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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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pensées, flottements et dévorations (transfuges)
vendredi 27 septembre 2013
L’imitation de la vie brouille la frontière avec la mort. Dans les plis de la frontière les deux mondes échangent des transfuges.Robinson
Métro, RER – heure de pointe (jamais su le sens de l’expression) : le rythme lent et frénétique de la ville qui va, qui s’arrête, qui va, qui s’arrête, comme cela sur des kilomètres de ville tandis qu’on passe sous elle sans la voir, pourrait aller plus vite tant qu’à filer ainsi – et je pense doucement au berger des Basses-Alpes, qui se plaignait que l’Europe lui interdisait de déplacer ses moutons au-delà d’un certain nombre alors que les parisiens s’entassent par centaines dans quelques mètres carrés ; sortie du RER, Nanterre pourrait être une petite ville si elle n’était pas une grande université : je me perds dans ses couloirs à ciel ouvert (mais cela ne compte pas : il n’y a que de la brume), des rues larges entre les bâtiments, jusqu’au bâtiment où on a déposé le théâtre.
Dans le désordre, j’aurais vu, au cours de la journée, des images du journal vidéo de Jean-Luc Lagarce et des scènes sublimes d’un théâtre brésilien contemporain jouant le théâtre antique grec, et j’entends parler d’anthropophagie ; plus tard, de langue de terre capable de relever la langue amère - et perception contre perception, cette approche du théâtre : ce qui donne à voir et aussi cela qui se donne à voir (je pense au visage effacé de Narcisse qui désirait bien plus) ; embaumement de la pensée quand elle s’exerce, qu’elle nomme.
Cette phrase entendue : « Être capable de penser ce que la pensée n’est pas capable de recevoir comme pensée, c’est cela qu’on appelle pensée. »
J’écoute un éloge de l’anthropophagie : le sublime de la relation. (À la volée, je note cette phrase que je crois entendre : les Indiens du Brésil sont étrangers au "je pense donc je suis", mais perçoivent davantage un "l’autre me pense donc je suis" – émerveillement. Quand je demande des précisions, je réalise que j’ai mal compris : mais je préfère garder malgré tout pour moi l’erreur manifeste qui dit plus justement le rêve des indiens que je porte.)
J’apprends donc que l’anthropophagie n’est pas le cannibalisme : non pas réduire l’autre à du soi pour dévorer et se l’approprier, incorporer en son corps le corps de l’autre, mais au contraire un désir de se laisser envahir par l’autre. Celui qui dévore est dévoré par celui qui est dévoré : l’esprit de l’indien mort, avalé, peuple le corps de l’indien vivant, qui l’avale. Il faut attendre longtemps, que dans le rêve lui apparaisse l’esprit de l’indien qui l’habite, et qui lui apprend une nouvelle manière de danser. Alors le rite accompli, il peut aller danser pour faire vivre dans son corps le corps de l’autre.
Mais sans doute n’ai-je de nouveau pas bien compris ; dans le flottement du jour brumeux, je rentre – RER, métro, de l’autre côté du jour, c’est toujours l’heure de pointe. Et moi, au milieu des corps qui traversent la ville dans l’autre sens, je pense doucement aux montagnes.
Puis, ce soir, cette pensée : je me demande si les Indiens connaissent les noms des fleurs ici.
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dépôt de lumière (vies et mort de Milon de Crotone)
dimanche 22 septembre 2013
nm (si-smo-gra-f’)
Terme de physique. Instrument destiné à indiquer l’intensité des tremblements de terre.
Le sismographe thermo-électrique a signalé un frisson continuel du sol avec des secousses de tremblement de terre.
On raconte (je n’en crois rien) que Milon de Crotone, le plus grand athlète de tous les temps quand les temps étaient jeunes, avait traversé le pays (on ne sait pas lequel) et croisa un chêne fendu qu’il décida de fendre davantage – c’était un piège. Ses mains prisonnières du chêne, Milon de Crotone — l’athlète invincible — fut dévoré par des loups. L’histoire est sans doute fausse, on ne le saura jamais. C’était peut-être des tigres, des lions, des chiens, des rats.
Est-ce la statue de Milon de Crotone, fils de Diotime, six fois champion olympique, sept fois vainqueurs aux jeux pythiques, neuf aux jeux néméens, dix aux jeux isthmiques — sur le vieux-port de Marseille, immobile ?
Je ne sais pas – on raconte tant de vies [1]
de Milon de Crotone qu’il y en a une pour chacun d’entre nous ; moi, je pense au chêne, je pense à sa fêlure qui était un désir, qui n’était qu’un appel.Je pense à la foi des animaux sauvages aussi, à la compassion des animaux sauvages pour l’emprisonnement du pauvre homme : ses hurlements au-dessus de ses mains en sang.
Puis, lentement, je ne pense à rien de tout cela ; sismographie du jour, ce journal : je pense aux forêts autour, et à la vanité de celui qui voulait fendre ce qui était déjà fendu. Je pense à la largeur des forêts quand on entre en elle, et qu’elles reculent à mesure qu’on s’y enfonce. Je pense à toutes les vies qu’elles possèdent, mille fois plus et davantage que Milon de Crotone.
Sur le vieux port de Marseille, je ne pense ni à Milon ni aux forêts auxquels je pense ce soir en notant à la volée ces pensées, je pense : la lumière est juste, et sous elle, nous sommes là justement (simplement) là pour la recevoir comme si c’était de la lumière qui viendrait se poser, là.
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cette ville (l’ombre loin de mon corps)
vendredi 13 septembre 2013
L’air et le monde point cherchés. La vie.
— Etait-ce donc ceci ?
— Et le rêve fraîchit.Rimb.
Les villes passent comme des rêves : quand on se redresse, au-dessus d’elles, c’est qu’elles nous échappent. Les villes, quelque part, plus loin, habitent le rêve d’un autre, et c’est tant mieux. Parfois, alors qu’on marche depuis des heures dans les pierres et la chaleur, l’un d’entre nous lève un doigt pour montrer quelque chose qui brille davantage ou qui noircit un peu la montagne : l’homme au doigt tendu prononce un mot (inconnu), et la ville ainsi nommée est soudain vers où l’on va.
Depuis une semaine que je vis dans cette ville nouvelle, une semaine où j’apprends les lumières et les énergies, certains champs de force, la place du soleil dans le ciel et sur les murs les ombres et comment elles s’allongent vers moi, je n’aurais jamais cru que c’était apprendre à la quitter.
Une ville, on peut faire semblant de s’endormir auprès d’elle et l’entendre respirer, on peut en plein jour chercher à en intercepter le cours, choisir des lieux qui seront pour toujours le lieu où pour la première fois j’aurai lu ces vers de Sophocle, je serai toujours pour elle un clandestin, un secret ; l’ombre loin de mon corps.
Ce matin, le bruit féroce d’une voiture au pied de l’immeuble : certitude qu’elle fonçait sur mon corps, se lever en sursaut, et où chercher le sommeil ensuite - sous la voiture ? Sous la ville.
Tout à l’heure, en raccrochant, j’ai pensé : je ne sais même pas où est le cimetière dans cette ville.
Cela aura été (je crois) la première ville que j’aurais habité sans fleuve. Ce n’était pas faute de faire de mon errance ici, un cours fuyant. (J’ai pensé aux bruits du gave, à l’aube, au pied de la gare).
Jusqu’à hier, j’évitais de regarder la ville, par superstition, pas certain d’y rester. Étrangement, maintenant, je la regarde lentement ; je me suis perdu tout à l’heure, vers le Nord ; je suis revenu sur des chemins que je ne prendrai plus [2]
Je parle de toutes les villes, de toutes ces villes que j’aurais un peu habité comme un passant ; et je parle de celle-ci, sur laquelle la lumière tombe, que je retiens encore.
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l’imprédictible (savoir faire la planche)
mercredi 11 septembre 2013
chercher la poignée de la porte De l’imprédictible. Se lever sans savoir où. Ni demain, où non plus. J’évite de regarder la ville, par superstition. De regarder le ciel (de sortir dehors être dehors). Par superstition et comme un talisman, j’évite tout simplement de prendre l’habitude d’aller, de posséder des habitudes. Je ne possède rien, ici, que certains moments du jour interrompu (j’attends l’interruption comme le jour) le désir de la montagne.
De l’irrésolu. C’est toujours quand on fait un pas de côté du monde qu’on en est, immédiatement, couvert. Toujours quand on court que le monde autour s’accélère (et le retard aussi).
De la peur. Ce rêve cette nuit : une pluie de météorites sur une ville de temples grecs ; les types allongés sous les colonnes, dont on ne voyait que le ventre et les jambes, les mains aussi, qui essayaient de dégager la tête. On passait, j’étais en retard quelque part, je ne sais plus où.
De Sophocle. « Le pêcheur qui, à coups de rames, fait avancer sa barque, a son passé devant lui et son avenir dans le dos. » Mais sur lui, son propre corps, et la force de ses bras pour arrêter la barque, et s’étendre lentement, de tout son long.
De cette ville : me suis perdu en m’empêchant de regarder, colin-maillard au bord de la falaise ; quand j’ai levé les yeux (parce qu’il n’y avait soudain plus de bruit), c’était un couloir, un goulot d’étranglement, qui se resserrait. Une image de plus, image de quoi ?
De l’éblouissement. Un jour après l’autre, ne pas savoir quel jour il sera. Savoir seulement – en regardant la barque filer sur l’eau (tandis que je serai dans l’eau, en train de faire la planche) – que je suis là.
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reprendre pied (et grâce au ciel)
dimanche 8 septembre 2013
El mundo era tan reciente, que muchas cosas carecían de nombre, y para mencionarlas había que señalarlas con el dedo. [3]
Gabriel García Márquez, Cien años de soledad [4]
J’écoute Climbing Up To The Walls doucement. La fenêtre est ouverte, dehors il va pleuvoir, peut-être, j’ai demandé tout à l’heure à quelle vitesse on perçoit le vent, si à quatre-vingt dix on peut rester dehors ou non. Quand j’essaie de regarder autour quelle ville est là, ce n’est pas la même : oui, décidément, il faudrait réussir à reprendre pied, et que cesse le vertige, et que le temps revienne, ou qu’il passe vite vite, mais comment.
Il faudrait arriver à ce point où cesser d’écrire – c’est, relisant Bataille, ce que je me disais (écrire à l’endroit de ce point, commencer là) : y déposer sa vie, comme des armes.
On m’a parlé de Charleville-Mezières, hier midi. Une autre ville encore, où écouter Climbing Up To The Walls ce soir n’aurait pas le même sens, je le sais bien, et les paysages noires, et la magie des forêts comme des couvercles répandues là pour le simple fait de les traverser et rejoindre la ville, en train, à pied (Rimbaud, Gracq ; des Ardennes ne connaître que la fuite). Ici, c’est plein de ciel, je ne cesse pas de m’y envelopper pensant à chaque pas : je suis loin, je suis ici loin.
C’est sous ce ciel que, depuis des jours, impossible de reprendre pied – prendre le temps d’écrire est reprendre pied, alors c’est impossible. (J’écris avec Manet, Van Gogh, Monet, Seurat pourtant – parce que je sais bien que là est l’équilibre absolue du vertige, l’aplomb qui rend le fil droit, la terre qui tombe sur elle-même pour rester suspendue tandis que nous chutons lentement dans l’Histoire, et que nous cherchons le ciel au ciel, alors que nous tombons vers lui, que le ciel l’accepte même si nous ne le savons pas).
J’ai pensé à la beauté incroyable de ce geste, de revenir vers celui qui tombait, comme le ciel est dans ce mouvement, et ce qu’il faut de beauté aussi pour prendre malgré tout dans ses bras celui qui dit reviens.
J’ai pensé : la fragilité. Et immédiatement après : la fragilité de la fragilité est plus immense encore. Dans les larmes, ce qu’on laisse (de soi, de soi entier). Journal de mon incomplétude – je devrais appeler cela ainsi. Je ne me relis jamais ici, et c’est aussi pour cela : à cause de l’incomplétude –ou l’inachèvement. Mais plus profondément : si j’ai compris que je ne saurais être achevé que du dehors de moi, c’est que ce dehors est ma vie entière à laquelle je me confierai comme à la nuit, son propre sommeil : que ce dehors est tout entier ce qui me constitue, ce qui me fait (il faudrait ajouter : me fait vivre), que ce dehors de moi est en moi : oui, la nuit n’est pas ce que l’on croit (revers du feu,
chute du jour et négation de la lumière), mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire.Si j’ai compris cela, c’est dans la chute, lentement, quand on tend les mains au ciel et on croit qu’il s’éloigne, mais je crois davantage au ciel, et j’ai vu alors qu’il tendait aussi tout ce qu’il possédait de mains vers moi.
Je sais où est le ciel au-dessus de moi jusqu’à lui, cela je le sais plus que ma vie.
Je sais aussi l’inachèvement qui est le mien, et où vient la lumière qui en prolonge le corps.
Alors comme enveloppé de ciel noir comme de la solitude, de bouquets de fleurs absentes, je reprends pied à cause de la force, et pour elle. Pour la certitude du ciel et pour la certitude d’être au-dessous de lui ce qui nous relie à cette certitude. Dehors, je crois qu’il fait vingt degrés ; le vent monte un peu. La température de la chambre est plus douce encore, presque chaude dans la musique très faible et très âpre de minuit. Et moi, au milieu de cela, je pense : à la montagne et aux promesses, je pense : je suis là.
La ville demain sera sous un autre ciel, et je dirai, regardant tout cela : non, c’est le même ciel, le même posé sur nous d’une ville à l’autre pour que nous puissions dire : c’est notre ciel.
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de son ombre
mercredi 4 septembre 2013
je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, − notre ombre des bois, notre nuit d’été ! −
Rimb., Ville
et on ne saute pas au-dessus de son ombre,
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l’or du soir (dernier regard sur la ville)
vendredi 30 août 2013
Avec l’or du soir qui tombe, laisser retomber en soi la ville elle-même, et toute la poussière de ville qui se soulève une dernière fois pour se poser sur chaque chose dans le plus grand des silences au milieu des sirènes que la nuit fait tourner, sur elle-même – dernière heure du jour, comme si la ville une dernière fois cherchait à se voir, chant du cygne, de la lumière éclaboussée dans un dernier jet pour s’y chercher davantage, les secousses avant le repos – ; de tout cela, il n’y aura bientôt plus que du passé, pourtant, pour le moment, je me demande comme je saurai me tenir après.
J’avais oublié la fin de Andreï Roublev, on me la raconte (et je sais pourquoi alors je ne m’en souviens pas) : le fils est maintenant en charge de l’office du père mort, et doit le remplacer pour la fabrication de la cloche de l’église. Il n’a pas appris à le faire, mais tous le regardent et attendent de lui qu’il donne les ordres, précise les mesures, forge et invente, réalise la tâche. Alors il donne les ordres, précise les mesures, forge et réalise la tâche. Finalement, on monte la cloche, qui sonne et donne la note juste. Comment a-t-il fait, lui demande-t-on ? Il répond qu’il ne sait pas, puis s’effondre.
Passant d’un jour à l’autre, il faut passer d’un jour à l’autre, mais comment faire ? Quand on se retourne, l’ensemble de cette vie se rassemble comme une note sonnée dans la mémoire, et c’est toute une vie, même minuscule. Ce dont il faut prendre mesure, ce n’est pas de la justesse de la note, mais de comment elle parvient jusqu’à nous, et comment elle s’ajuste à nous, d’évidence. Dehors est la vague certitude que le temps est cette note, dehors est la paroi qui fait tenir longtemps la note en nous, comme un fil, et sur ce fil il faudrait aller.
D’ici je peux voir toute la ville, mais pas la ville entière : je peux voir toute la ville que je peux voir (mais où le nord, l’est, l’ouest, le sud ?). Dernière lumière, comme d’un commencement (les promesses) – lumière perçue d’un autre regard que le mien, pour mieux m’y confier.
Sur ce fil il faudrait même danser, peut-être ; et se dresser encore – ce qui tombe est le propre des cadavres (lisais-je ce matin), et ce qui se dresse le propre des vivants. Avec l’or du soir qui tombe, un dernier regard jeté à la ville, comme on jette des pierres dans l’eau, non pour voir la pierre tomber, mais regarder lentement l’eau fabriquer des vagues et se soulever, un peu, et lentement lentement, par cercles, s’allonger jusqu’à nos pieds nus.
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en attendant le bateau (folie des assauts)
lundi 26 août 2013
Il n’y a que l’eau, les femmes et la mort, qui nous prennent dans notre nudité. Nous changent.
G. Perros La rentrée comme une grande retraite au large. Dans les regards des gens, je le voyais, c’était aujourd’hui : aujourd’hui qu’on concéderait sa vie à la vie réelle. Me suis assis au même café, au même endroit, à la même table, repris la ligne là où je l’avais laissée hier, l’ai tirée là où je l’ai pu ce soir, là où je la reprendrai demain matin ; j’avais oublié qu’il pouvait faire froid.
Entendu, à la radio, témoignages de la folie des hommes au front dans les tranchées : les cas où les types étaient pliés (le nom de la maladie était horrible, je l’ai oubliée) en deux sans signe de blessure, ou alors, ils restaient au contraire raides avec les bras le long du corps, certains étaient sourds (alors qu’ils pouvaient entendre), aveugles (alors qu’ils pouvaient voir) – des cas d’hystérie, on ne pouvait le concevoir, la race était forte qui devait l’emporter sur la débilité des esprits, et c’était aussi pour cela qu’elle faisait la guerre, la race, pour prouver qu’elle était supérieure ; mais les types revenaient du front terrifiés, et non pas haussés dans leur être et la virilité de l’espèce : c’était incompréhensible. Quand on passe des mois sous le feu continu, qu’on se lève pour tuer, et qu’on tue, et, mystérieusement, qu’on n’est pas tué, on devient fou au lieu de mort. Les médecins pensaient que la folie avait cause dans le corps, des particules invisibles d’obus qui tranchaient les nerfs – les corps étaient intacts, comme après des attaques au gaz, et pourtant atteint, plus loin que les nefs.
Étrange ce temps dehors, comme s’il venait de pleuvoir, mais il n’a pas plu. Et un vent comme s’il allait venir, mais qu’il ne viendrait que de loin. Le vent du boulet.
Entendu, à la radio, témoignages de la folie des hommes au front, le syndrome de Damoclès : certains préféraient mourir plutôt que d’avoir peur de mourir, tant la peur était plus forte que la mort elle-même. Et ensuite, l’effarement de se dire qu’on est les survivants de cela, qu’on est issue de cela, qu’on en est les héritiers – que le monde autour de moi est celui qu’ils nous ont laissé, ces hommes fous de n’avoir pas été morts, plutôt que fous.
Toute l’après-midi, de nouveau des tâches impossibles (les coups de téléphone aux administrations qui accablent, j’aurais pu les faire il y a dix jours : je comprends pourquoi je ne l’ai pas fait). Se dire que tout ce qui a pris le pas sur la sauvagerie, l’organisation sociale, est une réponse aux férocités, peut-être, et préserve de la folie furieuse, pour mieux l’organiser aussi.
On dit qu’au moment de l’assaut sur les citadelles de Verdun, après des heures de canonnades au plus lourd comme on n’a pas idée, comme on n’aura jamais plus idée, les allemands ont trouvé les soldats français dans leurs trous, qui dormaient. Le sommeil est le meilleur abri du corps pour traverser la folie.
Du ciel que j’aurais regardé toute la journée en espérant une accalmie, je n’ai rien trouvé que ce temps d’avant les orages, ou d’après. Et moi au milieu, attendant ce qui n’arriverait pas, ici, devant la masse de papiers à ranger – me réfugie dans le sommeil des filles du feu. Dans nos combats minuscules, qui n’ont rien des gestes insensés d’avant, sauf le sens peut-être que la bureaucratie prête aux vaincus, j’ai des pensées immenses, de grand large et de ciels enfin nets de tempête aux près. J’ai ces pensées.
Au retour de l’assaut, on raconte les larmes de ceux qui étaient revenus, ivres, de rage.
On n’a pas le choix du monde auquel on appartient, ces guerres tranquilles qu’on nous impose, sans cadavre visible, sans assaut et sans horreur (il y a les journaux pour cela, les regarder salit à la fois de ne pas être là-bas, et de penser qu’on est sali en se rêvant là-bas) – j’ai croisé ce type, un fou encore, on en croise tous les jours, sorti de quelle guerre, lui ? Échappé de quel assaut, survivant d’où ? Et je me suis demandé s’ils me regardaient comme échappé d’un assaut aussi, mais lequel ?
Je me souviens qu’après le rêve des feuilles mortes – les enfants levaient des bonhommes de feuilles mortes tant il y en avait sur le sol –, j’ai vu un bateau minuscule s’éloigner, avec moi seul à bord, qui me faisait signe.
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au coucher de soleil (comme une harmonie)
dimanche 25 août 2013
De telles matinées sont réelles, si l’on veut. Mais on y a cette exaltation où la moindre beauté nous grise et nous donne presque, quoique la réalité habituellement ne puisse pas le faire, un plaisir de rêve. La couleur juste de chaque chose vous émeut comme une harmonie, on a envie de pleurer de voir que les roses sont roses ou, si c’est l’hiver, de voir sur les troncs des arbres de belles couleurs vertes presque réfléchissantes, et si un peu de lumière vient toucher ces couleurs, comme par exemple au coucher du soleil où le lilas blanc fait chanter sa blancheur, on se sent inondé de beauté.
Nerval
Seulement c’était le soir, l’impression d’un dernier soir, la Concorde donnait cette sensation d’être sur le point de fermer – si jamais la Concorde pouvait être fermée –, les dernières lumières comme du feu qui ne donnerait aucune cendre, juste le sentiment de la flamme quand elle va s’abattre sur l’absence des arbres, dans le silence des roses et l’effacement définitif des lilas. Il n’y a pas de rêve.
Le rêve, la couleur juste de chaque chose qui donne envie de pleurer, on l’éprouverait plutôt le matin quand il est couvert de suie ; au matin, la pluie qui lave, une manière de commencement, on sait qu’elle ne va pas durer. Le rêve de cette nuit : il fallait survivre dans le métro, je connaissais une cachette sous Strasbourg-Saint-Denis, j’avais écris un chapitre dans un livre impubliable qui décrivait cette cachette, c’est qu’elle devait bien exister quelque part : on passerait quelques années dans cette cachette, ensuite, quand tout le monde serait mort, entretué, on reviendrait voir le ciel, lui serait là.
Soit ces lumières. Si je leur accorde tout le prix des choses, c’est parce qu’y réside le sens des commencements et des fins. Que les commencements sont toujours des fins. Qu’ils importent davantage ; qu’à naître il faut sans cesse travailler, je l’ai appris en regardant ces lumières et dans les rêves que j’ai pu faire le soir, pendant cette vie, tout en dormant.
Dans le jardin des plantes, il y a la sculpture d’un vieillard qui tient, mélancolique et songeur, un œuf. Je voudrais un jour prendre cette image. Je ne l’ai pas. Je n’ai que ces lumières, ce soir, du soir qui n’est pas ce soir, pour penser au vieillard, à l’œuf – les fins, les commencements, toute la justesse des choses. Autour, il y a peut-être des lilas, je ne sais pas. Il devrait toujours y avoir des lilas autour des vieillards en pierre qui regarde, songeur mélancolique, un œuf, devant un garçon qui le regarde, plus mélancolique encore et plus songeur.
L’inondation. Je cherche l’endroit où je peux la voir (sommet de la ville). L’endroit où toute la pluie vient tomber, au pied de soi ou des jouets cassés, pour simplement rendre plus vives la lumière, et nos regards sous les cheveux défaits, en désordre d’eau, ruisselants dans le désir de les mêler, mordre. Fin du rêve : après dix minutes dans la cachette, je sors parce que le métro est éventré, et que tout le monde cesse de s’entretuer pour voir l’orage tomber fort, une pluie qui ne s’abat que sur dix mètres, dans le trou où je suis (là-dessus, je crie, et m’éveille).
Si je ne pleure jamais dans mes rêves, j’y vois beaucoup de pluie, et beaucoup de couchers de soleil interminables.
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gloire au Sophora (solitude des villes plantées ailleurs)
mercredi 21 août 2013
C’est de Chine que vient le Sophora du Japon — toutes les terres qu’on atteignait après deux jours de marche, j’imagine qu’on devait les appeler Japon, c’était plus simple, et plus juste : est-ce qu’il y a des terres plus à l’est que le Japon ? De Chine pourtant, et non pas de Japon : quelques graines envoyées en France par un savant, naturaliste, ou aventurier, tout ce qu’on ne sera plus jamais : un de ces types qui posaient les pieds sur des collines inconnues (sauf de ceux qui les habitaient depuis des millénaires), et qui voyaient des arbres qui ne poussaient nulle part qu’ici. Un de ces types, vraiment, qui regardaient autour le monde comme une territoire possible.
Est-que, nous autres, on réaliserait si on se devait se trouver à l’ombre d’un arbre inconnu : est-ce qu’on saurait qu’il est inconnu, et que son ombre vient de Chine, au Japon ?
En 1747, Rousseau a 35 ans (l’année où meurt son père), Robespierre naîtra onze plus tard, Saint-Just, vingt ans plus tard : le type a envoyé les graines en France, qu’on plante où on le peut, pour voir – ce sera au jardin des plantes (là où je cours, quand il fait chaud). Il reste en terre quelques jours, quelques mois. Quelques années ces graines sont dans la terre, peut-être oubliées de tous – il le fallait.
Saint-Just a 12 ans, c’est sa première année au collège Saint-Nicolas des Oratoriens de Soissons (actuel collège Saint-Just, l’histoire est une garce, décidément : nommer un collège du nom de l’Archange de la Terreur), et Robespierre a 21 ans, il est peut-être clerc chez le procureur Nolleau fils, où il croise selon Brissot, Brissot lui-même : ce qui est impossible (on ne saura jamais) – c’est l’année 1779 et Rousseau vient de mourir (les graines attendaient cela), l’arbre commence de pousser.
Je suis devant cet arbre qui est le premier ainsi à pousser : je veux dire, non pas à pousser ainsi, mais à pousser, simplement, comme un arbre, ici (et quand j’écris cela, je réalise que je ne sais pas du tout comment fait un arbre pour simplement pousser).
Dix-neuf mètres de haut (à cet hauteur, c’est déjà le ciel), et dix-neuf mètres plus bas, je suis là moi aussi, à la même hauteur que son tronc, et les pieds posés au-dessus de ses racines sorties hors de ses graines déchirées, comme des cheveux de la terre croissante.
L’arbre meurt, paraît-il, aujourd’hui. Ou plutôt, il ne grandit plus. Un arbre grandit toute sa vie jusqu’à ce qu’il meurt, qu’il cesse d’aller – on me l’a appris. La mort d’un arbre peut durer longtemps, mais je ne sais pas, je ne sais pas pour cet arbre combien de temps cela pourrait prendre. Les hommes ici tentent de ralentir la mort pour qu’on puisse le voir en train de mourir, le plus longtemps possible. J’imagine que c’est une image de nos villes, mais je ne sais pas laquelle, je ne sais pas de quelle image il s’agit, si c’est l’allégorie de ma propre ville, celle qui est partout sur cette terre maintenant qu’on a découvert tous les arbres, qu’on les a plantés partout.
Je pense à cela ce soir, devant l’image de l’arbre et du panneau que j’ai saisi en passant (on établit un périmètre de sécurité autour de lui, on procède à un allègement de son houppier, et à un décompactage du sol : ces mots incompréhensibles sont des mensonges, il aurait fallu dire : on l’accompagne dans la mort interminable que vous ne verrez pas).
Peut-être au Japon, quelque chose comme de la Chine meurt aussi, et personne ne le sait, ces arbres sont si communs et se ressemblent tous.
Ici, près du musée de l’évolution, un arbre tombe lentement, et sa chute est invisible à l’œil nu.
Gloire au Sophora du Japon, né en Chine, poussé en Europe, dans sa grande solitude d’arbre au milieu de la ville.
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