposé sur son reflet, je crois qu’il y avait du vent qui les faisait aller immobiles dans l’air dansé, et que le mouvement des roseaux faisaient trembler son visage, sans qu’il sache bien, Narcisse, si c’était le sien ou celui du reflet, parce que son visage tremblait aussi, alors il n’a plus bien su, et pour savoir, il fallait toucher, il a porté les mains sur son visage, mais il ne savait pas lequel, et derrière lui, tout le ciel entier qui était aussi dessous lui, alors il fallait bien savoir, il a tendu le corps après les mains vers son visage, et ensuite, les roseaux continuaient de danser l’air dans l’immobilité et dans la nuit ensuite.
Je pense à cela, et à d’autres choses aussi, et les roseaux continuent toujours d’être après ma dernière pensée, alors je pense à eux, et à la nuit qui ne leur suffit pas, mais à cette pensée toujours la ville à ce moment précis hurle, ou m’appelle, et demande qu’on la marche pour aller d’un endroit inutile à un autre endroit inutile, accomplir les tâches toutes plus inutiles qui lui donnent son sens (et jamais les roseaux, jamais dans la ville)
Je pense aussi, mais moins, au corps décomposé de Narcisse dans l’eau, et comme il doit être habité de poissons et d’algues, et qu’il a nourri des vivants de sa mort.
C’est Gare de Lyon, j’y suis passé tant de fois, et j’attendais le bon reflet, c’est quand on attend un bus (je n’attends pas le bus, moi je passe, rejoins pont d’Austerlitz, c’est là qu’est la tombe de), le reflet de la ville, de la grande horloge des trains qui ne vont jamais à Vladivostok, j’en intercepte la force, sous les nuages, je suis sauvé le temps de la photo parce que j’ai vu la ville en Narcisse, et les roseaux dans mes rêves avaient peut-être cette forme dressée comme du désir, sur l’image.
Je pense au désir, aux mains tendues de Narcisse, aux cheveux bientôt autour de lui répandus dans l’eau, lentement.
Je pense aux racines de nos corps aussi, et qu’il faudrait plutôt les rêver comme on arrache des fleurs et qu’on les jette en l’air en dévalant la collines de nos corps roulés jusqu’en bas de l’amour, parce que les fleurs sont faites aussi de cela, répandues dans les airs, et là où elles vont retomber sous le vent, là elles pousseront encore dans l’éclat de nos voix suspendues ici, tandis que là-bas, les cheveux emmêlés.
Je pense aux endroits de la vie enfin où le reflet n’est pas vertical comme des tours de verre, mais horizontal comme dansé parmi les roseaux tremblés après la chute d’un corps qui voulait simplement en caresser le mystère, pour l’implorer.
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dès longtemps dévorée, la rose (et le tas de cendre)
lundi 10 juin 2013
O la poudre des saules qu’une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe, et sa chaîne tirée
Au fond de cet œil d’eau sans borne — à quelle boue !
La terre d’orage avant l’orage dans le ciel, je pourrais la regarder toute la vie, en faire ma tâche de chaque jour : chercher les endroits du monde où l’orage va tomber, c’est un métier que je veux bien accepter pour être vivant, et apprendre à savoir quand cela va éclater, où la foudre en premier va tomber, où le bruit va se répandre (l’enfant m’a bien expliqué : d’abord la foudre, ensuite le tonnerre), et où le feu : je serai là, je serai là, ce sera le seul endroit où je serai.
Par la fenêtre derrière les rideaux rouges ce soir, il faut me pencher pour regarder l’orage, c’est entre deux immeubles, la lumière noire qui est si loin, moi je tends les bras, je regarde de tous mes yeux, et je ne vois rien : tout est déjà passé, tout n’est pas encore là (c’est comme dans les trains, quand je veux prendre une photo de l’horizon, toujours les arbres surgissent, et quand je le repose, les arbres s’affaissent et me laissent voir : le jeu cruel), je ne suis pas là où la lumière noire naît et meurt, toujours là où je peux la voir s’éloigner.
Hier soir, tard, marcher rue Tolbiac : ce tas de vêtements, de peaux mortes de meubles, la noirceur plus noire encore que la lumière de cette nuit : un incendie, et on aura rassemblé les choses mortes de suie ici, à même le trottoir. L’image est belle, de cendres, de cette vie qui passe, et dont je ne peux voir que ce qui lui a succédé : je rêve fort de flammes et j’aspire tant au feu, moi qui ne marche que sur les braises froides. J’ai regardé longtemps le tas noir, avant de partir.
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au pied de la vie (le front touche le ciel)
dimanche 9 juin 2013
Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer,
le petit valet,
suivant l’allée dont le front touche le ciel.
s’il n’y avait entre moi et le ciel, toute la distance entre moi et le ciel impossible à dire ou mesurer, et s’il n’y avait entre moi et la mer abandonnée de la terre abandonné, je le serais bien, aussi.
deux petits vieux, devant moi, sous le pont d’un métro, se tiennent le bras, et avancent dans la fragilité que donne l’âge où le moindre pas pourrait être le dernier, alors il faut bien choisir où le poser, de là les tremblements peut-être (quand je me retournerai à leur niveau ensuite, je verrai que les tremblements viennent aussi de l’alcool, l’alcool jusque dans leurs yeux, cette douceur d’enfance qu’elle donne aux vieillards les plus proches de la fin), et derrière eux, j’avance moi aussi, je vais les dépasser mais j’attends un peu que l’allégorie prenne plus de place en moi, jusqu’au sourire, jusqu’à la cruauté, jusqu’à la douleur qui m’enveloppera tout entier jusqu’à la fin du jour quand j’y repenserai.
j’ai regardé tout à l’heure le calendrier des jours, celui de l’an dernier - j’ai essayé de mesurer la route, elle s’en allait.
comme au pied de la vie, je ne sais qui défie qui - la vie ou mon corps levé au-dessus d’elle pour la voir, au-dessus de mon reflet de cheveux épars, mon reflet qui tremble de toutes leurs forces, à cause des cailloux peut-être jetés là-bas, ou des larmes du ciel aussi qui le trouent, j’en suis couvert, sont-ce les miennes
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l’autel (rue Ponscarme)
mercredi 5 juin 2013
Comme au pied d’un autel il a dû déposer cette feuille, je ne sais pas, je n’ai rien vu, pas son ombre s’enfuir loin et c’était peut-être des heures après, mais quand je passe elle est là, déposée là à cause peut-être du mot mal griffé sur la planche, rue Ponscarme ou parce que c’était là qu’il le voulait, ou bien il l’aurait déposée plus loin et le vent jusqu’ici l’aurait poussée pour moi, ou bien, ou bien, mais cela ne m’appartient pas, j’ai lu les mots sur la feuille et je suis parti, j’ai tendu l’appareil, une fois deux fois, trois fois, trois fois tremblée l’image tant pis je suis parti c’était si impossible de demeurer là, comme devant le sacrifice on prend pitié pour celui qui tient le couteau, et on prie pour lui.
J’aurais voulu prendre dans mes bras le garçon qui était venu jusque là, rue Ponscarme et je lui aurais dit, ce que j’ignorais, qui était Ponscarme, graveur de l’empereur et des ministres, et qu’avec son ciseau il modelait des visages dans les pièces, je lui aurais dit ce que valent ces pièces aujourd’hui, rien, qu’un mourant à qui on les placerait sur les lèvres et les yeux fermés resterait à quai, je lui aurais dit pour ta douleur je n’ai pas la monnaie non plus, je n’ai rien que toi, alors je l’aurais serré davantage, rue Ponscarme, lui disant que ce n’était pas cela qui était pur, que la rue ne l’était pas ni cette vie, qu’il s’y était sali à force de cette lumière, mais que cette impureté l’avait lavé aussi d’elle-même, que sa beauté était pour toujours dans ce geste désormais lié à lui comme son corps, je lui aurais dit cela, le corps serré contre moi, les cheveux trempés de mes larmes, il aurait peut-être dit tais toi,
j’aurais voulu lui dire qu’il était sacré, et de cela il ne serait jamais sauvé, que c’était là son salut : de n’être jamais sauvé d’être sacré, qu’il lui faudrait tant d’années pour comprendre la lumière de la rue ce soir-là, qu’il n’avait d’ailleurs pas besoin de la voir longtemps pour la comprendre, j’aurais voulu lui dire : ta vie est sacrée parce que cette lumière l’est aussi sur ton visage, j’aurais voulu pleurer sur lui pour ne pas avoir à continuer à dire les mots qui ne servent à rien d’autre, ou alors j’aurais répété, tu es sacré dans la déchirure que tu portes, l’été brûlant qui vient n’oubliera jamais l’hiver, j’aurais répété les mots écrits sur la feuille, jusqu’à l’illisible de celui qui termine la dernière ligne, et j’aurais peut-être dit, pleure pour moi, aussi, un peu, si tu le veux, je t’en supplie.
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au mois de juin (mais voilà, à la fin)
samedi 1er juin 2013
Or, n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
Dans les granges entrer des voitures de foin
Énormes ? De sentir l’odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse ?A. R.
Tout ce mois sur les routes, et finalement je n’ai pas cessé d’être sur le retour, comme si je n’avais finalement fait que revenir – et je suis revenu ; je n’étais pas parti, je ne partirai pas, ce n’était pourtant pas faute de. À la fin du mois de mai, c’est toujours avril, mars, toujours la même pluie (ce n’est pas la même pluie) dans le même ciel un peu plus long à se coucher, et dehors le noir, dans les nuages. Si le temps a passé, je le vois dans les lilas en fleurs sur la place : je ne les ai pas vus éclore, et mes cheveux ont poussé sans moi.
De voir des blés, des blés, des épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?...A. R.
Dans les trains, ouvrir assembler affermir les chantiers - après l’écriture de la pièce, et jusqu’à l’hiver dernier, je n’avais pas vraiment pu. Le train aide aussi dans l’emportement à aller au-devant de soi (même si toujours dans les gares, toutes les mêmes, l’alentissement soudain est si fort, et l’impression d’attendre, de l’attente pure, alors qu’il faudrait). Puis, le site a été fermé, je ne sais aps vraiment pourquoi : encore ces moments de retraits imposés dans l’écriture et il faut les accepter. Dans le chemin de dépouillement de ces jours et les renouements, prendre la part de tendresse, de violence, d’évidence. Regarder la ville, regarder la terre : oh comme ce qui y pousse n’est pas seulement verticalement du sol au ciel, mais dans le chemin qu’on épouse comme on se fiance, tendre vers ce qui se repousse à chaque pas, qu’on nomme cela horizon ou la mer, ou demain peut-être si, un jour, demain a lieu.
Oh ! plus fort, on irait, au fourneau qui s’allume,
Chanter joyeusement en martelant l’enclume,
Si l’on était certain de pouvoir prendre un peu,
Étant homme, à la fin ! de ce que donne Dieu !A. R.
Jamais sûr, non, que ce lieu de soi existe, et d’habiter au présent nous rend auprès de ce lieu plus fragile, plus sûr aussi que c’est en soi qu’on l’inventera, la possibilité du lieu d’ailleurs. Où habiter ? (peut-être la réponse est là : un espace intérieur). Si l’écriture est dans sa violence, la déchirure et l’évidence, ce n’est pas qu’elle soit naturelle ou contrainte, mais c’est qu’elle est une manière comme une autre, ni privilégiée ni secondaire, d’éprouver les soubresauts de soi et de les provoquer, qu’à la fin on ne sache rien. Comme on lève les yeux au ciel fait basculer le soleil, ou que le regard sur les oiseaux les fait traverser, et dans les augures on ne lirait rien d’autre que la couleur de nos yeux, et au sexe du soleil respirer notre propre désir.
— Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire !
A. R.
Tant que cette histoire est la nôtre, tant qu’elle pourra être la mienne, ce ne sera jamais qu’une histoire toujours différente chaque nuit qu’on la rêve, d’un jour si jeune quand il se lève, qu’il s’éparpille, et aveugle tant que les larmes qu’on répand sur le sol pour le nourrir sont toujours ce qui font ouvrir nos yeux, et dans les mains, toute la force du jour qu’on reçoit pour l’accomplir.
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regarde le ciel (et le Mistral tomber)
mercredi 22 mai 2013
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comment je pourrais le dire (ainsi)
samedi 11 mai 2013
comment le ciel, et le jour ensemble, et comment marcher quand la ville partout est levée devant soi de murs de verre, comment dire le verre quand il n’est plus qu’un mur et le mur quand on le rêve de terre et qu’on y plongerai les pas pour en marcher la durée : comment ; comment aller jusqu’à l’endroit où faire la chaîne pour dire nous faisons la chaîne et ici nous disons à qui je tiens la main et dans la main de qui je suis tenu, comment quand il faudrait ici lire chaque pont pour vérifier son nom et qu’il ne s’y trouve pas,
comment la terre ronde et de qui, et comment le nommer celui qui y sortira nu, notre enfant,
et comment le vêtir, et comment le nourrir, et comment lui dire : ici est l’endroit où tu vis, prends mesure,
et comment la hauteur du ciel, on ne tendrait les mains que vers ce qui nous en éloigne, comment le corps dressé peut-il lui aussi rejoindre, et comment mordre plus loin que l’échec des vagues et comment les larmes, comment les larmes,
comment habiter ici l’endroit ici où j’habite,
comment les trains s’arrêtent-ils quelque part, et comment la pluie tombe sur tout mon corps à la fois quand il pleut sur les autres corps aussi, comment dire les langues étrangères quand on ne sait pas dire le mot étranger dans sa propre langue,
comment renouer à ce qu’on n’a jamais vécu,
comment en finir avec l’idée de vouloir finir,
et comment les anges, et les démons et ceux qui n’existent qu’en soi les luttes en soi des anges et des démons, et leurs amours de sexes inventés pour notre pureté, comment cela, et le reste
comment si haut, le mot comment, comment le dire sans s’en tenir là,
comment rêver quand on oublie qu’on rêve, et comment les cheveux sur soi poussent le temps comme des herbes follement agitées dehors pour qu’on s’y répande et s’y multiplie,
et comment, un jour, le jour
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l’horizon qui encercle (et donner le change)
jeudi 9 mai 2013
Donner le change, j’ai eu cette expression en tête tout le jour, elle m’est venue je ne sais pas pourquoi, alors que je lisais ces pages de Michelet (en fait, bien sûr, je sais pourquoi - et j’ai pris mille notes) : lecture, d’une haleine, du Livre 6 de La Révolution Française, décembre 1792, j’ai passé du temps pour choisir cette date, maintenant je sais que c’est là, enfin, je sais que c’est janvier, et qu’il faut comprendre décembre pour cela, Vergniaud, surtout, est la clé. Je n’ai rien vu du matin qui était monté au dehors, et qui avait commencé de redescendre quand je suis parti de la chambre pour affronter le réel (mais Mille Rêves en moi font de douces brûlures ).
Le réel, dehors, tout étalé, là, tellement là. Heureusement, en partant, j’avais fait la liste de ce qui me le rendait impossible (j’en étais soulagé.) Le change, je pensais que c’était cela, et une question de monnaie à rendre, à retourner, quelque chose d’un échange d’argent. En fait, pas du tout : c’est un terme de chasse, la ruse de l’animal poursuivi qui détourne ses poursuivants sur les traces d’une autre bête. Je ne pensais pas qu’une telle ruse pût naître d’un animal traqué (j’aimai fort sur le champ cet animal : j’étais son frère alors). (Puis, par instants, mon cœur tendre est comme un aubier /
Qu’ensanglante l’or jeune et sombre des coulures.
)Donner le change : c’est, en parlant de la bête poursuivie, réussir à dérouter ses poursuivants ; on contraire, ses poursuivants prennent le change, abandonnent la bête poursuivie pour se lancer malgré eux sur une autre voie.
(Et, quand j’ai ravalé mes rêves avec soin,) j’ai remonté tout Alésia en marchant droit la ville basse, gagné la chambre, vide (avais besoin du corps épuisé pour commencer le soir), oh tout ce qui bruit, et comme on voudrait se livrer entièrement parfois à des solitudes, et écrire et lire et le soir marcher dans les rues pour voir comme on n’appartient à elle qu’en défiance (et les aimer pour cela aussi, en frère, aussi) – être la bête poursuivie, et ses ruses, et donner le change mille fois, ou mille changes à la fois.
Sans téléphone depuis trois jours, je regarde le monde comme si je ne pouvais le voir (le recevoir : le vérifier (le prendre en photo), l’accepter), alors désarmé face à lui, je le vois de biais, et là, encore, je donne le change. (ces images, prises pour épuiser la batterie définitivement, pour en tester la vie encore : sûr qu’il n’y avait plus rien en lui : et pourtant, si (mais je n’ai pu saisir que le sol, une surface neutre, sur laquelle je piétine ces jours) (une allégorie ?))
Les poursuivants sont là pourtant, me retrouveront fatalement, je sens déjà l’haleine du monde sur ma nuque et cherche une buisson d’orties, un arbre où aller, un lac où plonger – mais je ne trouve devant moi qu’un terrain vague et de l’horizon qui m’encercle.
Aller plus vite, passer l’horizon, fuir ses traces.
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à part le siècle (le même âge que Kafka)
vendredi 3 mai 2013
c’est d’avoir appris, en feuilletant dans la rue ce Kafka que j’avais acheté le matin, qu’il était né en 1883 – comme moi, mais un siècle après –, que j’ai regardé cette peinture haute de toute la façade, et je me suis arrêté pour mieux la regarder, il y avait une jeune fille qui serrait la main de son amie en ne cessant de l’embrasser sur les yeux pour l’agacer un peu, et la faire rire (elle riait), et l’enfant qui se penchait sur sa poupée tombée sur le sol pour l’épousseter, et ce couple de vieillard, main dans la main, qui avançait à si petit pas vers la vie, et cette homme si pressé, costume mallette raie bien alignée (et les lacets défaits), et tout le reste, et tout le reste, et moi arrêté, comme on imagine que la vie passe, et qu’elle passe.
En 1912, son premier texte, Betrachtung, et à partir de 1913, ça s’accélère : Der Heizer, Das Urteil ; même si on sait bien que ce n’est pas là que la mer gelée se fracture le plus, ou que le coup de poing sur le crâne fend le plus ; tout le soir depuis 1907, il écrit tout le soir, le travail la journée de scribe, comme dans L’Intranquillité de Pessoa, comme dans Meville, l’emploi de bureau choisi parce qu’il est censé donner du temps sur l’essentiel, la vie d’écriture à laquelle on se voue : et pourtant, le poids du monde qui leste alors, et puisqu’on est poreux au réel, à l’aberration de cette vie sociale sur laquelle repose l’organisation de toute vie, on va l’écrire aussi, il le faut bien – oh le soir est lourd, et le matin comme des paupières, qui pèse tant.
Partout autour de moi, la sortie des écoles, les cris et la circulation des choses, les voitures qui vont quelque part, il faut bien qu’ils aillent quelque part, les magasins qui ferment, quelle parenthèse (ou est-ce une parenthèse qu’ils ouvrent ?), et moi, moi seul au milieu de cela, suis-je au bord plutôt, moi qui regarde cela sans lentilles sur les yeux, avec ce flou des rêves quand on est près de se réveiller mais qu’on n’y parvient pas, qu’il faudrait crier, qu’on crie, et que le cri reste dans la gorge, parfois cela lance dans le jour, il fait encore nuit.
En 1917 (c’est bientôt), on le dit malade – sept ans plus tard (jamais plus de sept), on enterre son corps dans le sable de Žižkov, à Prague ; avant il avait demandé qu’on brûle tout, tout (tout ce qu’on lit, aujourd’hui de lui : toutes ces cendres chaudes – ô Max Brod). Tous les jours, comme dans un site mais à lui seul ouvert, ces notes que je parcours ce soir, rêvant lentement la totalité des choses qui me diffèrent de lui, mais à distance, le même âge que j’ai, aujourd’hui, à part le siècle.
À part le siècle, et le nom, et les mains, et les mots dans la gorge, et la langue qui la parle, et la maladie dans le corps, et le sol sur lequel appuyer de tout mon poids le monde en son absence, et tout le reste, mais aujourd’hui, aujourd’hui, je donnerai beaucoup pour ouvrir le journal à la date du 3 mai mille neuf cent treize (je n’ai pas le journal sous la main ce soir, ne le trouve plus). À la place, je trouve sur internet un extrait du vingt-et-un juin, et je me demande : où je serai, moi, dans quel monde libéré, intérieur, je serai, le vingt-et-un juin de mon siècle, et hors de quelle terre, en quelle autre terre je creuserai quels autres mots, ou quels pas dans quelles poussières de terre, j’irai ?
Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer.
21 juin 1913.
F. K.



