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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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le fleuve continue de passer (dans l’éloignement)
dimanche 10 février 2013
et derrière l’église saint-nicolas, ou est-ce le temple (les masques de théâtre, ce matin-là) : strasbourg de l’autre côté de l’Ill, moi de part & d’autre de ce passé et de son devenir (les voix passent encore en moi et s’éloignent)
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d’en finir avec ces rues (et quelles ombres maintenant)
vendredi 8 février 2013
la soif de partir, la colère de n’être pas ailleurs, la faim des routes avalées pour en finir avec elles
Se dire : ce n’est qu’une manière comme une autre d’en finir avec les rues près de Saint-Lazare par exemple, ou des quais de Rivoli, et plus loin de la Meuse aussi — peut-être que certaines voix intérieures se taisent soudain quand on les entend, lâchées par d’autres. Se dire, ce n’est pas grave, c’est moins qu’une vie, si ce n’est pas la mienne tant pis, ce n’est rien — je dirai seulement : c’est la manière que j’avais trouvée d’en finir ; puis, comme il en faut trouver une chaque soir, quelle différence.
Se dire, demain j’irai faire un tour près des quais, ces quais-là que je n’ai jamais vus que dans certains rêves, ceux-là qui recommenceront tout (peut-être rien). Se dire il y a d’autres courants, et sans doute là d’autres corps qui tombent.
Toute la semaine, d’un métro à l’autre sans m’arrêter, c’est comme si chaque heure en retard avait sa tâche de me mettre en retard, et moi qui cours, qui ne sais rien faire que cela, être en retard, marcher pour rejoindre une ombre qui glisse déjà sous le mur, s’éloigne. C’est cette image : quand on marche dans nos villes, avec ces lampadaires alignés à espace fixe, l’ombre est sur le sol d’abord devant, puis on vient marcher sur elle — alors la faire glisser sous le pas avant qu’elle coulisse derrière ; enfin quand on la dépasse c’est là qu’elle revient, devant nous. Ces jeux de lumières la nuit m’ont toujours terrifié, ces secrets que je n’ai jamais compris, les symboles quand ils jouent avec nos ombres. Ce soir peut-être, je vois mieux (je ne comprends pas mieux).
Hier, déposer mon ombre dans un coin de ce théâtre ; derrière, les actrices répètent (ce mot tout aussi terrifiant et secret : répéter ce qui n’a pas encore eu lieu : la perversion superbe du théâtre). Je m’approche du mur, je suis là. Je pourrais dire des mots, ils viendront à moi tranquillement, je pourrais les dire aussi plein de colère, ou de peur, ils viendront aussi, le mur est devant moi, docile, qui me les renverrait. Mais non, c’est le silence que je tiens plus qu’à cette vie, pourquoi.
Demain, c’est d’entendre mes ombres qui me tient lieu de silence. Quand on écrit, le théâtre surtout, c’est dans la menace qu’on aura préféré se dire plutôt que de dire le corps de celui qu’on aura fait se dresser à notre place dans notre silence. Demain, c’est tout cela, qui est rien, évidemment ; juste en finir avec quelques mois d’une vie arrachés sur un mur comme celui-ci, celui contre lequel l’écran ce soir est posé, qui me fait face.
Il y a d’autres vies maintenant, d’autres rues sous d’autres lumières ; ceux-là importent ; des quais qui ne dorment pas vraiment ; il y a des renouements ; il y a d’autres morts à exécuter : les tombeaux qui nous peuplent, la joie d’en finir. De recommencer les murs, c’est cela qui prend la place ; et les ombres sur eux, de recommencer à se dire : quelles vies de quels corps rejoindre maintenant, sur quelles ombres de nouveau marcher ?
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mille nuits (et une nuit)
mercredi 30 janvier 2013
La nuit, l’amie oh ! la lune de miel
Cueillera leur sourire et remplira
De mille bandeaux de cuivre le ciel.A. Rimb. Vue du ciel, rien que du ciel qui mord jusqu’où ne plus le voir et seulement l’espérer encore, qu’il soit le même peut-être : et soi-même là-bas, oui : soi-même y être aussi ; c’est être ici une manière de conjurer l’absence et de dire : je suis là-bas aussi puisque je le veux ; mais non, je suis là, d’ici d’où je peux voir le ciel mordre là où je ne suis pas, pas encore, et le voir aller ne suffit pas pour me savoir là-bas, quand ici derrière la vitre qui se dresse comme un rideau de lumière entre moi et la lumière qui tombe je suis là de ce côté-ci de la vitre et de la lumière tombée sur tout cela qui me permet de voir la lumière et la ville en allée dans les voitures qui passent et les trains qui s’éloignent et la fumée plus haut encore dans mon reflet.
… Hélas, Lui, comme
mille anges blancs qui se séparent sur la route,
s’éloigne par-delà la montagne ! Elle, toute
froide, et noire, court ! après le départ de l’homme !A. Rimb. Toutes ces nuits qu’il aura fallu pour écrire toutes ces nuits, on l’ignore, sinon on ne se lèverait jamais le matin pour passer le jour et voir où il tombe ; cheveux blancs sur tous, sauf un, si jeune, qui passe et qui pourrait avoir les lèvres en sang de les avoir serrées comme des poings dans les poches, je le vois de loin, c’est comme s’il avançait vers moi et quand il passe à ma hauteur, qu’il s’en va, j’ai cette image de lui dans son lit de mort qui ne me quitte pas — je pense aux photographies anciennes, au temps glorieux où la photographie était une science jeune, ou un art, on l’ignorait, et les sourires d’enfants : je pense à cette pensée que j’ai devant les sourires d’enfants de ces photographies jeunes, cette pensée que tous sont morts maintenant et que j’ai peine, moi qui suis si jeune et si vieux de l’être dans ce siècle qui n’en est même pas encore un, à lire leur nom aujourd’hui dans le cimetière Montparnasse au milieu des chats, maintenant que les pierres des ces vieillards sont à louer, je pense à cela, et dans ma folie je me mords les lèvres davantage quand je passe à la hauteur de ce jeune garçon que je ne verrai plus que mort ; et que suis-je d’autre pour lui qui ne pense pas du tout à cela, au contraire, lui qui ne pleure pas, lui qui n’est pas fou, lui qui habite ici.
Qu’est-ce pour nous, Mon Cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débrisA. Rimb. J’ai oublié — comme j’oublie tous mes rêves, sauf quelques images, celle-ci par exemple, cette nuit : qu’il était jour, et que je n’avais pas froid, je disais c’est le miracle que j’attendais, les gens autour de moi, quel miracle, on le savait bien que le froid ne durerait pas, alors tous partaient et j’attendais dans le coin de soleil où je me trouvais jusque’à ce que la mer monte jusqu’à moi alors autour tous étaient engloutis, et se formait jusqu’à moi comme une langue de terre qui me protégeait, pourquoi moi ; du ciel, toute la ville, d’où je vois toute la ville, il aura fallu combien de nuits pour l’écrire celle-là, celle-là seule qui nommera l’endroit où portent mes pas, et les corps choisis pour les allonger auprès, et dire : c’est jusqu’ici que le soleil est tombé et nous fermons les yeux comme dans la nuit pour cette fois le voir, et dire : le ciel est parmi nous, dont nous sommes issus, et ses enfants sont les nôtres aussi.
Voilà mille loups, mille graines sauvages
Qu’emporte, non sans aimer les liserons,
Cette religieuse après-midi d’orage
Sur l’Europe ancienne où cent hordes iront !A. Rimb. Mille nuits pour arriver à cette nuit seule — de la première comme un serment, et l’une après l’autre comme les vagues, jusqu’à la dernière qui les répète toutes et les déplace, continue de les mouvoir, mille nuits et une nuit comme on se pencherait pour boire, tous les soleils mirés, et au miroitement de soi on ne verrait plus que deux visages approchés pour approcher le désir et avec lui tout le désir des hommes tombés jusqu’à nous pour que nous puissions nous pencher au-dessus du fleuve ou de nos vies ou de cette promesse de se tenir devant cette vie comme devant la nuit qui suivrait la mille et unième nuit, combien sommes-nous, d’y croire et de simplement faire de cette vie la croyance en cette vie ; que le fleuve passe importe moins que sa vitesse ; et comme il emporte les étoiles, oh, je le vois aussi, je sais qu’il emporte aussi mon corps de vingt-deux ans, je le sais aussi fort que je sais que jamais je n’aurai mille ans, jamais.
Oui, tous ces continents à enjamber pour voir la terre, sous le ciel, et dire : je suis ici.
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merveille du dehors (des jardins dans le mirage)
lundi 21 janvier 2013
c’est la ville entière qu’ils nous avaient laissée, vide, et nous, au contraire : tout ce blanc qui emplit : de l’avoir espéré si différente ; et alors, quoi ? marcher un peu.
Devant la demeure, arrête-toi, pleure les ruines
Interroge les vestiges
« Où sont les bien-aimés ? par où partirent les chameaux ?
Combien et combien de déserts parcourus ? »Le froid quand il tombe ainsi, qu’il ne prévient pas (c’est faux, déjà vendredi soir : mais très vite samedi avait tout effacé, que de la boue partout, de la slush noire qui disait le désastre), est un miracle — et c’est au réveil, partout, d’un seul regard, merveille au dehors de tout ce qui a été accompli par la neige — une grande page blanche, c’est là qu’on va, de nouveau.
Tels des jardins dans le mirage, tu les vois,
L’œil de l’égaré amplifiant le mirage.Bien sûr, on sait à quoi la merveille est vouée : son destin de merveille, la slush, le gris de la boue, le sale des trottoirs usés par la ville bientôt — et pourtant ce matin, je ne vois que la majesté. Les parcs sont fermés, il faut tendre les mains à travers les grilles pour prendre en photo la virginité du ciel tombée parmi nous. Les gens restent sur le seuil, un peu, s’éloigne alors, cherche des endroits de la ville encore impeccables, il n’y en aura pas tant bientôt.
Ils s’en allèrent, cherchant à la source
Une eau aussi suave que la vie.Cela n’existe pas, c’est comme pour dire une vérité incroyable, ou c’est comme l’enfance dans nos souvenirs : la neige, cela n’appartient qu’à un territoire imaginaire d’un passé toujours passé, et déjà enfant, mes souvenirs de neige ne sont qu’au passé, comme un souvenir que j’aurais pu vivre (descendre la colline) — sur les cheveux de tous, la couleur blanche du temps, cette vieillesse qui fait dire aux enfants, je suis plus sage que toi, je sais le tonnerre et l’éclair et le nom des rêves : toi tu regarderais cela de loin, comme de ne pouvoir le toucher. Mais soudain non, c’est la ville entière qui est là, et tu peux écrire avec elle sur les voitures, ou la rouler dans le poing, et la lancer.
Je le suivis et au vent de l’est
« Dressèrent-ils leurs tentes ? Offrirent-ils l’ombre à l’égaré ? »
Et le vent : « Je les laissai en plein désert, tentes plantées,
Chameaux pâtissant de la nocturne marche,
Voiles abritant la beauté de l’ardeur du midi.La ville est si vide, ce matin-là, silencieuse dans le bruit des pas tus que tous s’efforcent de déposer avec le moins de poids possible ; et les voitures aussi au ralenti (j’ai des images de La Jetée de Marker qui me viennent quand je remonte la rue Tolbiac). C’est dimanche, il n’y a rien d’ouvert, mais la fermeture des magasins tombent justes encore : c’est juste, oui, que ce jour n’appartienne à rien d’autre qu’à lui, une bouffée. J’avance encore dans les rues vides, marche au milieu de la chaussée, il n’y a personne que moi, et le ciel tombe encore par centaines.
Lève-toi, suis-les à la trace, et que fièrement les chameaux t’y mènent !C’est une façon d’avancer en soi aussi. et d’envisager son passé avec avenir. C’est une manière de dire : plus loin, je serai encore là (il suffit de ne pas glisser). Mon manteau blanc très vite, et c’est de l’eau sur moi qui ne sèche pas : le goût de la neige comme quand on a cinq ans.
Quand tu auras repéré les signes de l’indocile,
Gorges et montagnes traversées
Et feu de campement en vue,
Feu qui enflamme l’amour,
Descends de ton chameau, ne crains les lions,
La nostalgie en fera des lionceaux ! »Ibn’ Arabî C’est tout le jour la merveille d’un jour reclus, et la fatigue aussi, là : comme le début d’une fatigue plus grande (le soir, j’ouvre à peine l’œil pour écrire cela, dans le noir aussi noir que le blanc du jour tout le jour). Je lis des poèmes du désert : le désir des corps qui brûlent, épuise aussi : mais jamais inaltérés, non jamais — jusqu’à plus soif ; oh sur les lèvres la fièvre, et le silence. Je m’y enfonce aussi, je le sais bien. Marcher dans la neige ou le sable, c’est comme marcher dans la mer : le poids qu’on déplace est plus grand que nous, c’est une part de la matière vive des choses qu’on emporte sous le pas, c’est son mystère, sa loi : de pure joie c’est d’avancer en cela qui rend plus lent rejoindre. Derrière, quand on se retourne, il y a ces lignes d’écriture de nos pas à la surface de la terre, recouvertes si vite par tant de neige encore.
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les vies antérieures (et la neige éternelle du sol)
mardi 15 janvier 2013

L’acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales. Impossible d’exprimer le jour mat produit par le ciel immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol.
A. Rimb.
c’est le premier jour, alors je pourrai m’en souvenir : celui où le froid est si fort qu’il entre dans le corps. au matin, le miracle — bleu du ciel soudain comme une blessure qui se déchire ; ainsi donc le ciel n’était pas qu’une fiction de nos vies antérieures. En vingt jours de ciel mort, on avait fini par ne plus regarder ; enterré, le ciel, et pourtant. et pourtant ce matin, là, entièrement, presque intact. j’en cherche encore les raisons : est-ce de s’être levé plus tôt, ou l’écoute toute la journée du Sun de Cat Power. c’est le premier jour de l’année, et je suis prêt à en payer le prix : le froid si dense qui fore. je suis prêt. c’est le premier jour, j’avance en lui comme le froid en moi, comme le premier jour où le corps est séparé du corps qu’il aime, et qu’il faut faire l’apprentissage de la terre, apprendre à marcher sur elle maintenant, et comment la rejoindre.
Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d’un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants.
A. R. mais aux premiers nuages, il y en a partout, de la pluie glacée, c’est dans la nuit qu’elle tombe, et la fatigue de la journée la change en neige. c’est pour laver le jour d’hier peut-être. dans la nuit une longue aube blanche (celle qui fait rêver les communiantes). comme pour effacer tout cela, ou pour écrire à neuf. c’est le premier jour, un grand jour blanc. je n’ai jamais aimé cette image, de la page blanche ; le réel comme un texte commence toujours plus avant que lui, et nos vies depuis en arrière de soi s’arrime. moi aussi j’ai élevé des pigeons voyageurs dans les faubourgs de la ville encerclée par les prussiens — moi aussi j’ai connu le pire hiver de l’histoire. moi aussi j’ai perdu la guerre, et dormi dans tous les lits pour pouvoir apprendre à rêver. moi aussi j’ai arraché trois lignes à deux heures qui ne voulaient rien me donner que l’épuisement, et j’ai longé parfois les fleuves pour être sûr que je serai incapable de m’y jeter. moi aussi j’ai pris des trains, parfois. et visé un point dans l’horizon pour le rejoindre le plus vite possible, derrière ma propre vie. moi aussi j’ai longtemps ignoré que naître recommencerait, j’ai cru que dans les bibliothèques la neige ne tomberait jamais.
Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes.
A. R. tu vois, moi aussi j’ai eu tort. et puis, de là-haut, j’ai vu ce garçon qui attendait cette jeune fille, transi de froid. elle fit le geste de le rejoindre, criant de ne pas abîmer la neige sur le sol. il revint sur ses pas (ou est-ce dans mes rêves) pour remettre un peu de neige sur ses traces. j’entends encore son rire, est-ce le mien.
Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, — ta force.
A. R.
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des cris (un peu)
mardi 1er janvier 2013
Mots-clés
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le monde n’a pas fini (finalement)
lundi 31 décembre 2012
ce ne peut être que la fin du monde, en avançant — depuis combien de temps la phrase de Rimbaud m’accompagne, je ne sais pas, depuis toujours sans doute : mais l’origine aussi a ses commencements (seulement, le propre de l’origine, c’est d’avoir commencé avec son oubli) : et pourquoi, oh pourquoi. Peut-être parce que plus que ma vie, c’est la bascule de cette virgule qui m’importe le plus, peut-être parce que j’ai choisi, un jour (je me souviens bien, du ciel ce jour précisément), j’avais choisi que je déposais dans le mouvement de cette phrase quelque chose qui aurait pu contenir ma vie, si le mouvement voulait bien l’emporter, et il le voulait, ce jour-là.
de tout ce qu’on a entendu de grotesque, ces dernières semaines, impossible de se tenir à distance, malheureusement, ni de se protéger ; et dans l’hystérie collective, je ne sais pas de quoi j’ai été le plus blessé : qu’on invente cette fable de la fin du monde, que certains aient voulu y croire, que la plupart en ait fait sujet de dérision. Non, je sais ce qui m’a le plus profondément meurtri : c’est dans les ruines immenses de Tikal, les saccages : oui, la honte d’être un homme, vraiment.
bien sûr, on dit : la fin du monde, si on a fait sembler d’y croire si fort, c’est pour le plaisir de se rêver après, d’être son survivant, et de recommencer tout ; la fin du monde, mais c’est seulement la page blanche à laquelle on aspire — alors on ajoute à la bêtise la lâcheté, et tout cela, en moi, donne envie de m’enfuir auprès des lacs (le faire, oui, je veux bien, mais pas pour cette raison seule, aussi pour y tremper les cheveux et nager).
« Finalement, le monde n’a pas fini », cette phrase merveilleuse que j’ai entendue samedi : finalement, non, tout a continué, comme si rien ne devait cesser de se continuer, de se faire semblable : c’est-à-dire que le jour s’est renversé ce soir-là, que la rétraction de la nuit a atteint son plus fort et à partir de cette minute, le jour a gagné une minute sur le noir chaque soir — finalement, ce n’était même pas un commencement, ni une fin, mais quelque chose comme cette virgule : ce qu’elle organise de part et d’autre d’elle, l’avancée de la phrase qui rejoint celle du corps qui la prononce, et tout s’accomplit sans aucune autre origine que celle de la main qui va la déposer, là.
évidemment, il fallait bien faire l’épreuve de la perte, dans toute cette douleur de la dérision et de la lâcheté, et en moi : il y a des trous dans les villes, parfois, que je suis seul à ne pas voir (et pourquoi se relever avec la main en sang : je ne cherche pas d’explication, seulement savoir comment accepter l’ordre du monde pour mieux le vivre) — la perte produit ces commencements continus du réel dans la chair qui finissent peu à peu par construire notre corps et n’achèvent jamais d’inscrire dans le corps du monde ces énergies : comme la rétraction de la lumière produit sa prise d’élan, ainsi jusqu’au vingt-et-un juin (je me souviens de la dernière lumière du vingt-et-un juin, des clarinettes klezmer dans l’air), c’est une immense respiration prise, est-ce inspirer ou respirer, on ne le saura pas.
ce qu’on sait, c’est comment toute cette semaine, j’ai pensé à cette phrase, pas seulement pour la virgule, ou pour ce qui précède (Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant), mais parce que je me tiens après cette phrase, comme celui qui la porte, et l’écrit à mesure que moi aussi, en elle, et sur le monde déplié pour cela, j’avance.
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et dépêchez, chevaux de leur âme (déjà voici que la nuit tombe)
jeudi 13 décembre 2012
comme fjord
le tournemoiement
le carnaval
la couleur des heures
je ne ressasserais
que celaKateri Lemmens, Quelques éclats
Le froid plus vif, qui rend la marche plus rapide, comme avancer dans une épaisseur invisible, mouvante : partout. Du manège comme image de ces jours : oui — n’avoir le temps à rien, sauter d’une heure à l’autre, toujours penser à l’heure suivante et au passage du temps ne rien garder que la fatigue ; et pourtant dormir si tard (se lever si tard) : le jour est court, mais sa lumière n’est plus utile, je la sais lointaine jusqu’en mars, alors peu importe désormais : mon rythme intérieur n’est plus calqué sur elle comme ces derniers mois, mais plus sûrement sur les variations de froid — et toujours cette image, obsédante, du manège, qui à avoir avec tout : le désir, la ville, ma propre absence, le sentiment de la perte, de l’avancée joyeuse de la vie tournant vers son propre mouvement.
Le manège est immobile, je m’arrête aussi : c’est un mouvement aussi, quelque chose qui se rejoint en moi.
Je pense à Verlaine, à Bruxelles (et à Londres, à ses lâchetés de bateau qu’on prend tellement dans les deux sens qu’on ne sait plus si on part ou si on revient : le tournoiement).
Le manège démarre. Quelque chose ne va pas. Il est vide. Un manège vide, c’est un corps mort, qui se déplace. C’est un souvenir sans passé : c’est comme l’image parfaite de la vie sans rien qui puisse dire : j’ai vu l’image parfaite de la vie. Le manège est d’une lumière folle dans la nuit qui est déjà bien avancée — alors que les bureaux sont encore ouverts partout autour de moi.
Mais le manège n’est pas vide. Il y a cette vieille femme, qui tourne. Sur un cheval de bois, elle me regarde avec ce sourire de vieille qui perce, édenté, silencieuse, cheveux tirés. Le manège tourne avec elle, ou est-ce elle qui le fait tourner ? Moi, sur place, je regarde cela comme si je devais participer à ce manège aussi, et sous mes yeux, le manège qui s’éloigne, à force de tourner, et son mystère, les cheveux lâchés vers moi.
Il est tard ce soir et je regarde longuement cette image au milieu de quelques éclats de mes jours, sans rien comprendre à l’une et aux autres — certitude que ce qui les relie m’échappe aussi : comment le dire ? J’ai sur la table la liste accablante des tâches à fournir pour donner le change au monde et à son organisation ; j’ai sur le côté, les livres que je lis (chaque soir un neuf, j’en suis à quatre) ; j’ai devant moi, l’écran avec une autre liste, celle des textes commencés aussi, et qu’il faudra bien finir pour comprendre le sens dans lequel tourne le manège.
Je sais qu’il faisait froid, ce soir-là, que l’église était seul d’avoir été attendue jadis, que le fleuve ne coulait que de noir, que les trottoirs d’encre rappelaient tous les corps passés, que la lune était peut-être derrière les nuages, que la poésie était absente, et la vieillesse affreuse, que la création du monde coûtait presque soixante-dix euros dans la vitrine, et l’épuisement en avance sur le sommeil et le plaisir, l’aube en lambeaux, je sais qu’il n’y avait rien à en attendre non plus, sauf à la provoquer : ce qu’en regardant le manège, je fis, lentement, à mesure de chaque tour comme une horloge dessinée de mes yeux, aux chiffres inconnus de moi, aux boucles de cheveux infiniment lentement déroulés — comme la dévastation avant les lueurs.
Tournez, tournez ! le ciel en velours
D’astres en or se vête lentement.
Voici partir l’amante et l’amant.
Tournez au son joyeux des tambours !Verlaine -
la poésie est-elle encore impossible ?
mercredi 21 novembre 2012
c’est au dix-huitième étage de la BNF — le Belverdère tout près du ciel, le #midi, juste avant l’enfoncée en sous-sol pour la lecture de l’après-midi — l’enfoncement dans moi-même aussi pour la parole brève mais violente, serrée contre moi comme un secret qu’on délivre (et devant, à bout portant, des visages plongés dans le noir, oh quelle autre image plus juste que cette plongée, et le noir, l’invisible des corps — même si pourtant ; il y avait les visages amis dans la lumière derrière qui soutenait tout ; et il y avait l’adresse dans le noir rougi de sang au visage comme les fauteuils, comme les rideaux, comme l’attente)
Mais avant donc, on montera tout là-haut — j’avais déjà regardé la ville d’ici, mais c’est toujours à couper le souffle. On est si haut, qu’on se dit qu’on n’est encore pas assez haut. On voit mieux, puisqu’on ne voit rien des rues que des traits au crayon. Et les circulations, seulement des vitesses, ralenties. Un grand corps d’écriture, oui, un corps à prendre, on pourrait tomber presque pour cela.
Je dirai peut-être un jour ici la lecture (mais les mots de celle-ci suffisent peut-être, c’est-à-dire qu’ils ne suffisent pas, et c’est cela qui suffit) ; mais la hauteur, non, je n’en dirai rien — la hauteur avant cette chute dans le corps et sa langue quand on la voudrait, différence de potentiel, de cette vitesse là tombée : c’est la seule loi de physique que j’ai retenue (et encore, si mal, que j’invente tout peut-être))
je ne dispose pour dire la profondeur de cela,que des images en hauteur : la ville comme on ne la voit pas, et qu’elle parait si petite quand elle est si vaste. j’ai posé mes doigts sur la vitre, et j’ai regardé longuement, comme si mon regard pouvait en éprouver le pouls. il battait fort.
et le visage de Saint-Just sur tout cela, de ses cheveux tombés à nos pieds
la poésie est-elle encore impossible ? (la question de Roubaud, portée toute cette journée ; je la porterai encore jusqu’à la fin de la semaine, en talisman)
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devenir mon propre corps (songer)
jeudi 8 novembre 2012
— Ah songer est indigne
Puisque c’est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien
Jamais l’auberge verte
Ne peut bien m’être ouverte.A. Rimb. (Comédie de la soif)
Le dehors partout, maintenant — maintenant qu’il n’y a plus de voiture, maintenant qu’il fait presque froid (mais pas encore celui qui transperce), maintenant surtout qu’il est trop fatigué pour dormir, en soi, et qu’on traînera quoi qu’on fasse cette fatigue demain tout le jour, c’est trop tard pour la conjurer, dormir maintenant ou dans deux heures n’y changera rien — non, rien à y faire, à part marcher au milieu de nulle part, et je le veux bien si ce nulle part est ce lieu où j’avance, ce soir là (c’était hier, il y a quelques heures pourtant).
Sortir du théâtre ne sauve pas, et de moins en moins — la dérision en tout qui blesse, l’esprit malin : et si le spectacle de ce soir-là fut beau, c’était aussi de refuser de l’être. Comment accepter ce monde ?
Comment le vouloir ?
J’ai cette pensée, en rentrant de si tard, dans la fatigue que je laisse traîner le long ces longs boulevards (il n’y a plus personne) que ce que je deviens ne m’appartient plus, que ce devenir que je rejoins un pas après l’autre rue tolbiac interminable ne me concerne pas, ne concerne pas le pas que je pose au moment où j’appuie sur mon corps pour aller vers lui — et ainsi de cette vie. C’est une manière de répondre.
Il fait noir autour (cela aussi est une manière de répondre aux demandes d’éclaircissements qu’on pourrait me faire.)
Ce que je suis devenu de moi-même, je l’ignore, vraiment : je regarde, je ne vois rien (il y a, au moment où j’écris cela, des photos de moi sur la table, des images officielles, celles où on nous interdit de sourire (sourire sur les photos, je ne l’ai jamais fait), celles qui servent pour partir : les photos restent sur la table en attendant).
Le passé que je commence de posséder est encore jeune et pourtant.
Il y a vingt ans, je dormais dans la même position que maintenant : et les rêves que je faisais, si différents ? Je ne m’en souviens pas. Et je construis ma vie sur cet oubli.
Ébloui par les soleils, là-bas, qui approchent, je m’écarte. Et dans l’écart que je fais, le choix répété de la vie.
Alors, cette question ce soir, brûlante de fièvre : devenir celui que j’étais, ou m’inventer autre ? De part et d’autre, deux impossibles. Celui que j’étais ne cesse de résister en s’effaçant (que ma splendeur soit cette manière de m’effacer), et celui qui s’invente en moi s’arrache de mon propre corps pour me faire face. Où je suis ?
Encore ?
Je pourrais les présenter, l’un à l’autre. L’un pleurerait, l’autre ne consolerait que son ombre. Qui le père, qui l’enfant ? Qui veillerait l’autre, lui tiendrait la main pour traverser le fleuve ? Je pourrais les envoyer d’un bout à l’autre du monde : l’un écrirait des nouvelles à l’autre, qui les lirait peut-être.
Ce que je deviens est justement celui que j’invente comme mon propre passé déjà : se rêver autre, dans la mesure de ma vie — c’est à cela que je travaille, d’arrache-pied, avec toute la tendresse dont je suis capable envers moi, cette violence.
On vote, de l’autre côté du monde. Ici, ils regardent comme si cela leur appartenait (donnent leur avis). Suivre cela de loin comme si c’était de près. Puis, lire la Comédie de la soif de Rimb. (ou Les Présences qui ne devraient pas être là de Michaux). Être sauvé, un temps.
Mais replonger. Écrire la vengeance : être incapable d’écrire autre chose que chacun de ces mots-là — n’en accepter aucun. Recevoir cela comme un fardeau. Accepter l’inacceptable. Signer cela de mon nom, quand même. Moi, je veux pourtant le vert immense où marcher sans heurter aucune pierre, je veux les lits défaits, les cheveux morts, les corps sur la grève, les marées qui montent et descendent, comme elles chercheraient à mordre la terre, pénétrer son secret, entrer en elle et sortir pour mieux en elle entrer de nouveau, et chercher plus profondément l’énigme de son désir.
Dans le noir de toute cette ville, devenir ma propre ombre : elle s’allonge si je m’approche, et si je m’éloigne elle s’allonge aussi, mais vers moi. La nuit, je rêverai de cela — que j’oublierai immédiatement.
Et tout le jour, je ne posséderai que mon corps, son ombre partout, et cet oubli. Oui tout le jour, le vertige toujours neuf d’habiter au dehors de moi : alors sonner à chaque porte, chercher un endroit où m’effondrer, que je ne trouve pas.
Et chaque jour ce miracle : un autre jour qui devient peu à peu en se défaisant tout ce dehors qui vient m’envelopper, et se confondre en moi. Chaque jour cet autre jour neuf, cet autre corps neuf sur moi, tout ce désir encore, la morsure des lèvres — ce qui vient vers moi, ce qui devient de moi le jour unique et qui ne reviendra plus, le jour qui calmement m’aura traversé comme une route ; ou comme lever au ciel l’aube de la nuit.







