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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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quand s’ouvrent les premières Eucharis
vendredi 21 mars 2014
Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.
Rimb. Après le déluge
C’est le jour où le soleil bascule dans l’hémisphère nord — ou est-ce l’hémisphère nord qui pivote et s’oriente vers le soleil ? C’est le lieu, plutôt, où la lumière passe ; frappe à l’inclinaison la plus proche. C’est l’espace qui sépare la lumière du jour. C’est la première saison, le premier temps — prins / temps, dans la langue ancienne : la reverdie, peut-être.
Si de plus en plus, ce journal note la position du soleil, c’est à cause du ciel [1] qui prend tant de place qu’il lui arrive peu à peu d’entrer dans la pensée et le corps.
Dans Conrad, les marins ne parlent que de cela : la pluie, et le beau temps (la pluie surtout et le vent) — et ce n’est jamais bavardage, mais pour trouver l’orientation du monde, s’y repérer et aller plus avant, c’est pour savoir où la vie les emporte, par où aller maintenant.
Dans le ciel les arbres montent davantage, l’herbe leur pousse aux terminaisons de l’être et montent encore, paumes ouvertes lentement qui les grandissent, et les grandissent chaque jour. En Iran, Norouz célèbre le miracle : le nouvel an, évidemment, quel autre jour pour l’an neuf ?
Tout recommencer maintenant que tout recommence.
Ver Sacrum (printemps sacré) — si le vers est sacré lui aussi, où dieu manque partout surgit ce qui renouvelle le temps de la création ("que les dieux existent ou non, nous sommes leurs esclaves", Pessoa)
Sur le miroir, regarder son visage pour la première fois, les rides sous les yeux, les cheveux blanchis par le passé (ou l’avenir ?), l’impression qu’il reste à dire, que tout reste à dire encore.
Je n’ai jamais su quand commençait le printemps — le vingt, le vingt-et-un, hier, demain ? Au moment des fleurs, des premières Eucharis, du premier soleil, du changement d’heure, du désir redevenu désir ?
Je regarde ce soir les yeux fermés d’Eucharis quand elle fait ses adieux à Télémaque. J’apprends que la toile de David est le double du portrait d’Amour (regard posé sur nous, de défi) et de Psyché (endormie, rêveuse peut-être). Et j’apprends qu’Eucharis est une plante.
Je regarde ce soir les yeux fermés d’Eucharis.
Tout recommencer maintenant que tout recommence.
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où respirer la puissance
lundi 17 mars 2014
Le jeune Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la nuit orientale. Il y voyait la perspective d’un chemin creux paysan, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des branches, une jeune fille en robe claire souriant sous son ombrelle, semblait debout au seuil même du tendre ciel.
Conrad, Le Nègre du Narcisse
Marcher dans les arbres pour les mettre à nus, arracher à l’hiver ce qui empêchera le printemps, et dans nos villes où le béton est leur terre et les racines invisibles sous les murs, arracher les arbres vifs à eux-mêmes fait signe vers ce chemin intérieur que tout autour nous impose : le dépouillement après le froid, oui, et nos branches en nous-mêmes, celles qui trop lourdes pourraient faire ployer l’ensemble : les jeter à terre, et aller.
Voir où le manège manque et au lieu du manque y poser son corps pour en rappeler la brûlure, ici le soleil tape et se laisser transpercer et poursuivre toute une journée avec cette image, ou sans elle plutôt, d’une roue du temps tournée sur elle-même qui a comme dévalé la pente, suivre des yeux ce silence, saluer les spirales qui jamais ne reviennent où elles ont commencé le cercle, et toujours, comme le soleil tombe, aller.
Respirer la puissance, chercher à travers l’enchevêtrement des vies répandus en bataille comme des cheveux en désordre dans les buissons ce qui perce davantage et devance le temps, chercher le nom longtemps et le laisser à lui-même (l’hibiscus — si j’avais su, en aurai arraché une, et puisque ces fleurs se mangent, dévorer lentement), lentement se demander au soir comment déjouer l’infinitif qui déjoue le temps et celui qui voudrait en lui, et simplement m’assoir auprès de moi, consoler ce qui s’éteint dans la nuit que la ville partout éclaire et qui n’appartient qu’à elle.
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comment porter le deuil de l’hiver
dimanche 16 mars 2014
Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront pas.
Genèse, 8.22
Il faudrait un mot qui dise le contraire du deuil. Et peut-être est-ce un deuil encore — et comment dire le deuil d’un deuil ? Comment le porter sur le bras, de quelle couleur l’étoffe, les jours qui se lèvent et agrandissent le ciel et le temps.
Dans le jardin des plantes, cette pensée que l’hiver s’était arrêté là, net, à nos pieds, dans l’odeur de la terre et de la ville enroulées l’une sur l’autre. La brume légère dans l’air, les particules fines qui dansent lentement autour de nous et alourdissent le jour a levé cette étrange lumière du soir dans Paris. Les trajets sont gratuits et flottent alors partout dans la ville comme une joie, le sentiment des vacances. Les gens sourient en passant le métro, avec cette impression d’enfant d’être fraudeurs légitimes — semblant ignorer que cette fleur qu’on leur fait est au prix d’une brume qui s’attache sans qu’on le voit à nos poumons.
Je me demande si les derniers jours du monde laisseront flotter une même légèreté dans les cœurs, que la catastrophe ouvrira les métros que la foule joyeuse prendra le temps de prendre, lentement souriante et reconnaissante à la ruine à venir du cadeau qu’elle leur fait de leur accorder la douceur. Je me demande si l’effondrement de la civilisation lèvera en nous le sentiment d’entrer dans une saison neuve.
Paris derrière moi et sa brume, le train longe le ciel encore et toujours comme il le fait si bien, puis s’arrête à l’endroit où la lumière s’engouffre ailleurs : pendant une heure au milieu de cette interruption de toutes choses je regarderai ma vie déposée sur la vitre, et mon visage se faire peu à peu dans la nuit qui montait.
Du deuil qui s’ouvre alors, en faire le deuil aussi ? L’hiver achevé, qui pour le pleurer ? La terre froide est maintenant noire. Si le pays lance l’alerte à l’air pollué, c’est parce qu’il fait trop froid le matin et trop chaud le jour — le deuil impossible du froid.
Je tenais à la main sur le quai mon écharpe et mon manteau, dehors grandissait encore comme il le fait chaque soir, et je pensais à ce qui commençait, encore. Que la fin soit la plénitude même puisqu’elle ouvre à ce qu’elle-même avait achevé. Que les commencements dans l’odeur des cerisiers et des villes de trottoirs neufs lancent vraiment ce qui s’était amassé en soi, les plus grandes fictions, les désirs atroces et les joies pures. Que les merisiers plongent aussi profond dans la terre comme au ciel, sans autre raison que nos regards sur eux soudain. Que deuil l’hiver, et pour le porter, comme un crêpe noir, nos bras nus. Sur l’écran les lignes qui se suivent et s’enchevêtrent comme des câbles à travers les villes pauvres.
C’est dans les fins du jour qu’on reconnaît ce qui commence, et ce qui commence n’aura pas de fin maintenant, comme des révolutions qui peuvent bien échouer sur les corps enterrés, d’autres savent où plonger les mains et souffleront sur les cendres pour chercher la direction des vents, et dans la direction opposé courir.
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la ville est impossible (ciels d’ouest)
jeudi 13 mars 2014
À l’ouest est une porte, là que les anciens disaient croire la mort et ils y croyaient tant qu’elle tombait sur eux, chaque jour quand le jour descendait.
Je garde pour moi les images des ruines sur lesquelles tombe le ciel, et peut-être le ciel tombe-t-il pour cela, pour elles et pour le sacrifice qu’elles implorent et que le ciel honore.
Dans cette ville, je me suis longtemps demandé pourquoi demeuraient vides le soir ces larges rues commerçantes près de la rotonde, alors qu’il y a tant de porches pour s’abriter du vent et dormir, ou dealer, ou rester là simplement. Hier, je suis passé, et, sur toute l’avenue, le désert. On passe par là mais quelque chose d’insupportable, de malsain, empêche de respirer ici et de rester longtemps : quelque chose d’imperceptible qui rend ces lieux si bondés le jour impossibles la nuit. Finalement, on m’explique, en rentrant du théâtre : ce sont les ultrasons, sans que je m’en rende compte, qui nous en chassent : comme c’est simple au fond. Même méthode que dans le métro ces bancs qu’on scinde avec des accoudoirs pour empêcher les hommes d’y dormir les nuits de grand froid. La ville est un espace bâti contre nous.
Contre elle, on possède le ciel et quelques ruines, voilà tout.
Contre la ville, haïssable et impossible à vivre, pas faite pour qu’on y vive (mais hors de laquelle on ne saurait vivre), on possède les lumières d’Ouest.
Je garde pour moi les légendes d’Angkor, qui faisaient de l’ouest une tombe, puisque le soleil y venait mourir, autant le rejoindre ; là-bas qu’on levait l’encens et les yeux à mesure que le soleil descend. Je garde pour moi, en partage, la lumière qu’il fait sur des ruines où l’Est est partout pour qu’on regarde à l’Ouest.
Là où le soleil descend est là où l’on vit — toujours le soleil ne descend qu’à l’endroit où il se pose sur nous. Si la mer vient le recouvrir, c’est une forme de ville. Où qu’on aille ici-bas, il y aura de l’ouest, c’est une grande leçon. On aura beau courir. On aura beau s’y jeter, et rejoindre la mer.
L’ouest est un grand trou avec des corps entassés qui sont nos rêves et nos désirs d’ailleurs, commencer par l’est est une façon de commencer la vie là où la tombe se retourne en berceau. Là où le trou dans lequel on plonge les yeux est de la terre noire retournée et fraiche, où les rois d’Angkor dorment et veillent la poussière qu’on emporte sous la chaussure jusque dans nos villes d’Ouest, qui relèvent de leur poussière et de nos insomnies.
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mille passus meare (désormais)
mardi 25 février 2014
Marcher, ce n’est que tomber, un pas après l’autre, une jambe après l’autre lancer pour interrompre le déséquilibre. Aller, ce n’est rien d’autre que retarder la chute qui n’aura pas lieu. Devant la fontaine s’arrêter et les deux pieds posés sur le sol, attendre que la terre tourne encore un peu, à sa vitesse qui nous emporte sans qu’on s’en rende compte, amoureusement, et sentir contre soi non pas l’instant qui s’échappe, mais celui qui va venir, c’est certain, qui est déjà là, bientôt.
La plénitude ne vient pas après le manque, disait tout autour de moi le déséquilibre des forces ; la plénitude n’est pas la saturation des choses, la réalisation d’un gouffre ; mais plutôt, peut-être, la mesure admise de ce qui pour ce soir suffit — et chaque jour, c’est rejoindre le soir pour chaque soir abattre devant soi les cartes : est-ce que ce jour a suffi, et chaque jour dire, amoureusement comme mordre, et les cheveux humides dans le désir d’être celui qui tombe, dire que oui, s’abattre contre ce oui.
L’orgueil, c’était de vouloir être cette plénitude, c’était d’abolir le déséquilibre. Dans le chemin de dépouillement qui m’emporte désormais, j’ai appris le poids de ce mot, désormais, j’apprends encore. La plénitude est toute entière dans chaque seconde : s’y accorder, désormais, amoureusement. Quand je regarde le ciel maintenant, c’est pour refuser d’accomplir. Je ne sais pas, moi non plus, ce que veut dire "ça traverse" — je sais que j’y dépose une part de cette vie, la part vive, la part encore vivante ; désormais.
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Spoliatis arma supersunt (passe d’armes)
lundi 24 février 2014
Trancher dans le vif d’une journée, essayer de la nommer. Ce matin, et jusqu’à ce soir, c’est l’expression passe d’armes qui vient. Elle est sur les journaux que je ne lis pas, mais c’est difficile de manquer les titres : en passant près du kiosque ils s’étalent comme du poisson mort. Une passe d’armes, l’expression convient bien avec ce jour — je crois que c’est, en escrime, ce moment où l’on croise le fer ? Aujourd’hui, c’est seulement pour évoquer des escarmouches de mots, où l’on n’échange que des mots, des invectives pour de faux et se jauger, de loin. Mais le bruit du fer qui touche le fer de l’autre, comme du matin l’aube et le midi déjà lourd du poids du soir, je l’entends — comme dès le réveil on sait le jour et qu’il faudra en affronter l’assaut et intérieurement s’en mesurer pour être là, et le soir surtout, avoir conservé suffisamment de forces pour engager d’autres assauts encore, plus sourds, avec soi-même : heureusement passant près de ce banc du Parc Jourdan, j’ai en moi cette phrase de Rodin, comme une arme.
Étudiez religieusement : vous ne pourrez manquer de trouver la beauté, parce que vous rencontrerez la vérité.Travaillez avec acharnement.
Lu hier cette phrase de Samuel Butler :
Définir, c’est entourer d’un mur de mots un terrain vague d’idées.En longeant cette route, je passe devant deux terrains : le premier, impeccable pelouse, le second, de la terre — les gamins toujours sont sur celui-ci, à tirer dans des buts vides comme pour jouer à jouer avec un fantôme.
Sur le pont qui enjambe, laisser passer le courant et sentir les forces de la vitesse traverser.
(an-jan-be-man) — Terme de prosodie. L’état ou le défaut du vers qui enjambe sur le suivant. L’enjambement est surtout usité dans la poésie familière ; ailleurs on ne l’emploie guère que pour produire un effet.Littré, admirable de mauvaise foi (plus loin Claudel : « Dans les derniers drames de Shakespeare le principal instrument prosodique est l’enjambement, la rupture de la phrase au milieu d’un membre logique, l’introduction de blancs, comme pour laisser passer un autre sens à travers le discours disjoint. »)
Au-dessus de l’autoroute, je regarde la sainte-victoire, impression qu’elle est grandie encore par le ciel qui se dégage et le vent, tout ce vent.
Non,
il n’y a rien dans le miroir
et avec mon reflet quand le cours est achevé, je joue avec le dehors un jeu de chaises musicales sans musique, et sans personne d’autres que moi et mon reflet qui cherche au-delà de moi ce que je suis les yeux fermés.
Un proverbe dit à peu près ceci
Si le corps est droit, peu importe que l’ombre soit penchée
et je me demande si le proverbe connaît celui qu’avait inventé Claudel (« Dieu écrit droit en lettres penchées »), et immédiatement, je me dis que je pense trop à Claudel, dans cet hiver qui ressemble à un printemps interminable.
Au-dessus du Parc Jourdan où je suis revenu pour vérifier les ombres, il n’y a que le mienne — passe d’armes avec les ombres des arbres, qui balancent lentement la vie qu’ils ne portent pas encore au bout de leurs branches, que je regarde.
Passe d’armes dans la ville que je remonte et sa fatigue ; à gauche : une arrière-cour que je veux saisir à cause de sa lumière bleue — à l’image la couleur est verte, pourquoi ? passe d’armes — ; à droite : un enclos pour recevoir une statue : vide (et l’inscription dont je ne peux lire qu’un mot "Bethléem", ville de naissance)
Passe d’armes encore.
Passe d’armes quand je rentre et que je veux tout noter, que je retrouve seulement ce mot de passe d’armes entre moi et la journée passée ; comme l’enclos vide d’une statue — vide que l’imaginaire doit faire naître, jour toujours vide que le jour doit combler pour en épouser la forme avant de se donner le jour : vide comme du désir de se donner au monde —, ou comme l’ombre des ombres dans les parcs noirs ou bleus, comme sur moi un corps neuf d’un autre jour.
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ab irato (l’impitoyable)
dimanche 23 février 2014
J’aurais écouté Callous Sun dans une tendre rage ce soir, lentement pour l’apaiser en moi, ou pour éprouver davantage la lumière qui est si loin où je la respire, où je voudrais qu’elle soit.
J’aurais devant les pages rédigées tout à l’heure voulu souffler comme sur des cendres — tout qui se serait éparpillé.
J’aurais derrière moi quand la ville s’éloigne désiré retenir toute la vitesse du monde, et dire je reviens.
J’aurais remonté cette ville-là, dans le noir, et aux angles les tours de verre, tourner, et passer par le Cour les amandiers comme des branches mortes tordues, monter vers les étages, s’arrêter avant le ciel.
J’aurais voulu retrouver le passage de Pessoa qui m’aurait sauvé ce soir.
J’aurais regardé ensuite rapidement les images d’arbres en fleurs déjà, en réclamant du temps encore.
J’aurais eu du sang sur les lèvres, qui ne serait pas venu de la rage.
J’aurais pensé : pourquoi ces phrases, quand je les voudrais plus rapides sur le nerfs des choses, plus raides encore, plus vives sur la pente vive du réel, pourquoi quand je voudrais l’allure de l’effacement, cette pesanteur du mot qui ancre. Ma lenteur me désarme, celle qui s’écrit à chacune de mes phrases, celle qui conduit cette vie, celle qui tout autour de moi leste.
C’est un long chemin de la rage jusqu’à l’accepter ainsi, plus lente encore comme elle fait advenir ce qui apaise la rage et la relance.
J’ai retrouvé par hasard cette page, à cause de Callous Sun — je me demande ce qui me lie à ce garçon. (Tout).
Les pages que je noircis ici n’ont pas d’autres raisons, une mémoire retard qui efface le souvenir, en l’inventant. J’écoute Shannon Wright ce soir, en travaillant le cours de demain.
Il n’y a pas de rapport entre le ciel et la page que je lis, en dehors de moi qui est l’exacte intersection du ciel et de cette page, aurais-je pensé dans la rage encore.
(La colère de n’être pas ailleurs)
Des cheveux entre les doigts, comme un désir de moins, un de plus qui est toute la rage de tourner ces pages et ces jours et ces mois, et comme du maquillage coulé sur mon visage qui n’en aura jamais porté ; oh ce qui reste et restera toujours à force d’être lentement arraché.
Et quelque chose recommence.
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In absentia (de quelque chose noir)
mardi 18 février 2014
Cinq heures du matin en sursaut, quelqu’un rentre dans la chambre (c’est personne, c’est le rêve, c’est l’absence de personne, c’est quelque chose dans le rêve qui appelle et réveille et ensuite empêche à la fois de se lever et de s’endormir). Une peur d’enfant. Et tout ce noir autour ; je tends la main et prends la photo. L’image est bleue.
Évidemment ce n’était pas un cadeau ordinaire. celui de me livrer, à cinq heures du matin, un vendredi, l’image de ta mort.
Pas une photographie.
La mort même même. identique à elle-même.
Je ramasse au pied du lit le livre de Roubaud que je voulais relire et dont je n’ai pas ouvert une page, hier — à la place, le Danton de Wajda, terrible et doux, devant lequel je me suis effondré. J’ouvre le livre qui s’est toujours un peu confondu en moi avec une autre élégie tendre et cruelle, le chant de Michaux de Nous deux encore [2] Le requiem de Roubaud pour Alix parle soudain de ce qui m’entoure, ce qui se recouvre, ce qui advient aussi du noir quand sur l’image il ne l’est pas, si noir — au contraire.
Gouffre pur de l’amour.
S’endormir comme tout le monde. ce que je veux.
Je t’aime jusque là.
De loin la bouffée de silence qui me vient est bouffée de lenteur de ce qui est loin, et dont je m’approche en pensées lentement, et je vais m’endormir dans cette pensée, tout à l’heure — mais pas tout de suite, pas tout de suite.
D’abord j’ouvre la fenêtre pour regarder dehors la ville morte elle aussi noire, noire de suie noire plus noire même — sauf la lune, qui vient poser les yeux sur moi.
De ne pas rester acceptant que tu n’es pas, le silence
Mais ignorant, ignorant ce que serait le contraire du rien de toi
J’écoute un peu de musique qui font danser les ombres, et reculer la nuit encore ; je m’y installe comme dans une maison étrangère. Je ne sais pas quelle heure il est et peu importe : il pourrait être deux heures ou six heures, c’est pareil : c’est la nuit noire, c’est cette heure-là, elle est une seule coulée de noir où je reste le seul éveillé sur la terre. Et la pensée du loin me tient vivant parmi les endormis.
Te nommer c’est faire briller la présence d’un être antérieur à la disparition
Le lendemain, je me surprends à posséder de nouveau une montre, après un mois sans — le temps bat la mesure du poignet, et avance sur moi à sa lenteur de tigre et d’éléphant, et je suis moi, à l’une des extrémités du temps, je ne sais pas laquelle ; non, je ne sais pas si cela commence, ou si je suis l’aboutissement de mon passé, je ne sais pas. Je regarde le mur sur le mur : il est d’une blancheur qui s’effrite. Je pense aux bouffées de silence encore, et de lointain.
Dehors il fait grand ciel et je m’en vais.
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Tempora mutantur et nos mutamur in illis (se consacrer à la mesure du temps)
lundi 17 février 2014
J’attendais le titre de mon film idéal mais j’ai finalement décidé de seulement lui donner un nom, il fallait que ce soit bref, un mot court, très familier, j’ai cherché les noms les plus communément utilisés. Le nom numéro un était temps, et tout de suite je me suis sentie moins isolée, je n’étais pas la seule, tout le monde y pensait aussi. Le numéro deux était personne, le numéro trois année, le numéro trois cent vingt était futur. Le futur. Je n’avais pas eu l’intention d’écrire un scénario sur le temps, mais plus je mettais de temps à l’écrire à le faire, plus le temps devenait un protagoniste dans ma vie. […] Tout mon temps était consacré à la mesure du temps.
Miranda July, Petites annonces pour vie meilleure
Sur ma liste est couché le mot temps en premier, aussi, mais pas celui qui passe, pas celui qui s’en va qui s’éloigne, pas celui qui vient celui qui arrivera trop tôt, trop tard, pas celui qui se perd est perdu est la perte même de ce qui n’arrivera pas, pas celui qui est le temps des autres qu’on voit passé en passant lentement devant les tombes et les dates et les lieux et les portraits des vivants sur les stèles des morts, pas celui qui dit bientôt, après, avant, peut-être, viens, pas celui-là, et je pourrai continuer d’allonger l’ombre de mon immeuble sur l’immeuble en face tout le temps que cet ombre viendra s’y déposer pour la dépasser et la recouvrir avec la nuit, je ne pourrai pas faire autrement que de poser mes mains négatives sur ce que ne sera jamais le temps pour moi, et je sais bien, je sais bien que vivre est au contraire cette faculté de traverser le négatif sur l’image impressionnée du temps et de poser, devant soi, et pour l’instant accordé à son instant, une parole qui ne serait pas négative, et cependant je suis face à ce qui s’écroule et je reste debout il n’y a que des murs autour de moi et le temps qui demeure.
Je ne me souviens plus de la phrase de Kafka (Le bonheur, c’est de comprendre que la place que tu occupes ne peut être plus grande que ce que peuvent recouvrir tes deux pieds.), qui me semble désigner au plus haut ce que saurait être le temps, pour moi, mais comment le dire ?
J’habite dans cette ville depuis peu de temps, et les premiers mois, je n’arrivais jamais à savoir où vraiment était mon immeuble : dans cette rue, ils se ressemblent tous. Je m’arrêtais un peu avant, essayais ma clé sur une porte qui n’était pas la mienne, ou un peu après. Maintenant, je sais : je me repère à cette lanterne sur l’immeuble d’en face (celui qui me sert de cadran solaire quand je travaille à ma table, face à la fenêtre, que je vois la ligne d’ombre monter face à moi). Cette lanterne (comment l’appeler autrement ?) reconnaît les mouvements. J’aime aller lentement et passer sans qu’elle ne me voit. J’ouvre ma porte à l’aveugle. En pleine nuit parfois, elle s’allume (avant-hier, sous les cris et les pleurs et la rage de ce garçon (Maud reviens, toute la nuit) — je sais que quelqu’un passe, sur le pas de ma porte, que dans ce temps de la nuit quelqu’un veille, et s’éloigne, que nous sommes tous deux seuls peut-être à voir cette minute de la nuit la plus lointaine enfoncée en elle — jamais je ne saisis mieux le présent que dans ces heures.
J’écris cela et avançant chaque mot sans savoir quelle sera la prochaine phrase, je reconnais cependant combien alors, dans ce geste simple et ignorant, que je suis là au présent aussi, que toute ma vie m’aura conduit à ce mot là, que ce mot-là porte trace et poids de tout cela, poids qu’il faudrait évanouir pour ne retenir que la force légère d’une trace de pas dans la neige, qui court rejoindre la neige et d’autres pas. J’écris ce mot et je ne sais pas que le temps est déjà là.
Ce que je sais pourtant — ce savoir est tout ce que je possède — c’est que toute ma vie sera occupée à aller d’une seconde à l’autre, en prenant soin d’elle, et de chaque minute de chaque heure ; la lumière de la lanterne dehors s’éteint soudain.
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Mihi cura futuri (et le ciel féroce)
dimanche 16 février 2014
rien d’autre que les pensées adressées.
sur ce toit quand je suis remonté tout à l’heure, j’ai revu le ciel, celui du soir hier qui tombait, et je suis resté là, un peu.
Le ciel est un tableau noir sinistrement effacé de minute en minute par le vent, écrivait à peu près Breton ; je sais que le ciel écrit aussi lentement l’effacement pour que je puisse voir à travers les lettres.
ce qui est précieux : tout ce que je possède est ce qui ne m’appartient pas, qui est loin maintenant — dans la fatigue de ce soir, plus que ce ciel pour l’appartenance déchirée.
Mais le passant passe et le ciel féroce reste sans orage. Grand ciel., écrivait à peu près Desnos ; je sais qu’il passe aussi sous le passant, et que sous l’orage il reste grand, pour que nous puissions prendre mesure du minuscule : que tient dans un regard aussi, pour que je puisse penser comme nous sommes devant toute une vie qui sera toute entière la nôtre.
le ciel est ce qui relie (je crois) ; ce soir pourtant, je cherche encore la lune, elle n’est pas là.
si je la trouve je sais que nous sommes là.
je sais que nous sommes là malgré tout, sous le ciel qui va se lever.
Le ciel tout engourdi, le ciel qui se dévoue n’est plus sur nous. L’oubli, mieux que le soir, l’efface. Privée de sang et de reflets, la cadence des tempes et des colonnes subsiste., écrivait à peu près Eluard, qui se trompe sur l’oubli, qui ne s’oubliera pas.
je m’effondre.










