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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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le temps propre (anachronisme parfait de Saint-Just)
jeudi 7 novembre 2013
Que le temps n’existe pas – c’est ce que j’apprends ce soir en écoutant le type, attendant l’explication qu’il repoussera sans cesse, disant qu’il n’a pas le temps, que c’est trop compliqué [1] : alors je reste là, dans ce début de la nuit déjà bien épuisée, et avec elle tout aussi épuisé, attendant que le temps qui n’existe pas m’emporte, comme un croyant sur les ruines d’un temple qui prierait le cadavre d’un dieu qu’il avait bâti de toutes pièces, et que les ennemis venus de l’autre côté de la frontière ont massacré pour cette raison seule qu’il n’existait pas pour eux.
Que la peur des serpents existe – j’apprends cela aussi, immédiatement après (mais puisque le temps n’existe pas, je rêve longtemps en me demandant : après quoi ?), et qu’elle existe pour cette raison bien précise que cette peur est un mécanisme de défense puissant qui nous permet, en fuyant, d’éviter le poison. Le stratagème est subtil en effet : la peur est une invention dont on a oublié l’usage, mais qui sert encore à lui survivre. Je n’ai pas peur des serpents, ni des araignées. J’ai peur seulement de la peur qu’ils inspirent – comment survivre à cela ?
Que le silence est un désir, et sa possibilité une lointaine espérance – je rentre tard ce soir pour écrire cela, sans délai, de peur de l’oublier plus tard : désormais que je sais que chaque peur est un contre-poison, je devine bien contre quoi cette peur agi, et avec quoi l’oubli survit, mais je regarde le ciel et la lune ce soir pour leur adresser mes pensées.
Que les hommes tels que Saint-Just les voulait ne devaient avoir le choix qu’entre deux métiers : ou prendre les armes, ou travailler la terre. Qu’on se moque de lui pour cela, comme on se moque, dans l’Encyclopédia Universalis que je consulte ce soir, de ses « Institutions Républicaines », emphatiques et ridicules : on cite cette phrase sur la poussière qui est pour moi une planche de salut. Je sais alors à quoi tenait le rêve de Saint-Just : entre prendre les armes et travailler la terre, il n’y avait qu’une nuance infime (le compte des morts et des vivants) ; si je ne parviens pas à lire le ridicule dans la moindre de ses phrases (sublime est la moindre de ses phrases), sans doute est-ce à cause du temps propre : le type dans la radio disait qu’on possédait chacun un temps propre qui rendait impossible le fait d’arriver ensemble à un rendez-vous fixé, qu’aucune horloge au monde n’a pu être réglée à la même micro-seconde en vertu d’une loi inconnue que Saint-Just sans doute connaissait. Les rendez-vous ne sont pas faits pour qu’on s’y retrouve à la même seconde, c’est la pensée qui m’a saisi ce soir, quand je rentrais, que je me disais : je n’ai pas peur que le temps n’existe plus.
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qu’ai-je fait de la lumière (comme d’un voile)
mardi 5 novembre 2013
La perception ne transmet à mon ouïe qu’une impression d’une douceur à fondre les nerfs et la pensée ; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots magiques, comme d’un voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active de mes sens et les forces vivaces de mon imagination.
Lautréamont
Seulement la place de laisser passer la lumière. Comme dans le corps. Le matin, c’est un cri dehors, je me réveille, est-ce à cause du cri ou parce qu’il n’existe plus – quelque chose passe, la rue est vide, c’est le jour entier maintenant devant soi, un enfant qu’on aurait déposé au pied de l’église, il n’y a pas d’église, il n’y a pas d’enfant, il y a seulement un cri et moi devant le cri qui viens le ramasser : ce sera un jour complet passer ensuite à en trouver la note juste.
Écrire dehors (mardi est pour moi) parce qu’il ne fait pas encore assez froid – et les cafés sont bruyants, tous cette manie d’hurler la musique si fort dans les salles vides (les vrais humains travaillent, un mardi après-midi), alors dehors, écrire : mais il fait suffisamment froid pour que le froid pique au bout des doigts et dans la nuque ; quand il fait froid on se presse, pour le fuir : me surprends à taper plus vite, plus fort, terminer plus rapidement les phrases et tant pis pour elle – je me retourne, le froid est toujours là et même devant moi ; et moi immobile sur cette chaise de café, dehors, à écrire des phrases courtes qui disent l’urgence de finir.
Quand je rentre le soir, il n’est pas encore le soir. Je m’en aperçois parce que la Folie Vendôme est fermée et je m’en veux : longtemps que je ne l’ai pas vue. J’ai peur de ne pas voir les feuilles d’automne répandues à ses pieds, comme des enfants seuls, que je viendrai ramasser d’un regard en partant. La nuit dès cinq heures ralentit tout et accélère le jour : c’est déjà la nuit maintenant, mais il reste tant d’heures avant l’épuisement qu’il faudra épuiser. Qu’ai-je fait de la lumière ?
Je me souviens d’elle comme une histoire vague, un rêve qu’on aurait fait pour moi, une colère, une vengeance, une rage de vivant, celle de n’être pas un mort, les mots qu’on retient en soi, la brisure d’une vague et comme elle vient échouer jusqu’ici pour nous seuls, l’étranglement, les corps vides, les accords sous la main du pianiste qui sonnent juste une fois que la mélodie disparaît, je me souviens d’elle comme dans l’enfance on est près de dieu : parce qu’on ne sait rien de la peur, rien des regrets, rien de la vie qui est passée, rien de ce qui manquera toujours, rien de ce qui arrivera et qui bouleversera davantage que le manque, rien des promesses qu’on se fait, qu’on s’échange, qu’on se dit en secret dans le secret des mots qui unissent.
Je me souviens de la lumière ce matin, que j’ai passé la journée à inventer.
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le geste de Diogène (accepter)
vendredi 1er novembre 2013
« La seule vertu, sous les latitudes forestières, c’est l’acceptation. » (Sylvain Tesson)
On raconte — c’est parce qu’on ne sait pas vraiment — que Diogène souvent s’arrêtait face à une statue à Athènes, et toute la journée immobile tendait la main : on lui disait : mais que fais-tu ; il répondait, avec sa voix que j’imagine terrible et douce : j’apprends le refus.
On raconte — et sans doute on invente — que Diogène ainsi retournait le regard des passants ; aujourd’hui, on croit Diogène s’exposer par avance au refus pour mieux ensuite le supporter dans la réalité : je ne sais pas ; je sais bien que Diogène ne faisait rien d’autre que d’accepter le refus de l’autre, et d’être celui-là, sous le ciel, qui disait : je suis face à toi, simplement, et je l’accepte.
On raconte — parce que la vie fait défaut à la vie — que Diogène est mort en 327 avant Jésus-Christ et qu’il reçut des funérailles sublimes, lui qui avait demandé qu’on jette son corps dans la fosse commune ; je pense au geste qui sans mesure accepte, qui reçoit ce qui ne peut se recevoir, comme du jour la nuit, et le froid extrême, la solitude, je pense aussi à ce qui s’accepte dans l’éloignement comme les signes de la solitude, comme les désirs, comme la pureté de soi, des rêves en partage, je pense à Diogène et à sa mort lente, jusqu’à aujourd’hui où il meurt encore, et je rêve aux vagues sur les plaines séchées des sommets où les moutons vont, et s’éloignent.
On raconte — puisqu’on ne sait faire que cela — que la statue ne répondait rien, ne faisait pas un geste : alors que je sais bien, moi, qu’elle pleurait, quand Diogène s’endormait d’épuisement.
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auprès du soir et de l’aube (tout ça pour ça)
jeudi 31 octobre 2013
C’est aussi simple qu’une phrase musicale.
Rimb.
Il y aurait tout ce qui empêche, et les efforts que fait le monde pour plier contre soi, jusqu’à nous faire rompre — on ne rompt jamais ; tout ce qui autour de soi forme ce complot de forces qui minent, pourrait faire qu’un soir, on s’arrête, on s’assoit sur le bord, on pose les mains dans la terre, on ramasse la poussière comme du sable en jouant avec elle et disant : oui, j’arrête, et on regarderait le ciel passer au-dessus de soi, sans un regard sur nous, filer vite de l’autre côté du jour et le matin se lèverait sans nous — mais non.
Parce qu’il y a en regard l’infime des secondes arrachées à ce chaos, instants qui remettent tout d’aplomb, comme à leur place, une place en soi de fragilité, et de force, comme intacte l’origine où nous sommes là où est l’endroit où on a choisi d’être : contre la totalité des lois du réel, celles qui exigent l’appartenance sociale à ce monde, imposent de donner le change — rendre une monnaie qu’on ne possède pas —, et disent sans cesse : nul n’est censé ignorer la loi (j’ignore toutes ces lois), et sans cesse produisent chaque seconde (ces jours, impression que le jour n’a été inventé que pour administrativement trouver des moyens de le légitimer : et administrativement, il faut bien que cela résiste pour régler ces problèmes) : contre tout cela, il y a ces quelques secondes, contre tout cela, quelques secondes seulement qui en réponse traversent, bouleversent et équilibrent, résistent, justifient la vie.
Ce n’est pas grand chose, c’est la simplicité comme du ciel qu’on aperçoit entre deux tours, chargé d’un rose qui vient de plus loin que lui, que le souffle lointain du désir a porté jusqu’ici, ou comme de l’eau chaude qui glisse sur la peau, une morsure, la tendresse d’une morsure, les cheveux déroulés contre soi, le désir immense de lui appartenir, ou à distance le manque qui nourrit le désir et le désir qui n’est plus du manque seulement le dialogue entre deux silences qui disent combien je suis là désormais, et hier soir, la pensée d’être là, simplement, dans la simplicité comme de la mer touché des yeux au lointain, moi aussi là comme la mer, à égale valeur, et pour une égale existence, de désir et de soi qui relève de plus que seulement soi, sous l’eau chaude qui enveloppe, les bras qui serrent d’autres bras qui serrent et cerclent le territoire du monde où vivre contre le monde et ses territoires, et avec lui, être cette partie du monde-là.
Quand l’ordre du chaos reprendra, ensuite, il aura été mis pour toujours à distance, et il pourrait bien dicter des lois impossibles, on saura que toute la vie aura conduit à ces secondes-là, simples et minuscules qui valent plus que l’or, et tout cela aura conduit à cela, de simplement nu comme deux corps soudés l’un à l’autre à leur propre nudité, à leur propre désir.
C’est s’endormir simplement, avec ce désir de recommencer le temps. C’est respirer lentement, doucement, ce désir, tandis que le monde dehors est plein de bruit, de voitures qui vont n’importe où, qui crient, c’est auprès du soir et de l’aube, ce recommencement, infiniment recommencé.
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prendre le temps (mesure du monde)
samedi 26 octobre 2013
Ah ! la poudre des saules qu’une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !rimb.
le temps, c’est ce qu’on perd — on le sait bien ; ce qu’on donne aussi, parfois, à ce qui est plus précieux que nous, comme sur des cartes postales, on prend ces minutes qu’on ne possède pas pour écrire : je suis là : alors parfois, dans ces minutes, on le confie, comme notre ombre, on s’éloigne plus sûr d’être désormais quelque part, auprès de qui on tient plus que nous.
mais le temps, c’est avant tout ce qu’on oublie, et quand on s’allonge auprès de son propre corps, le soir, c’est trop tard pour le matin, sa lumière déjà rangée dans la poussière, rien qui ne sauvera rien d’elle, seulement fermer les poings fort sur le vide pour ne rien retenir, laisser aller le temps sur soi pour qu’il emporte tout.
le temps, c’est surtout pour moi ce qui me prend, m’arrache. quand je me retourne : les tâches à faire, immenses, toujours là — j’accumule les stratégies pour y faire face, mais le temps sur moi remonte, en vagues, et avec un seau percé, l’enfant qui vide la mer pour la déposer dans des minuscules tunnels voit son ruisseau épars dans ses mains, pleure, l’eau qui se répand sur son visage l’aveugle tant qu’il ne sait pas qu’il pleut sur tout cela, et qui efface le sable.
il y aurait évidemment dans ce temps perdu ce qui ne compte pas, ce qu’on laisse — toute la vie officielle, administrative, insensée (ses courriers, je ne les ouvre plus) (le désir très vif parfois de brûler tout ce qui appartient à mon identité sociale). et comme pourtant cela prend, occupe, envahit, pour rien. temps qui prend le temps a ce qui importe, par exemple quand on est loin — les appels sur lesquels on compte, les mots qu’on voudrait adresser à ceux qui sont dans d’autres villes, mais qui demeurent lettre morte parce que ne voulant pas le faire entre deux moments pris, je repousse infiniment le temps où ; oh, avoir pour moi ces heures que je ne possède pas. le temps, c’est ce que je vole alors, pour lui arracher un peu de lui, un peu de moi.
avoir une heure, ou deux, dans la journée, pour l’écrire : mais pour écrire une heure, je le sais bien, il m’en faut vivre dix — une heure d’écriture qui me permettra d’en vivre cent dehors, avant d’en vivre dix qui appelleront une heure d’écriture, peut-être. ce qui compte est le dehors, je le sais bien maintenant, et comme tout se renverse.
prendre le temps, cela veut désormais dire : le prendre, ce temps, de prendre le temps d’aller en lui sans autre raison que de tâcher de rencontrer une raison suffisante de l’écrire pour le vivre mieux, et de cela n’être rien qu’à sa mesure.
dans l’arbre à savons du jardin des plantes, des feuilles vertes, folles de jeunesse, des feuilles rouges d’automnes et de fatigue, d’épuisement bientôt évanouies, des feuilles noires recroquevillées sur le noir, mortes sur place, pas eu le temps de tomber : toute une vie dans un seul arbre traversé de lumière, sous le ciel clair bientôt à la pluie. prendre le temps de cette vitesse aussi, une vitesse arrêtée, qu’il faudrait aussi être en mesure de dépasser pour mieux ensuite, s’arrêter plus loin, et la voir passer.
en montagnes, j’imagine que le temps a cette qualité de vitesse : la tempête qui peut venir très vite sur la lumière pure, dans un monde qui pourrait être immuable, sans ville, comme là depuis toujours et pour toujours — la lenteur et l’accélération, et au milieu, être là pour simplement prendre le temps de ce temps.
prendre le temps aussi de se hâter à cette vie dont je prends mesure.
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heures du jour (avec le bruit lointain de cette ville)
lundi 21 octobre 2013
Si le jour se lève, c’est peut-être pour cela, cela seulement ; je me disais ce matin descendant cours Sextius plein sud, puis longeant vers l’Est la Rotonde : pour qu’on le voit se lever, rien d’autre. C’est une pensée simple — je voudrais déposer des pensées simples, les rejoindre. Si le jour monte, ce n’est pas pour la lumière, ou la brûlure de quinze heures, mais pour le moment bref où il se fait ; quand midi vient c’est déjà le pli, pour retomber de l’autre côté du corps, là où le voir disparaître : c’est l’autre raison du ciel, là pour qu’on le voit mourir — s’en relever le lendemain.
Ce rêve, cette pensée simple : régler le réveil à l’heure du soleil ; j’ai ce luxe, de n’avoir pour horaire que la lenteur du sommeil, de la lumière naturelle. Demain, précis comme une horloge, il sera sur nos visages à huit heures pile.
Quand on va d’une ville à l’autre, le souvenir des lieux tient à la lumière (je le sais) — Pau, Bordeaux, les bords de Moselle : la qualité d’une lumière, et certains couchers de soleil plus que d’autre. La Toscane, quelque chose que j’imaginerai maintenant comme une diffusion plus nette. Sur les canaux plus loin, le sfumato des maîtres. (Oh si proches).
Le soir, à la Folie Vendôme, je vais d’un banc à l’autre pour suivre la chute du soleil et l’avoir dans les yeux (il est si faible ces jours, il ne m’atteint plus qu’à peine, et c’est par charité que je lui montre mes yeux, comme on encourage un enfant à marcher, un vieillard aussi). Lorenzaccio sur les genoux, et le regard plus haut, sur Florence : la description du coucher sur le fleuve sous le Ponte Vecchio
Le bord de l’Arno.
CATHERINE — Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C’est une singulière chose que toutes les harmonies du soir, avec le bruit lointain de cette ville.
MARIE — Il est temps de rentrer ; noue ton voile autour de ton cou.
CATHERINE — Pas encore, à moins que vous n’ayez froid. Regardez, ma mère chérie ; que le ciel est beau ! que tout cela est vaste et tranquille ! comme Dieu est partout !On me chasse d’ici pour dix-huit heures trente, un quart d’heure avant le coucher : alors, je reste un peu, dans les rues qui bordent la Folie, pour voir jusqu’au bout le ciel de Florence venir jusqu’ici, ou la lune de la Place Saint-Marc, arracher à moi d’autres lueurs, des départs.
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lumière & folie (reprendre possession du désir)
mercredi 9 octobre 2013
Place Albertas, sa centralité dissymétrique, fascinante. Je ne passerai jamais ici sans lever les yeux et m’arrêter. Décision prise de prendre une image à chaque fois (il faudra que je me force pour ne pas faire le détour, et m’y arrêter chaque jour) (je ne me forcerai pas). L’ouverture du quatrième mur à l’endroit où je suis, les murs lépreux au fond, et la densité de la lumière. Je chercherai toujours dans la vie des lieux qui sont à la vie-même des raisons de lui appartenir, des énigmes qui dévisagent, la force des évidence. Des lieux comme celui-là, qui rendent le désir du dehors plus désirable encore — et écrire, sur des pages, non pas pour comprendre, mais pour reprendre possession du désir.
Écouter la radio une part de l’après-midi, dans l’épuisement de la veille ; tâcher de dormir : impossible à cause des travaux dans la rue (on creuse un large trou dans la terre), alors se rendre au dehors, vers cette place. Comme d’insomnie, rester ici lentement (il y a pourtant tellement à faire). Non, je me rends. J’ai dans mon sac le journal de mardi, que je n’ouvre pas, que je n’ouvrirai pas. Je regarde. Il y a le jeu de cet enfant, et un photographe, avec tout le matériel qu’il possède, j’imagine combien ses photos doivent être parfaites, parfaitement ratées aussi — qu’il ne verra rien du mouvement. Je m’éloigne vite.
Je gagne la Folie Vendôme — trouve un banc face au soleil qui tombe sauvagement, lis d’une traite (pour la dizième fois) La Dispute à cause d’un souvenir précis, et parce que dans l’écriture j’ai parfois ces moments d’arrêt pour lesquels je sais qu’il ne me faut pas insister, comme on travaille le bois on risque de le briser de l’intérieur ; très vite je trouve dans Marivaux parfaitement ce que je cherchais (un basculement du dialogue vers l’adresse tierce : si difficile, si essentiel (tout le théâtre pour moi, ce retournement, le théâtre que je cherche). Je reste ici, face pavillon Vendôme que je viens visiter aussi souvent qu’Albertas (la ville et le contraire de la ville). Je sais maintenant où descend le soleil au mètre près, je sais où m’asseoir pour l’intercepter (mais pas trop).
Ici, je commence à comprendre les courbes ; et je sais comment la pièce va s’achever (du moins : en moi). Je sais le soleil et l’énergie des places qui valent la peine qu’on les regarde, la peine est douce.
Devant la Folie Vendôme, je termine Marivaux en même temps que le jour. Le soir, j’irai au théâtre — en rentrant, je penserai : oui, travailler, écrire, non pour le travail, l’écriture, mais pour saisir un peu de cette lumière et la voir mieux, comprendre ce que les morts voulaient nous dire quand ils me disaient avant la nuit : je suis vivant.
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les deuils impossibles (nos disparus)
mardi 8 octobre 2013

J’aurais parlé d’Intimacy ce matin-là au milieu du cours de théâtre, et plutôt à demi-mots, rêvant intérieurement d’une scène (cette scène si précise où l’homme descend les marches vers la salle de théâtre — descend vers son propre désir, et le dévoilement de cette femme, sans qu’elle le sache ; la violence pure, et tendre, de cette scène, sur laquelle bâtir tout un théâtre, oui, tout une manière de le renverser sur la vie) ; et je n’aurais rien dit, finalement, comme toujours — puis, en remontant cette rue choisie parce que le soleil s’effondrait de l’autre côté, à l’horizontal de la marche, je pensais : demain recommencera, ce même ciel enfin.
Le soir, le monde soudain moins large ; le monde soudain révélé à un manque qu’on ignorait — non : le monde élargi, oui, et entre les mains ce qui demeure comme incitation désormais à aller davantage, au plus large encore. Ce qui commençait finalement, c’était ce manque qu’on n’aurait jamais éprouvé sans ce soir, la nouvelle qui tombe d’un mort dont rien ne nous approchait de lui que sa faculté à avoir étendu le monde en soi : et comme ces années ce monde qu’il avait défriché nous avait élargi aussi. L’épreuve du deuil des artistes est si cruelle — qu’on porte ce deuil en soi sans avoir jamais vu le regard de celui qui a disparu, sans que son regard se soit posé sur nous ; on est sans doute indigne de le porter, ce deuil, on est moins peut-être en droit d’en endosser la douleur, et pourtant.
Je me souviens cet été 2007, la mort le même jour de Bergman et d’Antonioni, et comme les jours suivants j’avais été saisi de cette peur irrationnelle que Godard s’en aille aussi, ou Julien Gracq. Et Julien Gracq est mort cette année-là — deux mois plus tard, je tenais entre les mains mon livre, que je m’étais promis (un serment) de lui adresser (j’ai encore l’exemplaire, glissé dans une enveloppe). Je me souviens de la disparition de ceux qui s’effacent et nous laissent vides d’eux, doublement vides en ce retrait : nous étions seuls à porter le deuil de Bergman et d’Antonioni ce soir-là, sans qu’ils le sachent ni de leur vivant, ni de leur mort.
Je vis avec cette pensée — d’avoir appuyé de mes deux pieds le sol de cette terre au même moment qu’eux, et cette pensée rend le monde plus acceptable (non pas plus supportable). J’aurais peut-être respiré le même ciel (le ciel change il est vrai plus vite que les villes des mortels). Mais jamais croisé de regards qui puissent renvoyer le mien au regard de ce ciel. Je marchais à peine quand Michaux est mort. Cette pensée me console de la peine que j’ai à porter ce monde survivant de sa mort.
« Ils sont tous morts,
Bruce Lee est mort ;
Bob Marley est mort.
Qu’est-ce qu’on fout là ? »Bob Dylan marche ce soir cette terre que je marche aussi — pensée qui sauve (avec celle de l’immortalité de Bob Dylan, prouvée par cette pensée évidente : que Bob Dylan ne peut disparaître sérieusement.)
Dans la solitude — dit le journal ; (oh, comme toute la pièce vers laquelle lorgne le titre dit précisément comment la déchirer, l’échanger, la partager) — non, pas dans la solitude, seulement désormais, nos solitudes sont plus lourdes, et plus peuplées, plus sourdes de mille vies maintenant que la mort est, en nous, non plus un terme, mais l’origine sur laquelle bâtir la vie, et travailler, travailler pour élargir davantage le monde et nos vies, et nos morts intérieurs.
Cette scène de Intimacy m’a hanté toute la journée et encore aujourd’hui : le nom de la pièce que joue la jeune femme. Je crois que c’est Tchekhov. C’est un mystère dérisoire. Il ouvre seulement à un secret que je sais puissant, qui m’absorbe tout entier en lui. Ce soir, j’écoute pour conjurer la perte Anthony And The Johnson — Soft Black Stars —qui achevait Persécution, et l’Adagio de la 10ème de Mahler, à cause de Ceux qui m’aiment prendront le train.
Endormi hier soir très tard, sur des images de ce film, le cimetière de Limoges comme une ville [2], où il faut courir, courir pour rechercher quelque chose, mais quoi ;
Et dans le regard de Bruno Todeschini, descendu dans cette gare Souterraine — le corps est si loin, on ne voit pas le regard, mais lui nous regarde, ou plutôt pose son regard dans notre direction ; comme une image qui résiste encore à la disparition, non pour la consoler, mais pour mieux la faire durer, infiniment, ou comme on marcherait vers elle, son secret et ce qui le brise.
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ou la vie sauvage (les territoires de l’amour)
lundi 7 octobre 2013
Le territoire actuel est le produit de plusieurs siècles d’opérations de police. On a refoulé le peuple hors de ses campagnes, puis hors de ses rues, puis hors de ses quartiers et finalement hors de ses halls d’immeuble, dans l’espoir dément de contenir toute vie entre les quatre murs suintants du privé. La question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l’État. Il ne s’agit pas de le tenir. Ce dont il s’agit, c’est de densifier localement les communes, les circulations et les solidarités à tel point que le territoire devienne illisible, opaque à toute autorité. Il n’est pas question d’occuper, mais d’être le territoire. Chaque pratique fait exister un territoire – territoire du deal ou de la chasse, territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle est simple : plus il y a de territoires qui se superposent sur une zone donnée, plus il y a de circulation entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise. Bistrots, imprimeries, salles de sport, terrains vagues, échoppes de bouquinistes, toits d’immeubles, marchés improvisés, kebabs, garages, peuvent aisément échapper à leur vocation officielle pour peu qu’il s’y trouve suffisamment de complicités. L’auto-organisation locale, en surimposant sa propre géographie à la cartographie étatique, la brouille, l’annule ; elle produit sa propre sécession.
L’insurrection qui vient
C’est la direction que prend le ciel — par là. Il n’y a pas plus loin.
C’est là-bas, que poursuivent les nuages.
Au Sud, un orage immense contre lequel la voiture vient glisser, à peine on essuiera quelques gouttes en remontant vers le Nord. À l’arrivée, la voiture sèche, et la route plus sèche encore — mais tout là-bas, les éclairs tombent dans la mer. L’image est trop parfaite ; je regarde le ciel s’écrouler de toute sa force, tandis que je reste ici. Plus à l’est encore, les montagnes montées jusqu’au soleil entier pour le toucher, j’y pense comme à la vie sauvage.
La ville, c’est ce qui nous est donné pour appartenir. C’est partout, ce qui commence l’espace de l’autre. Des territoires assignés, comme des tâches à remplir — et le lieu du travail, comme un lieu où travailler, et rien d’autre.
Du ciel, comment penser à une tâche ?
Depuis un mois ici, où c’est partout de l’horizon, et des collines et de la terre, et la mer qu’on respire sans la voir, penser : la vie sauvage est un pas de côté qui vient remplir l’espace. J’ai regardé lentement et tendrement la mante religieuse dans sa vie de mante religieuse, lente de lenteur. J’ai ramassé des herbes hautes. J’ai attendu qu’il pleuve. J’ai appris à oublier (à oublier les corps du métro, les visages par centaine, les bruits de bruit).
J’ai pensé au rêve de René Char. À celui de Robinson Cruosé, au chapitre 21 [3]. J’ai perçu la vie sauvage possible en raison de la ville, et à grâce à elle. J’ai eu la nostalgie de la ville dans la ville.
Puis j’ai tourné ma vie vers les territoires : l’exigence des territoires (celle de les superposer). Chaque pratique fait exister un territoire – territoire du deal ou de la chasse, territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. J’ai conçu l’image d’un territoire capable de les supporter tous — qui ne serait pas l’écriture. L’amour et l’émeute, et la terre et la ville du deal, et les ponts sous lesquels marcher vite, et les lits où s’allonger pour ne pas s’endormir ; morsure sous les cheveux ; et toute cette vie sauvage qui s’invente contre la vie elle-même, qui est la seule vie possible.
Il y a un cercle, sur ma route, encore et encore : ce qu’il fait tourner n’est pas seulement la route, mais son propre cercle qui s’étend — suis la direction (et quelle que soit : l’accepter comme un désir, une force) pour mieux l’inventer, la trouver, l’épouser.
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la ville n’est pas loin (sur les lèvres, les cavatines)
dimanche 29 septembre 2013
Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Au cœur de la ville vraiment. Nouveau manteau pour l’hiver (ai appris seulement hier que c’était dans l’automne qu’on était – peut-être d’avoir basculé sans le savoir m’en préserve ; je le crois.) Nouvelles chaussures aussi – c’est par des stratagèmes comme cela qu’on renouvelle le temps, ou via ces talismans qu’on le traverse ; peut-être est-ce d’avoir marché tard (plus d’un an ?), je ne finis pas d’apprendre à marcher (je sais bien que marcher n’est qu’une longue chute retenue, la fragilité d’un équilibre, le déséquilibre pour accompagner la terre dans sa propre chute (comme un enfant)).
Arènes de Lutèce (ici la ville change de nom). Il va pleuvoir (maintenant que j’écris cela, il pleut). À l’est, très chargé ; à l’ouest, évidemment, tellement moins (parce que c’est de là que). Au nord, je ne sais pas – et le sud est si loin. Ici dans la douceur du temps, seulement pour l’arrêter. Dehors sont les routes, les mauvaises, celles que les voitures empruntent pour ne pas aller, mais rentrer, ou sortir. Dehors partout, au-delà des arènes sont les bruits. Ici, dans le dedans d’une ville ancienne, seulement, ceux qui apprennent à leur enfant à poser un pas après l’autre pour aller, non pas d’un point à un autre, mais sur le sable du monde, pour avancer.
Nous sommes seuls à le savoir, qu’on est là pour toujours.
Je m’éloigne pour regarder la ville qui voudrait se dresser mais qui semble retomber, lointain – débandade aux alentours de six heures, un dimanche.
Temps au-dessus de moi qui est le mien, d’orage qui n’éclate pas, pas encore ; peut-être après le coup de vent, laissera place enfin à ce qui doit. Pour l’heure, ce sont des jours de rien, où ne pas savoir où, ni quand, et suspendu à un fil. Mais le fil ne compte pas. Je sais les lois de la gravité qui sont centralité essentielle. Je sais – les talismans.
Je regarde encore un peu au sol, les enfants d’un an apprendre à ne pas tomber, ou à tomber, mais plus lentement (une vie pour cela) ; et incapable de savoir quelle ville il est, demain – je regarde un peu, lentement, doucement ; pour l’accepter.
Je ne comprends pas très bien la chute du jour, et où il tombe. Mais je sais ce qui m’en protège.
Et que vivent sur nos lèvres les cavatines.
[1] il justifiera que le temps n’existe pas parce que s’il existait on ne pourrait pas le comprendre – sublime en effet, et pour une fois, je ne trouve pas d’allégorie
[2] je ne déposerai pas ici l’image de ce cimetière, jamais.
[3] Traduction par Pétrus Borel, éditions Borel et Varenne, 1836 (Volume 1, pp. 161-168).









