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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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le vieux Wu et les tombeaux de nos ancêtres
mardi 3 juin 2014
La pensée des natifs : dans l’image prise, l’âme du corps arrachée, emportée dans la poussière de magnésium. Se méfier des photographes. Quand on tue un bison, longtemps on lui explique, de loin, avec des cris de gorge, pourquoi on va le tuer, à quoi on emploiera la toison, les cornes, le cœur, les viscères, la chair. On hurle le nom de la famille qui va être abritée sous sa peau tendue en toile, et quand on parviendra à tuer l’animal, c’est avec la certitude qu’il l’aura compris et accepté. La pensée des natifs : l’image arrache — sans rien demander au corps — l’âme qui, en s’imprimant, gagne l’éternité ce qu’elle a perdu dans le temps de la vie où les cris hurlent le présent à chaque instant pour dire qu’ils sont vivants.
Dans la boutique du vieux Wu, les boîtes empilées par centaines comme si elles étaient usagées ; mais ce n’est pas un cimetière, plutôt le contraire : ici on vent, on échange, on répare. Pourtant, en passant, évidemment, j’imagine le poids des corps arrachées et entassées là, enfermées dans les boîtes, sous l’empilement des ans et des conquêtes. Dans la boutique du vieux Wu sont toutes les armes faites pour l’éternité : soumettre le temps. Impossible de tenir à plus de deux ou trois dans une boutique dressée là depuis toujours, et pour toujours, bien après le dernier bison, c’est sûr.
Le vieux Wu a des ruses : les appareils les plus précieux enfouis sous les moins chers — ça dissuade les voleurs. Le vieux Wu garde ceci mieux que le tombeau de [m]es ancêtres, dit-il. C’est qu’alors il garde aussi le tombeau de ses ancêtres ? Sous la poussière des appareils neufs, peut-être. Je ne sais pas.
La coupure de presse affichée en guise de devanture se moque un peu de la vanité du marchand, qui affiche en guise de devanture des coupures de presse — de l’art de renverser le miroir, d’écrire soi-même la légende avec l’encre qui a servi à l’histoire minuscule. La coupure de presse affichée en guise de devanture renvoie par reflet les mouvements de la ville derrière moi, et quand je m’approche, je me vois davantage — et par la superposition des appareils, mon corps en travers de la ville, et la ville inscrite dans les boitiers des appareils, se forme : la légende est plus grande encore que celle qui s’affiche, puisqu’elle en enveloppe la métaphore.
En prenant l’image, au moment de partir, après avoir longtemps regardé l’ordre manifeste de ce chaos, ma pensée est aux natifs, aux cris poussés à travers la poussière de magnésium, aux regards de terreur qu’ils lançaient dans leur propre éternité refermée sur eux comme un tombeau vide, où les ancêtres poursuivent sur les parois des grottes les derniers bisons dessinés sur un film photographique sans qu’aucun doigt n’ait tracé les contours.
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les espérances
lundi 2 juin 2014
Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées !Vrln
Ni les pages d’Artaud sur Van Gogh, ni la fatigue, ni aucun vent d’aucun ailleurs, comme quelques notes d’Alice Lewis, et le mot blême, dans le rêve, le mot paysage blême si précis qu’il se détachait du récit comme l’advenu d’un poème qui aurait été écrit pour que je le lise, le mot fantôme, la frappe du mot fantôme quand il s’agit de l’imaginer frapper à la porte, l’image du lait répandu sur le sol et moi à genou avec mes mains travaillant à en remettre chaque goutte dans la carafe de verre brisée, ni la pensée au réveil qu’il était tard et que le jour ne se lèvera pas, ni l’adresse perdue des maisons anciennes où j’ai vécu, ni le sens des combats, ni la cruauté de certaines tempêtes quand elles lèvent le mot de récit au lieu de ce qui se tait, dans la chambre soudain immense quand il faut marcher au milieu d’elle et que cette chambre est seule avec moi, ni le désir de récits sauvages comme la pluie loin qui s’effondre sur le toit qu’il aurait fallu bâtir de nos mains
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le marchand de masques mortuaires
vendredi 30 mai 2014
Statue devant laquelle peut-être je suis passé cent fois, et cent fois sans la voir — quel signe ? Le vendeur de masques — je recherche le nom du sculpteur et ne le trouve pas d’abord : c’est que je cherche mal : non, ce n’est pas, comme je l’ai cru, un marchand de masques mortuaires, mais un simple vendeur de masques, d’hommes vivants et bien vivants pour celui qui veut ainsi les saluer (et remercier ses bienfaiteurs : les sculpteurs ont les faiblesses des marchands). À distance maintenant, de l’autre côté du temps où je suis, dans les yeux vides de ces visages, je ne vois que du vide qui me regarde et où rien ne se dépose. Sur eux est passé ce temps où je suis maintenant, et ce qui a passé est pire que la mort : l’oubli de leur nom qu’aucun visage ne peut retenir, et révéler.
Les visages des morts ont toujours cela pour eux, qu’ils forcent notre regard à se retourner sur lui-même : car ce que nous regardons, c’est nous-mêmes regardant au fond des yeux celui qui ne regarde rien. Ce n’est même pas une allégorie — même pas une métaphore. C’est simplement d’être là celui qui est de l’autre côté, et qui passe. On reste un peu autour de la statue, cherchant à deviner ceux-là qui se cachent derrière les masques — c’est absurde, puisque les masquent ne masquent pas cette fois, mais sont censés désigner ces figures qu’on ne connaît qu’en statue, parfois, en photos (mais alors, elles semblent de telles sculptures dans la lumière). On ne reconnaît personne, évidemment (il paraît qu’il y a Balzac, et Hugo : même eux pourtant…). C’est librement qu’on peut alors rêver à nos propres visages de mort, ceux qu’on aura eus autrefois quand on pouvait les voir vendus, achetés, donnés peut-être.
J’apprends ce soir que dans sa main droite, le jeune garçon portait trois autres visages (dont celui de Banville [1]) : image doublement morte de l’hiver que je trouve, ce soir, à la fin du premier jour de douceur : et dans ce printemps enneigé, je crois voir un sourire qu’il a aujourd’hui perdu [2].
J’emprunte en partant, jetant en arrière un regard sur le jeune marchand de masques qui sera toujours pour moi le vendeur de masques mortuaires, cette phrase longue comme un manteau de Lautréamont, qui est mort bien avant le sourire du marchand, mais possédait son secret, c’est la moindre des choses.
J’ai vu se ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau ; celui qui, après sa vie, n’a pas enlaidi ; l’homme, la femme, le mendiant, les fils de rois ; les illusions de la jeunesse, les squelettes des vieillards ; le génie, la folie ; la paresse, son contraire ; celui qui fut faux, celui qui fut vrai ; le masque de l’orgueilleux, la modestie de l’humble ; le vice couronne de fleurs et l’innocence trahie.
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entre les stèles, la ville
mercredi 28 mai 2014
Dehors, l’immensité de la neige, à perte de vue. Cette espèce de vapeur blanche, épaisse, s’élevant des champs, de la route, du fleuve, de partout où le vent peut soulever la neige en rafales. La poudrerie efface les pistes et les routes. La pensée de l’anse de Kamouraska, en vrille dans ma tête. La vibration de cette pensée faisant son chemin dans ma tête. La résistance de mes os.
Anne Hébert, Karamouska On marche entre les tombes qu’on ne voit pas ; les stèles sont les murs levés des immeubles. Dans les cimetières, il faut baisser la tête pour voir les noms, les dates ; ici, dehors, tout autour est le contraire des cimetières : et il faut lever la tête pour voir les noms, les dates. Ce sont les noms des morts quand ils vivaient ici, qu’ils voyaient ce que nous ne verrons jamais, les saisons perdues, la couleur du ciel pendant qu’ils étaient vivants et qu’ils préparaient notre venue.
On voit ce qu’ils ont vu, marche sur des présences qui nous entourent ; la rue pourtant ici a mille fois sans doute été aménagée pour notre confort et notre sécurité, et aucun pavé ne reste, aucun trottoir en l’état, rien qui n’a résisté à ce qui est passé. D’un corps, on dit qu’il renouvelle les cellules de sa peau si rapidement qu’en quelques semaines, il n’en restera rien : seulement, celui qui habite ce corps dira : ceci est mon corps. En vertu de quoi ? Nous, il nous faut passer en lisant les noms et disant : cette ville est la nôtre, puisqu’elle fut la leur.
I C I
la plaque qui porte le nom d’Hemingway ;
celle, en face, celui de VerlaineIl y a les plaques sur les maisons, il y a le nom des rues, il y a des squares, des impasses, des boulevards, je me demande la loi secrète qui unit la forme des rues au nom de ceux qui les baptisent, et par quelle étrange énergie certains hommes ont pour moi le visage des rues où ils demeurent (la rue Racine, près de l’Odéon qui conduit, c’est fatal, à la rue des Écoles ; la rue d’Aubigné, qui se jette dans la Seine, derrière l’Arsenal [3]
On marche au milieu des noms, certains baptisent les rues, certains posés sur les immeubles plus simplement signent leur présence autrefois, c’est-à-dire leur absence ; au milieu de tous ces noms où nous marchons, nous voudrions y voir des signes qu’un nom pourrait nommer ce dans quoi nous marchons.
On marche entre ces stèles levées à la mémoire de ceux qui n’ont plus aucun souvenir, et dont les cendres sont mêlées à l’herbe loin d’ici, qu’on n’imagine pas. On ne voudrait jamais être un nom. D’Anne Hébert, je possède un seul roman, vite lu, dans l’essoufflement. On marcherait entre son nom et le nom des autres qu’elle n’a pas connus, et dont le seul lien est l’essoufflement de celui qui a lu, Hébert et Joyce, avec la même main tournant la page dans un geste aussi maladroit, aussi ignorant de la page suivante qui viendrait désigner les espaces élargis de soi. Comme devant une tombe, je sais bien que le corps n’y est pas : devant les stèles, rien que des fantômes qui ne nous frôlent plus depuis longtemps. On s’éloigne.
Mais l’endroit est habité, et quelqu’un vient encore.
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les mots inconnus
lundi 19 mai 2014
passer la main dans ses cheveux. rater sa correspondance. fermer les yeux d’un mort. relire un livre pour la seconde fois. pour la troisième fois. quitter la séance de cinéma au milieu. rester pendant le générique de fin. les rêves volontaires avant de s’endormir. les rituels de conjuration. attendre celle qui ne vient pas ; atteindre cette minute où le retard commence. la première parole du matin. le deuil de son fils (le deuil de son père). la page du milieu. l’agacement que produisent les bruits de l’insecte au milieu de la nuit. la peur rétrospective. les pays désirables. l’amour. les rencontres de hasard. les traces que forment les avions dans le ciel.
combien de sensations, d’expériences, de réalités pour lesquelles nous ne possédons aucun mot ? au lieu de ces périphrases lentes et longues, ce sont des mots simples et forts, uniques, qu’il nous faudrait. comme il nous manque ces mots, ces mots encore inconnus qu’on inventera (d’autres expériences qu’on ne connaît encore exigeront d’autres mots qu’on ne possède pas) : comme il nous manque ces mots pour nommer ce qui traverse là-haut et en nous ; souvent les gestes les plus simples, devant lesquels nous restons muets, qu’on contourne par des phrases trop lointaines — souvent on reconnaît ces gestes et ces signes sans nom au seul fait que devant l’on se tait.
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je veux bien que les saisons m’usent
mercredi 14 mai 2014
de la patience ; de sa conversion, sous la fatigue, en hâte ; et tandis que d’une année après l’autre, je suis là, à la même place, à attendre la même année à venir, penché sur les vers nouveaux pour tromper le temps et l’attente, ces pages annotées comme du sable par un enfant qui aurait pris la décision de le ranger, tandis que The National dans les oreilles chante en boucle About Today, que passent la ville et s’arrêtent déjà les touristes ici, que le café est froid et le restera, que sur l’écran aussi (du sable pareil, rangé comme du sable le ventre de l’ordinateur avec ces chantiers à ciel ouvert multipliés dans l’espoir qu’un vienne jusqu’à moi (où les cœurs s’éprennent) oui), je reste ici, je ne sais pas quelle année il est, de quel jour encore.
souvenir de la nuit passée : sous mes fenêtres, un type ivre mort hurle. ma rue est cet endroit. éloignée du centre-ville, mais suffisamment proche pour que les types ivres morts la rejoignent, à pas lents et irréguliers, il est trois heures, toujours à peu près la même heure, le temps qu’il faut entre la fermeture des bars dans cette ville et maintenant pour faire ces trois cent mètres qui séparent ma rue de ces bars : une partie de la nuit peut-être, et dans la voix de ces types ivres morts (et donc bien vivants : que leur sang rien en leurs veines), le temps que la joie se soit convertie en désespoir sans retour possible, une mise à nu intégral.
quand je suis dans mon état normal je n’arrive plus à penser
il répète mille fois, avec mille intonations différentes,
quand je suis dans mon état normal je n’arrive plus à penser
et encore mille fois
quand je suis dans mon état normal je n’arrive plus à penser
parfois, c’est juste un prénom (qui devient un cri) ; parfois ce sont des sanglots, parfois, ces phrases en boucle, comme si le type avait longtemps cherché, et essayé, avant de trouver cette phrase et de s’y arrêter, et de l’user, jusqu’à ce qu’elle contienne la totalité de l’existence.
dans la chambre minuscule, la phrase monte, et empêche de se rendormir ; même un soir comme celui-là, dimanche, où le lendemain est ce lundi précisément (avant-hier). la voix du type dehors qui est passé maintenant, et qu’au réveil je ne distinguerai pas de mon rêve, continue.
sur la place lundi après-midi, devant les vers nouveaux, pour tromper le temps et le fuir, pour ne pas avoir à attendre quelque chose (un coup de fil, un de ceux qui décident du reste), je suis ici longtemps, et j’ouvre sur l’écran le désir d’un autre texte dont j’aurais écrit en deux heures dix pages — les dormeurs d’Éphèse (le titre) ne sont pas ceux qu’on croit, c’est pourquoi il faut croire pour eux.
Quand le téléphone sonne, l’horloge sur la façade est illisible, le soleil est encore haut pourtant, mais l’ombre de l’aiguille se confond avec celles des arbres. Le téléphone posé sur la table maintenant, et libre soit cette infortune.
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impossible en passant
dimanche 11 mai 2014
Ces flèches qui désignent sur les pancartes que personne ne lit plus des hauteurs inimaginables — pancartes dévorées par les herbes, dévorées par le ciel ; impossible en passant de ne pas, suivant l’ordre de la flèche, lever la tête, et le centre-ville ainsi pointée, c’est la lune entre deux arbres qu’on trouve, voilée, la lune qui tourne et tourne encore.
La ville, on y est déjà, on y est toujours — l’accès y est contrôlé, les flèches latéralisent les expériences, forment comme une barrière entre soi et ce qu’on voudrait rejoindre au-devant.
Les herbes qui poussent entre les pierres font toujours signes évidemment vers l’accomplissement du passé — là où quelles que soit la hauteur des villes, la force, l’éternité qu’on leur assigne, là où quelle que soit l’assise de nos vies, là que c’est voué.
« à la fin c’est la jungle qui gagne, oui »
dans nos vies, on n’a pas à chercher bien loin ces endroits en soi où l’herbe pousse déjà, où déjà ce qui s’accomplira s’annonce — je ne parle pas de l’affaissement qu’on voit parfois sur un visage jeune —, c’est toujours aux pensées les plus ancrées, aux expériences les plus sûres que surgissent les herbes qui recouvriront tout.
c’est aussi, quand on revient sur des étapes qu’on aurait voulu avoir franchies, qui semblent avoir arrêter le temps (mais sont là encore devant soi) que ces pensées viennent — ces phrases viennent seules comme des lieux communs : l’avenir est la réalisation du passé, le présent n’est que du temps qui n’existe pas puisqu’il nous sépare, à égale distance du passé et de l’avenir.
aux panneaux centre-ville qui désignent le ciel, aux pierres recouvertes par les herbes folles, au vitre sans tain des hôtes particuliers abandonnés comme des entrepôts : y déposer l’empreinte de son ombre qui passe sans savoir où, et le reflet d’un visage qui vient.
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la cause des larmes
mercredi 7 mai 2014
cette phrase de Conrad, dans Typhon ouvert au hasard tout à l’heure, alors que sur la vitre la pluie si doucement, et que la lumière pourtant entrait largement dans la chambre.
Le sale temps court ainsi de par le monde et la seule chose à faire est de l’affronter.
cette vieille femme dehors sur le chemin de la librairie qui pleurait toutes les larmes de son corps, qui n’étaient plus nombreuses, et s’y reprenait à plusieurs fois entre ses mains, pour pleurer — rien de plus terrible de voir quelqu’un pleurer dans la rue, non pas à cause de la rue, ou des larmes, mais de l’absence de raison, que j’ignorerai à jamais. Je songe à l’expression épouser une cause.
dans la librairie, les livres en vrac sur les tables composent un champ de bataille après la défaite : l’impression qu’on a laissé dans la précipitation de la retraite les corps des vivants presque morts entre les mains des morts véritables, et les livres les plus considérables côtoient les plus secondaires, les plus inutiles. Un client demande au libraire, penché sur un carton qu’il éventre pour déverser à même le sol les arrivages du jour, comme du poisson des heures après la pêche, qui ne se vendra jamais, et qu’on donnera aux animaux, s’il avait écrit des livres ; le libraire redresse la tête, fait le geste pour montrer les piles autour de lui : et où je les mettrai ?
dans Lost tout à l’heure, l’expression de la vieille qui tient le rôle de Charon, le passeur (tous tiennent à un moment ou un autre ce rôle), prononce à Jack les mots de "leap of faith", que mes sous-titres traduisent par acte de foi. Plus tard, il plongera dans l’eau, en ressortira laver de l’eau de l’île comme un nouveau baptême d’appartenance au lieu. Je songe à cette bascule, entre le saut, l’acte et le plongeon. Et ce qui les lie : ce terme de foi, qui n’est pas la soumission à une croyance, mais la décision de choisir la vie, celle dans laquelle un plongeon est un acte, et un mort, celui qui délivre le message.
quand je sors il se met à pleuvoir, et il me faut rentrer pour que cela cesse ; maintenant que j’écris cela, la nuit va tomber en plein jour, je ne m’en aperçois pas : l’écran de l’ordinateur éclaire faiblement mon visage et mes doigts suivent cette lumière, autour ce qui m’enveloppe n’est pas la nuit.
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et tomber (le vieillard mélancolique)
lundi 5 mai 2014
Je te revois encore, ombre qui passe à travers des ombres, et qui brille un instant d’une lumière funèbre et inconnue, et qui entre dans la nuit ainsi que se perd le sillage d’un navire dans l’eau que l’on cesse d’entendre.
Pessoa et sous mon ombre je glisse dans le jardin des plantes ouvert en deux par moi, les allées sous le ciel s’ouvrent aussi, et le corps et l’esprit en deux parts égales, et le passé et chaque minute, et ce jour lui-même, et je pense : demain est-il un autre jour ? — je me revois encore, qui sort dans la nuit pour chercher à rentrer.
devant la statue, aucune plaque. l’œuf dans la main, et depuis toujours qui songe, le penseur ; mais qui pense l’autre, l’œuf ou l’homme plein de ces mystères devant lesquels il tremble, alors que l’œuf reste là, évident et lisse, joyeusement rond et plein de tout ce qu’il cache. le mystère de la création, l’œuf, la poule, créés peut-être seulement pour le rêve, et les vieux hommes barbus et mélancoliques penchés sur ce mystère n’existent que pour l’herbe autour — mais je n’ai pas le droit de marcher sur l’herbe, alors je la regarde comme du ciel.
une fable de Pessoa (de mauvaise mémoire) : l’homme comme un caillou qu’on aurait jeté en l’air, et qui dirait : voyez comme je bouge. j’ai grande tendresse pour la pierre qui tombe, va tomber aux pieds des rieurs, ou des penseurs mélancoliques — au moins elle tombe de toute la hauteur du monde pour la seule folie du vent.
dans cette lumière du parc, je pense à Alix Cléo Roubaud, parce que j’ai lu pour la première fois Alix Cléo Roubaud dans cette lumière de Pâques, et que la lumière de Pâques est celle que m’adresse Alix Cléo Roubaud depuis lors, dans cette lumière qu’elle aura cherchée toute sa vie — puisqu’elle croyait que la lumière guérissait sa maladie (et qu’elle aura voyagé toute sa vie pour la rechercher et chasser la maladie qui allait la rattraper à Paris). Je pense à Alix Cléo Roubaud si fort qu’en sortant, je croise Jacques Roubaud, mais en bien plus vieux, Jacques Roubaud centenaire : ce à quoi ressemblera Jacques Roubaud quand il aura cent ans. et je voudrais m’approcher du vieil homme et lui dire comme je suis reconnaissant à ce jour d’être si lumineux.
du vieillard dans le parc — le vieillard barbu et mélancolique, non Jacques Roubaud centenaire qui est maintenant loin, puisque quand même je n’ai pas osé —, je reviens, non à son regard, mélancolique, non à son visage, qui porte avec lui toute la sagesse désespérée et barbue du monde, mais à ses mains ; ce sont toujours les mains d’un homme qui disent son cœur, et ses mains à lui sont celle d’une jeune mère, alors j’ai pitié de lui, ce soir, tandis que je note ce jour comme s’il tenait dans cette image et dans ses mains.
mais puisqu’il déborde, puisque je suis rentré sans parler à Jacques Roubaud qui n’était pas lui, sans arracher l’œuf au vieillard pour le brûler au jour et le voir comme un soleil, sans rien faire d’autre que de marcher entre les Narcisses du jardin des plantes, je ne dirai rien du jour passé sur l’écran au travail lent et long comme de la pluie, tandis que tombait dehors la lumière de Pâques, plusieurs jours après Pâques, et que l’ombre gagnait la pièce, que le jour dehors devenait du lendemain bientôt basculé sur mes vies comme un mystère. le vieillard mélancolique et barbu dans le jardin des plantes est toujours là, allez le voir. il ne sait pas encore qu’il n’y a rien qui précède l’autre dans l’ordre mystérieux de ces corps qui tombent sans cesse avec la terre qui roule sur elle-même à toute vitesse : il ne sait pas encore que le mystère résolu rien n’empêchera l’œuf d’être pour toujours l’œuf qui enferme la vie (et comment est-elle entrée ?) pour qu’elle s’ouvre en déchirant ce qui l’a fait naître, et la poule, quelque chose qui s’enfuit et court encore quand on lui coupe la tête. il ne sait pas encore qu’il s’agit d’accepter le geste de croire, non pas celui de tenir l’œuf, mais de croire qu’en le laissant tomber sur le sol, l’œuf s’ouvrira à l’instant où il va éclore. il ne sait pas encore, et je l’aime pour cela, moi qui ne sais rien de plus que mon allure de caillou tombant sans fin sur la terre qui recule, et qui voudrais choisir l’endroit de la terre où la mer s’ouvre pour aller davantage.
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aller, retour
vendredi 2 mai 2014
ce rêve — il y a cinq ans maintenant —, si présent encore et souvent, j’y pense : qu’à force de me réveiller, aller et retour dans le sommeil et la vie, j’ai pris peur de ne plus savoir si c’est dans le sommeil où le réel que j’étais, et j’ai dessiné un R sur mon poignet — puis je me levais, et j’avais ce R au poignet, mais soudain je ne me souvenais plus si le R voulait dire Réalité ou Rêve, et je me suis effondré sur le lit en espérant me lever le poignet nu, peut-être, et désirant l’inverse.
ces derniers jours, dix fois le train (j’exagère à peine), dans un sens et dans un autre des villes, paris, toulouse, aix, marseille, chaque fois pour repartir, chaque fois pour revenir — et dans les allers, les retours, les mêmes images au dehors, sur la vitre un peu de mon reflet que je traverse pour voir ce qui passe et ne cesse pas : de la terre que je ne ferai que longer ; ici, on construisait un pont, et j’aurais voulu savoir comment — à l’instant même, nous étions sur un pont, et toute cette route, ai-je pensé, n’est qu’un immense pont plus ou moins levé sur la terre, et la route elle-même est un pont, et la terre on ne la touche jamais.
au passage d’Angoulême, je prends en image la ville d’Angoulême — une vieille promesse à Balzac et aux temps, je sais où la route tourne, où sous dix secondes on passe dans ce tunnel et où on débouche, mais un bosquet gène la vue, il faut attendre : Angoulême, on la voit le mieux lorsqu’on s’en éloigne le plus : je n’ai jamais pu prendre une image correcte d’Angoulême, preuve qu’Angoulême existe aussi — ou plutôt : au passage d’Angoulême, je n’aurais toujours pris que mon passage, Angoulême est le nom que j’aurais toujours donné à cette vitesse des villes invisibles ; d’ailleurs, je ne suis jamais allé à Angoulême.
sur le trajet, combien de solitudes — qu’en passant on jette un regard sans pensée réalise en soi l’image même de la mort : dans le vacarme des trains, l’apaisement de la poussière qui repose, et les noms et les dates là-bas sont la seule chose sur terre d’immobiles.
sur le trajet, combien davantage de multitudes.
vers Bordeaux la majesté des ponts qui nous enjambent : du pont exact qui enjambe nos passages — pour une seconde, adopter le point de vue du fleuve, faut-il qu’il m’en souvienne.
dans Bordeaux, la ville des toits de la pierre et du fleuve noir, et de la lumière sur tout cela qui se couche comme un enfant.
Agen, j’y aurais vécu trois minutes — le temps de regarder le ciel et de le voir comme ces arbres levés tous près de moi : toute ma vie à Agen aura été cette image dont je ne me souviens déjà plus.
Personne ne saura jamais qui du canal ou du train longe l’autre ; et quand j’essaie de m’en saisir, c’est la lettre R que j’attrape au vol : mais comment savoir si je rêve ou si dans le réel je me débats, si ce sont des ruines ou des reliques ; comment savoir ? ce que je sais : j’ai longé ces arbres comme je les avais longé avant, dans le même amour des reflets et du vent peut-être.
sur le poignet, aucune lettre ; des bracelets dans une langue inconnue, que je regarde inventant chaque mot de pur désir.
et à l’écran sur toutes ces heures ensemble, le visage de John Locke jusqu’à épuisement de l’ordinateur, ensuite des livres jusqu’à mon propre épuisement — le train est toujours une manière en dehors et en dedans qui fait aller, l’illusoire sentiment du voyage puisque je ne vais nulle part, surtout l’entre deux ; rejoindre. Les saisons de Lost redoublent l’impression de l’errance hors du temps mais sur laquelle le temps a prise absolument : les horaires, les durées, les lieux sont l’horizon permanent de cette réalité, que leur répétition dilue. Alors, Lost garde l’empreinte de ces trajets : et sur l’île où les saisons s’enchaînent, où les pluies tombe immédiatement de plomb, où les corps meurent sans fin et renaissent, je suis dans cette fable non pas celui qui la regarde, mais qui à distance du temps (série que tout le monde a vu il y a des années, et que je découvre) celui qui est la distance même du temps, et l’instrument de mesure de la perdition, de cette perte qui s’effectue en moi, quand le temps vide passe et que je le remplis de cette fable dérisoire dans ce qu’elle raconte, essentielle dans ce qu’elle évoque.
Train de nuit — mais sans couchette ; siège incliné à quarante cinq degrés, impossible donc d’être assis, et impossible de dormir : le progrès repousse les possibles décidément. Dans ce train, lumière faible : impossible de voir quelque chose (le numéro de sa place), mais impossible de fermer l’œil aussi, tant elle est diffuse et continue. Alors, sommeil innombrable, je me réveille toutes les heures, davantage ; j’imagine les marins, leurs quarts de quart d’heure, les moments de veille qui mordent sur le rêve, et les rêves qui sont l’autre manière de voir dans la nuit les formes qu’on devine dehors, les villes.
Limoges Bénédictins — est le milieu du monde, de la nuit, du rêve et de la veille, je me saisis de mon téléphone pour en saisir une trace : la trace est floue comme tout ce qui demeure entre nous et les choses dans ces heures de fatigue ; les forces qui nous restent sont pour l’effondrement. Aller et retour, sans savoir si ce train est aller ou retour, peu importe finalement — ô villes qui s’arrêtent au bord des trains ; compte seulement là où on va et rejoint, ce qu’on rejoint et en nous, les foyers de l’instant où s’allonger parce que la maison qu’on habite ne dépend pas des murs autour, mais des forces qu’on y a assemblées, des désirs où puiser le désir, et la simplicité d’être là.
[1] Banville au visage arraché continue dès lors à envoyer depuis son éternité à lui d’écrire les lettres à Rimbaud qu’on a perdue : et ainsi n’a-t-il existé sans visage que pour envoyer ces lettres, et n’est-il pour nous que celui qui envoya ces lettres arrachées.
[2]
[3] je cherche la rue Lautréamont, qui n’existe pas ici, comme la rue Rimbaud : à Aubervilliers, ils dorment l’un à côté de l’autre, près de la rue des Prévoyants, où Baudelaire aussi repose ; dans le prolongement de la rue Racine, c’était fatal.
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