Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
issue du ciel (planter un arbre)
mardi 20 août 2013
Nous manquons de témoin, et qui est pur le matin, tel qu’il le souhaite et qu’on le souhaite, ruine cette pureté le soir par dégoût d’être quoi que ce soit sous le soleil et sous la lune.
Georges Perros
Le ciel est sans issue, nous en avons la mémoire mais où commence la route ? On a construit des villes de plain-pied avec le sol, quelle erreur, quel échec. Il aurait fallu creuser plus haut dans le ciel, c’était pourtant simple à comprendre.
Le vieil homme, seul assis sur ce trottoir, sa vieille guitare sèche massacrée, les yeux rouges et vides, le corps en lambeaux : « mais si je l’aime, mais si ; c’est la seule qui peut me sauver » (il répétait cela en boucle, seul, vraiment tout seul, comme rarement être seul).
Le train est une machine qui éloigne, toujours, où qu’on aille : l’imaginaire des trains est une fuite, est-ce que j’en mesure la peine ? On n’est jamais assez loin pourtant, jamais.
Le désir d’impureté, d’être mélangé à tout ce qui pourrait m’affecter, être poreux au temps et à ce qui exauce la tristesse et la joie, et la douleur et son épreuve qui la rehausse : grand, immense.
Dylan toute la fin de journée, self-portrait, ses chutes : parfois à en pleurer, d’évidence.
Et vrai que l’espagnol est une si belle langue, si belle : Soft as music, light as spray.
Mi-août est un temps mort, celui où on peut se livrer au temps et à sa mort lentement, amplement, et je le fais avec urgence, comme on court très vite les premiers mètres d’un marathon, pour en finir (non pas avec le marathon, mais avec soi-même).
La jeune fille dans ce café, qui dit tous les gestes qu’elle fait, et toutes les pensées (je paie maintenant oui je regarde dans mon sac si j’ai la monnaie oui j’ai la monnaie très bien je préfère payer maintenant c’est mieux voilà monsieur je vais lire un peu ici il y a du soleil c’est bien je reste ici une petite heure une heure peut-être deux une heure c’est bien il fait beau encore il ne fait pas trop chaud c’est bien merci monsieur) – sa solitude éclabousse jusqu’ici (elle lit Voyage avec un âne dans les Cévennes.)
Il y a dans les derniers jours du mois d’août 1870, une chaleur écrasante - je le devine. J’ai cherché la météo du 29 août 1870 sans trouver. C’est là qu’on écrit, peut-être.
Il n’y a personne ici. L’issue de ces jours m’est incertaine, je sais pourtant que cela commencera par regarder dans le ciel pour voir où se lève le soleil ici et où il se couche. Quelque part où je ne suis pas, sans doute. Et planter un arbre.
Mots-clés
-
le temps aura passé (comme une déchirure)
lundi 19 août 2013
Noyer le présent. Nous sommes les poissons de l’air.
Georges Perros, Papiers collés
Dans l’air, la possibilité arrêtée de ce qui va venir, la possibilité des autres qui autour s’éloignent, il est si tard, le matin n’a déjà plus dans le ciel trace de lune ou d’étoile, un seul nuage posé justement entre moi et le soleil, fatalement, arbitrairement, cette phrase qui se laisse écrire pour laisser croire qu’il n’y aura qu’une seule phrase, qu’un seul moment pour la fixer alors qu’elle est venue de si loin, de tellement loin qu’elle viendra ici s’échouer pour dire qu’ici elle s’est échouée, à l’endroit précis où je regardais la lune hier qui n’est pas là quand je voudrais qu’elle soit, et dise : je suis là aussi, et la morsure de la mer reflux dans le lointain.
De la solitude, je porte surtout celle des autres ; je m’en souviens. Dans ces jours qui se répètent, et qui appellent déjà au manque – et qui pourtant disent entièrement l’été deux mille treize, comment je l’aurais vécu, et ce qu’il aura marqué en moi : dans ces jours qui ne sont jamais les mêmes et dans lesquels je fixe le rituel comme une même blessure sur un corps toujours changeant, je vais comme en moi-même, aucun recours possible.
Par poignées de cheveux, le passé comme une déchirure [1].
Rêve de cette nuit : une histoire de voyage dans le temps, où du futur, je revenais dans le passé pour m’empêcher d’aller dans le futur aller dans le passé – au réveil, je n’avais toujours pas compris. Il y avait un long tunnel, je ne voulais pas entrer, avais tellement sommeil, m’allongeais, et j’étais incapable de dormir (au réveil, j’avais compris pourquoi : parce que je dormais déjà). Il faut porter ces mystères jusqu’à la nuit prochaine, qui se creuseront d’autres tunnels (étrangement, je suis fier de moi, de m’être allongé là, au pied de ce tunnel).
Dans trois semaines, le temps aura passé, et c’est incompréhensible. D’ici là, tout ce qui doit advenir, comme chaque mois, est considérable. Je pense au vieil homme qui tout le matin comme moi vient à cette table de café, toujours la même (la mienne est de l’autre côté de la terrasse). Il apporte un livre, le même, qu’il n’ouvrira pas, il boit son café, regarde les nuages se poser entre le soleil et sa peau, et quand il a fini, il s’en va. Je ne sais pas ce qu’il a fini. Sur l’écran de l’ordinateur, quelques phrases qui disent tout ce temps passé à lui trouver des raisons de passer et de nommer ce passage. Je pense ensuite à mon visage, allongé au soleil au pied du tunnel, les temps qui circulent. Les rêves qu’il faudra faire pour pouvoir l’oublier.
Dans le ciel ce soir, peut-être la même lune, et moi, peut-être le même, posé entre le sol et la surface de cette lune. Et moi marchant ici, pour là-bas, rejoignant, infiniment, ce qui me sépare, ici, de là-bas, l’écrivant peut-être le lendemain, pour n’avoir pas à le rêver.
-
Paris, sur certains reflets (Rimbaud et ses chutes)
mercredi 14 août 2013
Ce qu’on est, c’est ce qu’on pense involontairement, et qui nous guide au moment où nous nous croyions perdus. Pensées-oiseaux.
Georges Perros
Vivre dehors, du lever au coucher du soleil. Le matin, assis à la même table chaque matin, savoir par habitude où le soleil vient se poser sur soi, à partir de quelle heure il disparaît derrière l’immeuble, et quand il va revenir. Les serveurs me chassent à midi. Le temps est compté.
C’est une forme de rite [2]. J’avais fini par trouver la semaine dernière auprès de J. (qui aide toujours à dire, à approcher au plus près de l’intuition première) : si le théâtre m’est si important, c’est à cause de cela, qu’il est un rite sans destination, sacrifice de lui-même, du temps peut-être (j’avais dû ajouter : une machine à fabriquer du présent). Ce matin, j’y repense, arrêté sur cette page pendant deux heures (le début de la deuxième partie de cette pièce) (pourquoi faut-il que je fasse des parties ?). Oui, décidément écrire (pour) le théâtre est impossible. Puis, deux mots plus tard après deux heures, cinq pages en vingt minutes, c’est trop injuste. Le soleil déjà à midi, il faut partir.
Déjeuner avec D. & A. qui revient de terre sainte – je dis toujours Jérusalem pour dire Israël. C’est comme New York, qui est pour moi tout entier de l’autre côté, cet autre côté entièrement confondu dans cette ville. (Ai regardé dans l’après-midi des photos de New York au début du XX e siècle, impression d’une ville bâtie avec des maisons de poupée). Elle me dit que le Jourdain est un mince courant d’eau. Comme le Rubicon.
Je n’ai jamais vu le Rubicon. Je n’ai jamais vu le Jourdain. Je n’ai jamais vu New-York. C’est comme apprendre à lire et écrire : un jour on apprend à lire et écrire, et c’est jusqu’à sa mort. Un jour, on voit une ville qu’on ne verra plus jamais comme une ville qu’on n’aura jamais vu.
Une heure cette après-midi à suivre la seconde fugue de Rimb. sur une carte – entre Charleville et Bruxelles, tous les villages où il s’arrête pour visiter les copains : Fumay, Vireux, Landrichamps, Givet. Je suis avec le doigt. C’est loin, c’est tout près. La route doit être désormais goudronnée ; sur les bas-côté, il suffit de gratter la terre pour trouver des munitions, des fourreaux de baïonnettes, des masques à gaz, des corps en poussière mal enterrés depuis 1917. Rimb. ici marchant les poings dans les poches enjambe dans ma mémoire les herbes hautes, passe.
Accumuler des notes, qui ne seront que des chutes, avant même le texte : oui, c’est cela : les chutes qui précèdent le texte, couper avant même de commencer, et n’avoir entre ses doigts, que des coupes pour seul texte. Ce n’est pas tant que tout a été écrit sur Rimbaud (tout a été écrit), c’est que, s’agissant d’une vie menée ainsi dans la précipitation de la vie, la vie échappe, immédiatement, s’il faut l’écrire – surtout s’agissant d’une vie imaginaire qu’il faut écrire. Il faudrait pouvoir commencer ces Vies imaginaires de Rimbaud par un commencement pris de plus loin, s’envelopper dans un texte toujours déjà entrepris en arrière de soi, et qu’on prendrait en route.
Ce soir, sur le ciel, du vent dans les nuages gris, noirs, des nuances. Rue Pascal, des gens en terrasse. Les couples regardent les voitures passer sans un mot. Sur certains reflets, on peut voir l’été basculer vers le soir, les jours plus courts, moins denses, l’air de septembre déjà, comme une fragilité. Je ne m’y attarde pas. Au pli du mois d’août, Paris est vide, on peut prendre toute la place, traverser Châtelet à six heures du matin et se sentir de ce temps-là, au présent. Apprendre l’espagnol.
On peut aussi, sur ces reflets, cesser de chercher son propre reflet.
-
Pour quelques lignes de vie (la chair brûlée)
mardi 13 août 2013

Poème.
Un homme est mourant.
MOURANT.
On le transporte à la clinique.
On le sauve.
Le poème, c’est l’opération.Georges Perros
Revenir dans la ville, il faut tout réapprendre. D’abord le temps, toujours le temps. L’aube, le midi, le soir (la nuit). Le temps qui recommence, celui qui organise autour l’espace, la ville par exemple. Ici, je peux la voir derrière les arbres, cette église levée mais à peine, qui paraît retomber – je comprends que je suis ici parce que les arbres cachent suffisamment la ville derrière pour que je puisse la voir comme une ville posée en arrière d’arbres levés pour cette raison même (ne la voir mais qu’à peine).
Il y a aussi les bruits, pas une minute sans le bruit, et les visages des gens, pas une seconde sans. Pour conjurer le bruit et les visages, je possède tous les rituels, aucun évidemment ne fonctionne, au contraire.
Dans le journal, ce matin, au hasard : on raconte que quelque part (au Japon, peu importe où) les hommes et les femmes paient cher pour qu’on leur redessine les lignes de leurs mains. Il suffit d’un scalpel électrique, cinq à dix traces sur la paume, brûler la chair assez profond pour réécrire la Chance, les Hasards, les lignes de vie.
Je me demande si dans les lignes de vie il est écrit qu’un jour arrive où l’on pénètre dans la salle d’attente du docteur Takaaki Matsuoka pour qu’il nous redessine les lignes de vie. Je me demande qui est le plus superstitieux, entre ces hommes et ce docteur, ou moi qui me demande lesquels le sont le plus (peut-être Celui qui a dessiné en premier ces lignes de vie)
J’imagine la brûlure, l’odeur de la peau brûlée pour inventer une vie de toutes pièces.
Je pense aussi à la science de Takaaki Matsuoka capable d’écrire avec des lignes la vie qui reste, déjà écrite peut-être, ou est-ce qu’il l’écrit au présent pour la provoquer ? L’art japonais des lignes claires, fuyantes, précises, tracées au roseau pour d’un trait figurer un ciel, un volcan mort, une ville en ruines, mille cadavres que nos mains portent déjà.
Sur ma main, je ne lis rien.
Je la pose entre moi et le ciel, toujours rien : seulement mon corps entre le ciel, et, loin derrière, la ville sous les arbres ; peut-être que l’invisibilité des lignes de vie écrit déjà une espèce de vie capable de ressembler à celle-ci.
Je lis quelque part que sur la main droite sont écrits l’actions, la conscience, la maturité ; la main gauche porte trace de la pensée, des sentiments, et l’inconscient. Et où sont les signes de tout le reste ? Il y a d’autres lignes de vie à creuser à la surface de sa chair – mais peut-être que ces lignes sont inscrites sur d’autres chairs que la nôtre : qu’il nous revient, à nous, d’écrire, de brûler.
À la surface de l’écran, sur la chair d’un corps qu’on s’invente, dessiner soi-même les vies étrangères, celles qui appellent, inventent en retour les lignes échappées de sa main.
-
en restant vivant (ma place sous le ciel)
jeudi 8 août 2013
Il suffit, à trente ans, de penser qu’on aurait pu mourir à quinze ans, et de voir ce qu’on a perdu, gagné, en restant vivant, pour trouver ridicule tout effroi de la mort.
G. Perros, Papiers Collés
Que le passé est comme le malheur, qu’il est partout. (Ce n’était pas cela, la phrase, entendue au réveil, est-ce dans le rêve, ailleurs ?)
Toute la journée d’hier, complètement accablé de fatigue – première fois depuis des années : dormir avant la nuit, de pur épuisement. Se réveiller mille fois, s’endormir immédiatement à chaque fois, mais avoir vu s’afficher toutes les heures ou presque. La fenêtre ouverte dans les bruits de la rue. Je note cela aussi, parce qu’il faudrait écrire un journal des nuits, et qu’on en est incapable, on n’écrirait seulement s’être réveillé, jusqu’à perdre le sens des interruptions, du rêve ou de la veille, lequel remplace quoi ?
Hier, une traversée du théâtre - accompagner un parcours,un trajet des corps. Savoir qu’on y jette tout, sur une parcelle même, infime, que le théâtre peut cela : qu’on peut tout y jouer, sa vie, la vie elle-même, que tout s’y jouera, et qu’on lui succédera, hébété, accablé de fatigue, debout encore, dans le théâtre vide (j’aime tant les théâtres vides, les plateaux vides, les murs qu’on peut toucher n’ont pas le même rapport au temps, la même distance aux corps qu’ailleurs). Voir les corps aller d’un bout à l’autre du plateau, conduit par des forces étranges, et belles, et secrètes, et à distance de moi pour toujours sans doute. J’écrirai cela seul, tant pis pour moi, même si c’était pour les corps eux-mêmes.
Ce matin, le ciel a sa place, moi dessous – je regarde une carte comme tous les jours, des endroits du monde où il fait encore nuit : un journal de cela, aussi.
Lecture des notes de Perros – je hais habituellement la terrible aridité des aphorismes, l’intelligence hautaine et définitive que prennent la plupart du temps ces pensées de sagesse qui n’admettent aucune réplique, tout entourés de l’arrogance de celui qui les a pensées pour nous, et qu’il nous faut accepter, et non comprendre : ici pourtant, quelque chose qui déborde, défigure, devant lequel je me tiens sans accepter ni comprendre, et qui retourne sur tout le gant des apparences.
À quinze ans, je n’ai aucun souvenir de moi, ou de ma propre mort.
Demain, le ciel sous lequel j’irai sera du même côté de la mer que moi. Demain, je serai resté vivant jusqu’à aujourd’hui, c’est tout ce que je peux accepter, et comprendre aujourd’hui.
-
l’éclair sans tonnerre (ou l’attente sous la Mosquée)
samedi 3 août 2013
Silence sur soi, silence aux autres – ces jours passent sans rien dire, il faudrait alors leur parler, ou parler en eux, je ne sais pas. Après-midi à la Mosquée dans les conversations vaines des touristes, et le courant d’air – le soir je lève les yeux, c’est le soir. Intérieurement, j’aurais été un peu plus loin que ma propre vie, moins loin que Playa Larga, c’est ainsi.
Est-ce qu’il a plu dans la Drôme la poussière rouge d’Afrique ? et sur les Caraïbes, la forme des éclairs ?
Hier, l’orage une fois ou deux, mais sec, et sans tonnerre – juste des éclairs dans la rue, loin, trop loin. Se recoucher en se disant que ça ne durera pas, la nuit noire et sans vent. Au matin, tout était toujours là évidemment.
Entendu à la télévision : le deuxième plus grand commerce du monde (quatre cent milliards de dollars) est le trafic de drogue. Derrière le trafic d’armes. Acheter et vendre, ce qu’on sait faire de mieux : et on a le sens des raffinements.
Eu cette pensée dans la colère et la fatigue, cet après-midi, penché sur ma page, sur telle réplique qui m’échappait : il faudrait écrire contre ceux qui vont au théâtre, et ceux qui ne vont pas au théâtre vivent partout contre ceux qui écrivent pour le théâtre. J’ai reposé cette pensée lentement, avec tendresse, sur cette place où trois vieilles très vieilles femmes, assises, face à la Mosquée, en foulard, parlaient une langue sublime en riant, comme si elle était facile à parler.
Le temps passé de la même façon chaque jour dure plus longtemps, la preuve je suis encore là.
C’est à force de silence que les mots viennent, je le sais bien (et dans le sommeil aussi), et le manque aussi. Je traduis les pages de William Blake pour la simplicité radicale des vers et je vois bien que je n’y arrive pas. Je continue. J’enregistre chaque jour une réplique du Client, dans l’ordre, pour le rythme et la douceur, une seule prise, je n’écoute pas. Je lis cinquante pages par jour (Arenas, et cette lourde et scolaire biographie de Rimb.) J’apprends à attendre.
Il ne pleut pas, cela tient lieu d’horloge, et de ciel.
-
cette nuit d’orage (qui ne vient pas)
jeudi 1er août 2013
C’était en me perdant dans les rues qui tournent autour de *** que cette image m’est venue, longue et sereine, et sans durée, et sans bruit : la mer est pleine d’oiseaux morts.
Es-tu dehors par cette nuit d’orage, poursuivant ton voyage amoureux, mon ami ? Le ciel gémit comme un au désespoir.
Je n’ai pas sommeil cette nuit, mon ami. À tout moment j’ouvre ma porte et je scrute les ténèbres.
Je ne distingue rien devant moi, et je doute où passe ta route !
Sur quelle obscure rive du fleuve d’encre, sur quelle distante lisière de la menaçante forêt, à travers quelle perplexe profondeur d’ombre, cherches-tu ton chemin pour venir à moi, mon ami ?La Chaleur ralentit tout, les gestes et les peurs, la nuit on se réveille plusieurs fois, elle dure plus longtemps, et le matin, on respire à peine – la douche brûlante pour mieux éprouver la fraicheur ensuite, et immédiatement après, la lenteur de nouveau, dix heures est une fournaise, onze heures irrespirable, et il en reste dix ensuite, onze, avant de s’éveiller mille fois : chaque minute fait peser sur le temps sa durée entière, c’est bien, on est vivant.
Il n’a pas plu depuis des jours et des jours, ô mon Dieu, dans mon cœur aride. L’horizon est férocement nu — pas la plus fine ombre de nuage, pas la plus petite allusion à quelque fraîche distante averse.
Envoie ton orage en courroux, sombre et chargé de mort, si tel est ton désir, et à coups d’éclairs sillonne le ciel de part en part.
Mais rappelle à toi. Seigneur, rappelle à toi cette affreuse chaleur, perçante et cruelle, qui pénétre sans bruit dans mon cœur et y desséche tout espoir.j’ai refermé le livre, pour toujours, certain d’être préservé désormais de ce sortilège, le livre nommait la contre-vie et j’en possédais tous les contre-poisons : contre la sécheresse, contre l’affreux et la perte ; le téléphone a sonné.
Lentement quand je l’ai reposé, j’ai pensé aux orages sur Vinales, ceux qui tombent sur la vie et ruissellent sur le visage, j’ai pensé à ces orages et j’étais auprès d’eux.
Mots-clés
-
faire continuer le monde (les cris psalmodiés dans les rires)
dimanche 21 juillet 2013
Au fond, hors de l’image, à gauche (à jardin) : un type fait des tours, c’est une tradition depuis si longtemps – clown public, mime, amuseur de galerie –, il y a en cercle qui le regardent plus de trois cent personnes, peut-être plus — c’est qu’au pied du Palais des Papes, une heure avant le spectacle, il y a foule ici, oui, désœuvrée, qui attend, prête déjà pour le spectacle et puisqu’on lui en donne un (qu’elle n’attendait pas), et pour lequel elle n’a pas payé, elle est là, et comme le type fait le travail, elle rit, et de bon cœur – à quelques dizaines de mètres, comme posé à la parallèle, il y a cet autre (est-ce une femme), et les gestes qu’il fait, c’est seul, ou seule.
Pas vraiment seul en fait, il y en a peut-être d’autres comme moi, posés en attendant neuf heures, loin du clown pour s’en protéger (mais la grosse musique et les rires gras nous atteignent quand même évidemment), qui regardent cet homme, cette femme, faire ces gestes là ; seulement, il n’y a personne, vraiment personne pour se poser face à lui et suivre les gestes ; parfois un ou deux s’arrêtent, curieux, ou comme moi le prennent en photo (quand je verrai une jeune fille le prendre en photo, j’arrêterai immédiatement, blessé de me voir en miroir ainsi) : mais sinon, non, c’est vraiment seul qu’il restera, et il restera jusqu’au bout de ses gestes.
Pendant que le clown faisait le plein (de rires gras et tout à l’heure d’argent, je verrai en passant par hasard la mallette pleine de pièces que la foule aura déposées pour prix de l’ennui passé convenablement), l’homme ou est-ce une femme, faisait autre chose, mais à la même place ou presque : les gestes dans l’air, erratiques comme semblant obéir pourtant à une loi précise, ordonnée, liturgique, exécutés dans quel but ?
je me dis : peut-être que cet homme, cette femme, fait ces gestes par un devoir supérieur, que s’il, elle, ne les faisait pas, à heures fixes, à certains jours, dans certains lieux, le monde cesserait de rouler sur lui-même, et les saisons de battre, ou la lune de passer, ou les bêtes sauvages d’équilibrer le silence et les bruits, ou toute autre chose d’impérieux et de vital pour nous tous, et que cela, nous l’ignorons, tandis que lui, elle, danse maladroitement les gestes dans le bruit de fond de la musique stupide, du clown impeccable et efficace, des rires gras et de l’attente vague.
Je me demande, ensuite, qui l’emporte : et si le clown a évidemment raison (je verrai la mallette tout à l’heure, mais je sais déjà qu’elle sera pleine rien qu’aux rires) sur la marche du monde tel qu’on l’a construit tous ces siècles, je sais bien que c’est lui, elle, qui vainc finalement, à cause de l’absolue vacuité de son action, à cause de la tragédie manifeste, magnifique, et non pas en raison de l’incontestable échec de sa présence ici, mais bien parce que lui, elle, ira jusqu’au bout de cette présence, et non de cet échec.
Les cris qu’il pousse, qu’elle lance (les chants qu’il, elle psalmodiait), étaient sublimes (la voix étranglée). Si j’ai pris ces photos, c’est pour ces cris seuls, et non pour l’échec, ni pour la tragédie ; il faut me croire.
-
et demain sera jour (bien tôt)
mercredi 3 juillet 2013
les routes qu’on prend pour la première fois en se disant je la prendrai mille fois peut-être, et des yeux, ainsi, comme cela, on dépose en pensée les cailloux blancs qui serviront à rentrer, chaque jour, le lendemain, et plus tard, sous la pluie, la nuit, la neige, tout cela, mais pour l’instant je ferme les yeux à cause de la lumière, et grâce à elle (je me répète grâce à elle en la désirant grâce, en me sachant de nature accordé à cette puissance là : grâce et nature ensemble liées comme l’inquiétude au père)
beaucoup d’odeurs d’herbes, dans le chemin qui fraie après le parc jourdan le long de la voie de chemin de fer, c’est un raccourci, je ne sais pas où il mène : il y a des orties et des épines, je tends les mains sur la blessure, sa promesse, et mes cheveux trempés ne saignent pas pourtant.
lire les carnets de voyage, aller.
regarder les écritures sur les murs, les violences les beautés l’obscénité et la tendresse à la fois, les splendeurs parfois, l’envie de poser les mains sur cela pour en saisir le secret, se dire : je saurai écrire cela dans les phrases, quand il le faudra.
se baigner dans vingt-deux degrés.
écouter les voitures loin qui s’éloignent au Nord.
longtemps rêver sur les entrées maritimes de minuit, dans la ville chaude, près du port.
se poser sur le sol et se voir racine d’abricotier, en manger la chair encore un peu dure, mais sucrée comme du sucre.
et lire la phrase : "demain sera jour" : face à ces mots, être persuadé que cela est vrai de toute éternité, et pour demain aussi – dormir pour cette éternité là, de s’y éveiller bien tôt.
-
les notes que je m’adresse (mes cimetières)
jeudi 13 juin 2013
Dans la fuite, terrible, du temps entre mes doigts, juste une heure entre deux heures (et connexion minuscule dans ce café, j’écris cela entre deux coupures : image parfaite du jour : je ne sais donc pas si j’arriverai au bout de cette note jetée là) où prendre part sans rien y comprendre à l’organisation sociale du réel (et la tentation du retrait, grande, dans le cheminement), reprendre les courtes notes déposées en passant depuis trois semaines sur le bloc-mémo de mon téléphone : notes que je m’adresse pour plus tard [3], ce plus tard qui n’est jamais venu (ou que je n’ai pas vu passé), notes qui m’apparaissent désormais pour la plupart illisibles (sauf celle avec la date limite que j’ai, évidemment, dépassée) ; notes qui auraient pu donner lieu à tout, et par exemple à cela : d’être recopiées dans un coin de mes carnets sans logique (et sans ordre) – comme des bocaux de formol avec ces corps à peine nés, qui flottent, et qu’on regarde comme on s’observe à distance des âges : soi-même vivant tandis qu’on ne l’était pas encore, des cimetières d’enfance.
– le père à son fils, dans l’avion, derrière moi, qui commente le vol. Il explique le mur du son, mach un mach deux mach trois : "c’est tellement vite que si l’avion parlait, le mot à peine dit resterait derrière lui."
– mon rêve récurrent : celui qui assemble en lui TOUTES les cartes du tarot
– le clochard (céleste) au milieu de la place : il tend une branche de bois et autour une petite foule de touristes amassée, des passants qui s’ennuient, ou sont en avance, lui est magnifique et hurle en anglais, il y a du vent, je n’entends pas tout : "in dutsch, it’s called [xxx], in english, it’s called [xxx], in french, they said : BÂTON DU PEUPLE"
– ce qu’on appelle "peindre à l’essence" (Vang Gogh) – et écrire à l’essence ?
– impôts sur le revenu : avant le 09 juin.
– avant (bien avant) souffrir par le corps et se sauver par la jouissance de la pensée ; maintenant (la jeunesse de nos villes), tout faire pour jouir par le corps, et comme la pensée les accable. (le pessimisme de la raison, l’optimisme de la volonté)
– 18-46
– Jean Mermoz
– les cheveux ne sont pas blancs, il sont noirs mais notre vue faiblit
– rue de l’épée de bois (vite)
– Lettre aux Éphésiens, 5, 22-24 (l’horreur)
– La défense, bus 144 : l’enfant au chat, les mots qu’elle lui disait.
– le café Paris-Orléans, le tableau au mur, l’homme de dos qui voit un train entrer en gare, mais sur l’autre quai, et au loin, une femme en rouge entourée de deux hommes ; au loin, qui avance vers le train, un jeune homme. Chercher qui je suis sur l’image. Le train peut-être. (Non, la verrière) (je ne sais pas, je ne sais vraiment pas).
[1] les cheveux ne sont pas déchirure mais flux, comme le passé
[2] « Et les rites sont dans le temps ce que la demeure est dans l’espace. Car il est bon que le temps qui s’écoule ne nous paraisse point nous user et nous perdre, comme la poignée de sable, mais nous accomplir. Il est bon que le temps soit une construction. Ainsi je marche de fête en fête, et d’anniversaire en anniversaire, de vendange en vendange, comme je marchais, enfant, de la salle du conseil à la salle du repos, dans l’épaisseur du palais de mon père, où tous les pas avaient un sens. » Saint-Ex.
[3] choses vues, idées venues en passant, idées volées, idées volantes, fictions, références, liste de course, le tout venant du réel que je m’applique à saisir pour m’en dessaisir, faire provisions de tout, feu de tout, vent de tout




