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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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instamment, les guérisons (et la vie en dépeupleur)
dimanche 8 avril 2012
Elle, assise au milieu de cinq ou six autres, les uns à côté des autres, attendent, et l’un après l’autre, on dit leur nom, ils se lèvent, s’éloignent (depuis combien de temps ne suis-je pas allé chez le médecin ?). Elle est la seule à parler, je la vois bien, de là où je suis, qu’elle dit les mots qu’il faut, qui sous l’anodin dévoile la blessure la plus inavouable, celle qu’elle vient exposer parce qu’elle est là maintenant, au milieu des autres. La vie est un dépeupleur et la salle se vide. La salle d’attente du médecin est cette ville que j’habite, où je vais (moi, je la reconnais telle, j’étais là pour la voir). Dans la salle d’attente qui se vide peu à peu, il y a un palmier sur la droite, minuscule comme un bonzaï inguérissable. Il y a des magazines que chacun prend pour ne pas les lire, et surtout, pour ne pas avoir à parler. Elle, elle parle encore, un peu. Elle n’a pas besoin de les regarder. Puis, quand elle se tourne légèrement, elle réalise qu’elle est seule soudain, que tous ont été appelés, happés par le dehors du monde pour qu’on les guérisse d’eux-même, et nous aussi, on réalise soudain qu’elle est seul (souvenir d’un rêve d’enfant, un des rares qui m’ait été récurrent : se trouver dans une pièce emplie de visages familiers, et quelques secondes après, se rendre compte qu’elle est vide : depuis le début peut-être (mais il faudra être adulte ensuite, un peu, pour déchiffrer ses signes), et le noir sur tout cela, alors courir, mais où). À jardin, le médecin vient ranger les magazines au fond, l’aperçoit encore là, l’interroge : on ne vous a pas appelée : vous aviez rendez-vous ? Non, elle dit non, je n’avais pas rendez-vous, je vais bien. Je vais bien maintenant, et elle s’éloigne.
Ensuite, les lumières s’éteignent, et quand tout se rallume, qu’on est projeté de nouveau dans la réalité, l’actrice vient courir vers nous pour saluer, et les gens n’ont pas compris qu’il fallait justement se taire alors ils font du bruit avec leurs mains ; moi, je me lève immédiatement et je m’en vais. En descendant, ce panneau dans les escaliers, qu’on nous impose d’emprunter instamment, le mot résonne ici, le fleuve de l’autre côté de la fenêtre, passe lui aussi, instamment.
Le métro est vide, moi aussi, mais le ciel. Il y a de la brume, partout, dans le ciel. Lorsque je lève la tête une dernière fois avant de rentrer, quelque chose se déchire en moi, et je vois la pleine lune.
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ce châle effiloché (sur des coffres remplis d’or)
jeudi 5 avril 2012
Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vied’avoir pour seule pensée parfois celle de se placer au bon endroit de soi, et surtout à égale distance précise et violente de la vie et de la mort (je veux dire : de ma propre vie), du désir de m’y tenir pour planter les dix doigts dans l’instant et la morsure sur la chair du désir, n’en avoir pas d’autre, celle de continuer à persister dans le désir de persister, et m’enfoncer dans chaque lumière, oui, me console parfois de n’avoir pas d’autres vies, et pourtant c’est alors qu’il m’en vient des centaines,
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais
Et l’europe toute entière aperçue au coupe-vent d’un express à toute vapeur
N’est pas plus riche que ma viedes centaines d’autres, oui, seules et sans effort : les vies que je n’aurai pas viennent et passent sur le visage de ceux que je croise et que je ne verrai plus de toute ma vie, mais au premier regard que j’arrache sur eux, ce que j’arrache est plus grand que moi, je l’emporte comme si j’étais dépositaire du silence qui entre nous est venu, est passé, a passé sur nous pour nous rejeter de part et d’autre de nous et du désir d’être l’un l’autre celui qui saurait nous rejoindre et nous lier, et c’est peut-être cet amour-là qu’on écrira dans nos solitudes, moi, que j’écrirai, parce que je saurai l’écrire,
Ma pauvre vie
Ce châle
Effiloché sur des coffres remplis d’or
Avec lesquels je roule
Que je rêve
Que je fumepeut-être, c’est-à-dire tout le contraire de la solitude : parce que la solitude n’est pas l’esseulement, c’est une manière de rejoindre en soi ce qu’on a croisé une fois ; moi je sais bien que sur l’image, le vieil homme et le jeune se croisent parce qu’ils n’ont rien de commun sur cette terre, mais j’étais là pour les voir, j’étais moi aussi sur ce bout de monde où perdus dans l’univers ils se sont retrouvés rejetés : je ne suis pas juste : pas rejetés, mais retrouvés, dans ce bout d’univers qui fut soudain le nôtre parce que j’étais là pour le voir, et il y a eu cette minute où devant ce mur, ils se sont croisés une fois dans cette vie, ils ne s’en souviennent plus, l’ont oublié dès qu’ils se sont croisés, mais oublie-t-on ce qu’on n’éprouve pas : pour eux, il n’y a pas eu : je croise quelqu’un qui est mon frère et mon amour et ma douleur, il y a eu, je marche, et quelqu’un d’autre marche aussi, mais dans l’autre direction, pourquoi retenir cela, ce n’est pas une caresse, et seule la caresse retient — seulement, j’étais là, tout en douceur et cheveux et ignorance de ma propre lumière, pour voir cela, et caresser cela en moi, car moi aussi je me retrouvai soudain rejeté, c’est-à-dire, soyons juste, retrouvé sur le trottoir d’en face, mais voilà : immobile sur le trottoir d’en face à les regarder se croiser, cela fera toute ma vie, je le sais bien — chercher à les faire parler en moi, savoir ce qu’ils auraient pu se dire dans leur amour et l’indifférence de leur amour ; je me pose à ma table, la solitude délimite comme un rayon de vie ce qui est de l’ordre de la lumière et de l’ombre, de la douleur et de la joie, du passé et de toute ma vie entière qui me reste, et je ne sais pas ce qu’ils se disent, puisque je ne sais pas leur regard posé sur moi, je suis sans recours, la ville dehors me vide davantage, et je l’écris,
Et la seule flamme de l’univers
Est une pauvre pensée...et la pauvreté est ma gloire car je suis plus riche que ma vie d’un soleil qui vient. Dehors, la nuit se remplit aussi. La vie qui passe sur moi m’épuise autant qu’elle me renouvelle : tout ces jeux des corps en moi me font me lever, au soir, pour rejoindre ces trajectoires croisées des êtres et des choses hurlantes en moi, et leurs douceurs, et leurs amours. Et dans le mois d’avril, je ne me découvre pas d’un fil, je les tisse ensemble sur la toile pour que cela me revête et tienne chaud la pensée du monde en moi, long tissu d’or et de cendre qui m’enveloppe, moi et la vie qu’il reste à dire.
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au bras des ombres
mercredi 28 mars 2012
Je sors au bras des ombres,
Je suis au bas des ombres,
Seul.
On ne peut pas faire l’impasse au silence dans le matin, le premier silence du matin, celui qui lance dans le corps entier le matin qui commence, et il faudrait parler : non (à part écrire un rêve) ; alors garder le silence contre soi apaise, et peu à peu, devient comme une manière de trésor, et l’approche du sacré — puis, la question demeure : jusqu’où tenir le silence, jusqu’à quelle heure, et à qui, ensuite, le déposer. Il en va de mes jours comme de toute la vie ces derniers mois. C’est ainsi. Je reste de plus en plus d’heures sans dire un mot. Le premier mot quand il vient, je m’aperçois qu’il arrive après des centaines d’autres qui se sont bousculés en moi, seulement, jamais prononcés, ils vont se perdre. Où. Moi, je suis déjà au coin de ma rue, la solitude pour avancer.
La pitié est plus haut et peut bien y rester,
La vertu se fait l’aumône de ses seins
Et la grâce s’est prise dans les filets de ses paupières.
Elle est plus belle que les figures des gradins,
Elle est plus dure,
Elle est en bas avec les pierres et les ombres.
Je l’ai rejointe.
On me demande ce soir si je suis heureux. Je ne comprends pas : on ajoute : vois-tu, il fait beau désormais, de nouveau, tu dois être heureux, toi qui l’attendais. Oui. Je réponds soulagé, que je suis oui, soulagé plutôt, soulagé plutôt qu’heureux — et je dis : c’est comme un miracle. La lumière vient si forte après le froid qui hier encore. Et les arbres à tous les murs de la ville, partout, on les voit soudain. La ville se couvre de cheveux longs et lents et timides encore, mais qui s’allongent d’heure en heure, comme à vue d’œil. C’est un miracle, d’être là pour le voir aussi, d’être là pour s’en éblouir. La phrase change, et mon corps aussi, et l’apprentissage de la ville aussi. Je lis Eluard ces derniers jours sans rien trouver que des mots d’absence où je me blottis. La lumière est une noirceur qui apaise, qui délivre de la noirceur aussi. Je m’y confie.
C’est ici que la clarté livre sa dernière bataille.
Si je m’endors, c’est pour ne plus rêver.
Quelles seront alors les armes de mon triomphe ?
Dans mes yeux grands ouverts le soleil fait les joints,
Ô jardin de mes yeux !
Tous les fruits sont ici pour figurer des fleurs,
Des fleurs de la nuit,
Une fenêtre sans feuillage
S’ouvre soudain dans son visage.
Où poserai-je mes lèvres, nature sans rivage ?
Rien trouvé de mieux ce soir que cette image-là, de souterrains à ciel ouvert du métro que je prends chaque jour : la lumière passe, d’en haut, et même transversalement. C’est pour moi le théâtre parfait (si on me demandait de trouver un lieu pour ma pièce, je dirai : ici.) C’est l’image un peu de mes intérieurs : cavité sans fond, à fond redoublé. Ou dois-je écrire fonds avec un s, qui n’est pas le pluriel, mais le trésor ? Ma vie de géologue. Ma vie d’archéologue de surface. Ma vie enfin d’amant de la vie profonde des vies intérieures, des visages qui se posent sur la lumière pour qu’on puisse la voir. Ma vie de jeteur de poussière dans les rayons pour qu’on puisse voir les grains de poussière suspendus dans la lumière : et écrire, fixer la mouvance pour la hanter. Voir à travers les cheveux de la ville, et rejoindre ce qui n’attend pas : mon ombre au pied de mon immeuble, qui se creuse et s’enfonce en moi pour mieux faire se lever le jour quelque part, où je ne suis pas.
Une femme est plus belle que le monde où je vis
Et je ferme les yeux.
Je sors au bras des ombres,
Je suis au bas des ombres
Et des ombres m’attendent [1] -
dehors est le monde
jeudi 22 mars 2012
Juste le temps de battre les cils,
Un souffle, un éclat bleu,
Un instant, qui dit mieux ?
L’équilibre est fragileJ’ai tout vu
Je n’ai rien retenuRien à ne retenir, pas une caresse, pas un temps qui le mérite, juste partout la lumière neuve, cela suffit.
Plus loin, ce qui crie, les carnages.
Rien à retenir de plus que l’interruption de l’interruption.
Juste partout la lumière partout neuve et lente jusqu’à mes pieds tombée, cela suffira toujours, mais pourtant.
Rien à retenir d’autre que la science des fleurs poussées dessous la terre jusqu’à devenir ces immeubles devant les bibliothèques qui crissent sous le ciel.
Ou est-ce le ciel qui en frottant contre le ville.
En attendant, je n’attends plus rien. Je vais d’une ligne à une autre, il y a toujours un bus ou une page ou une vague ou un regard pour me démentir.
Rien à retenir que la ligne qui viendra m’emporter, je le sais maintenant.
Ou un mot ou un rêve ou un projet ou un pays ou d’autres départs.
Et partout, le neuf de la lumière sortie de terre jusqu’à moi, les gens habillés comme hier qui ne savent pas et ne sauront jamais.
Il y a des beautés qu’on ne mesure que contre soi, puisqu’on est leur instrument et leur fin.
Puisque je suis : leur instrument et leur fin.
Il y a des beautés qui résonnent malgré soi.
Dehors est le monde, abattu je crois.
Dehors, c’est aussi ce qui touche la lumière pour me l’apporter : et toujours, toujours, trouver des endroits de cette vie où patiemment traquer la beauté ; quand on l’aura trouvée, la laisser partir (la suivre).
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l’ombre de moi-même
mercredi 21 mars 2012
voir, partout où le refus de vivre est inutile, où commencer à marcher, et marcher ; considérer la ville comme ma seconde nature à l’herbe coupée haute dans la gorge où crier ; oh n’être que l’ombre de moi-même, allongée au soleil découpée à la hache par les immeubles là-haut, et sauter par-dessus elle comme à colin-maillard, ou saute moutons je ne sais plus, épervier, tous ces jeux d’enfants cruels et sublimes, je les suis,
oh n’être que l’ombre de moi-même pour dresser sur ma vie ce miroir sans reflet d’opacité lumineuse où ne voir que mon regard sur elle jamais mes yeux et jamais mon visage : la silhouette tracée de mes seuls cheveux coulés jusqu’au désir de ne plus leur appartenir ;
n’être que l’ombre de moi-même si tu savais la peine qu’il m’a fallu pour te trouver à mes pieds, pleurant comme si tu me demandais d’être mon ombre, quand je ne désire que la proie, et là où elle se cache, là où elle s’offre, tombée ;
n’être que l’ombre et jamais moi-même, seulement la lumière qui vient la recouvrir, comme la source vient rejoindre la soif, plus bas, où le soleil tombe, et ne bascule que pour renaître quelque part où le Fleuve coule à même la gorge, comme tout ce désir répandu sur nos corps emmêlés dans toutes les chambres seules ;
n’être que l’ombre de moi-même, et quand je pose les yeux sur elle, l’ombre regarde en moi ce que je ne suis pas : là précisément où j’irai, l’arme à la main, la rage douce, la tendresse prête à tout pour ne pas finir de commencer, un coup de main aux cheveux rapides, la vie dehors passe trop lentement, être ailleurs où il faudrait, l’ombre sur le mur laissée là, en attendant qu’elle s’efface avec la nuit : vient le jour, que reste-il de moi — tout le reste, je suis les contours effacés de mon ombre, je suis le dépôt de rage aux contours du ciel, je suis la face blanche qui cerne les yeux, je suis les yeux posés sur le mur posé sur la ville posée sur cette terre posée en équilibre sur ma main, je suis le dessin de ma main sur l’écran, je suis les lettres lues, je suis l’histoire que l’histoire raconte ; je suis le refus inutile de ne pas vivre.
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les cheveux flagellés par le vent des tempêtes (la rage, la noirceur, et les visions premières)
jeudi 15 mars 2012
Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je
Les nuits sont comme des morceaux d’étoffe où je m’enveloppe lentement : mais ce soir, pour le premier soir de l’année, pas besoin de manteau en plus, la nuit suffit, on sort dans la douceur, je marche sans sentir le dehors sur ma peau et ma chemise flotte sur moi sans me toucher vraiment ; je regarde. Ce que je vois possède même forme, une longue ville que je transperce comme un corps offert qui ne se défend pas. C’est bien. On entre dans la saison. Tout à l’heure, tendrement, j’ai déposé sur le lit mon écharpe. Sur l’écran de l’ordinateur, le travail clignote. Je pense alors à cette phrase, quand on me demande et que je réponds, j’avance. Mais où. Personne ne me demande. On demanderai pourtant, à un garçon dans la ville perdu, où : s’il disait seulement j’avance, on le regarderait avec un peu de pitié, on lui prendrait la main, on lui caresserait le front, on repousserait ses cheveux, y déposer peut-être un baiser sur la brûlure de ce front. Non ; moi quand je dis : j’avance, on baisse la tête, un signe de reconnaissance, on me laisse passer sans rien ajouter : mais où. J’ai soif et pourtant il fait nuit. J’avance, mais où, devant, il n’y aurait que la noirceur grande ouverte où je pénètre, de la lumière seulement en moi, protégé du vent par le désir de la protéger du vent, et plus j’avance, plus elle est secouée par le vent, j’avance encore et je
… couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l’intérieur des cheminées : il ne faut pas que mes yeux soient témoins de la laideur que l’Être suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi.
Alors je ferme les yeux. D’autres formes aussi nettes apparaissent. Je les ouvre, et la ville est toujours là, si nette. Depuis que j’ai ces lentilles, je fais l’étrange expérience de n’être plus libre de mes regards : le point se fait partout tout le temps, jamais mon regard ne peut se perdre désormais. Vision totale et immédiate du réel. Lequel. Je ne le choisis plus désormais. Il vient à moi comme des visions premières, toujours premières. Dans la nuit, quand les larmes de fatigue ou de froid viennent, un flou léger se forme et je reprends pied dans mes intérieurs. Je croise des visages que je ne reconnais pas et je marche plus vite pour chasser la ville qui m’attend déjà plus loin, dans ce square là-bas, des trafics, où il faut baisser la voix pour dire le prix.
Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur dans la nature, tandis qu’aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement l’espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant je sens que je ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant je sens que je ne suis pas le seul qui soufre !
Pas encore, pas assez : la rage vient pourtant, je ne dors pas sans elle, c’est elle qui me jette sur le lit. Je ne sais pas : si je m’endors avec mes lentilles, est-ce que ma vue sera meilleure aussi, et quelles visions neuves ? Depuis que je dors avec les rideaux grand ouverts, le réveil est lent et multiple, les rêves s’enchaînent et se confondent les uns dans les autres, et dans la veille aussi. Les lentilles sont posées à côté du lit, une arme possible. Je ne m’en sers pas. Je laisse cette vision nette et fausse du rêve, la myopie agir dans les pensées rêveuses. La ville ne fonctionne pas différemment. Dans cette solitude du réveil, la pensée que je ne suis pas seul non plus revient lentement. Le prix de cette solitude, n’est pas celui que je paie seulement sur l’écran. D’ailleurs, il clignote lentement encore à l’aube (je n’éteins plus l’ordinateur). De l’autre côté, quels récits encore où mourir d’être encore en vie, et auprès de moi, seul, auprès de quoi, de qui, vivant, du désir de l’être, mais cela ne suffit pas. Noirceur de suie sur laquelle je souffle, éparpille des cendres, et la suie qui demeure dessine des formes étranges qui ressemblent à ma vie.
Pourtant je sens que je respire !
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le sabbat dans une rouge clairière
mardi 6 mars 2012
allonger le corps dans la flaque, jusqu’au réveil ou jusqu’au sommeil (est-ce différent : ce que je viens rejoindre est mon propre rêve où que j’arrive) ; inventer des voyelles aux couleurs, voire leur inventer des mots entiers, et des livres entiers pourvu que je puisse les porter sur mes épaules jusqu’à cet endroit de l’être où ils seront à l’abri, je ne sais pas
et je danse encore,
et dans le rouge, plonger mes mains pour les blesser encore, peut-être de n’être pas de cendre je suis, tailler aux ciseaux comme sur le visage les cheveux tombés qui pousseront dès lors davantage où se perdre les doigts et le désir, tailler aux ciseaux dans le corps immense de cette nuit rouge et ramasser ses chutes, s’y envelopper
et je danse encore, de chaque soir un shabbat, ô feux de joie où je me brûle pour qu’au réveil midi demeure en chaque instant de moi vivant
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de chaque Monade
vendredi 24 février 2012
[…] Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre et est comme multipliée perspectivement […],
Au passage de la lumière, je me demanderai sans fin si je suis celui qui l’interromps ou si je deviens son passager, éphémère et transitoire – alors je passe, deviens malgré moi celui qui l’intercepte, même si je préfère croire que je suis un peu sa diffraction sur la peau de ce qui m’entoure,
[…] il y a comme autant de différents univers qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul […]
derrière moi les freins du train chantent lentement quelque chose et viennent le déposer auprès de moi pour que je le prenne : les gens en bas qui vont emportés par leurs valises traversent la lumière comme des corps éventrés d’une ville à l’autre peut-être, passent, je passe aussi, mais moi je suis le ventre et je suis le corps ouvert entre eux, et la main de tendresse qui écarte les cheveux sur le front comme un rideau dans le vent et l’ouverture la plus lente des choses recommencées pour cela, ou parce que je suis le mouvement des choses non parce que je le suis mais parce que je le désire pour toujours,
[…] selon les différents points de vue de chaque Monade […]
et parce que je ne suis de tout cela guère que l’air qui vibre entre deux mouvements, comme entre deux corps celui qui appelle l’un par son nom l’autre par son absence ; quelque part mon lit est étendu de tout son long dans une chambre que je viendrai habiter seulement pour écrire sur elle : il y a des cartons encore posés, il y a des livres aux murs comme des toiles fermées, il y a des lettres que je posterai demain et tous les autres jours, il y a des billets de train que je n’ai pas compostés, il y a des pièces éparpillées en moi, il y a des morceaux de ciel qui passent dans le corps pour ne laisser que de la lumière, celle qui tranquillise les voyageurs, celle qui me fait passer d’une ville à l’autre, celle que j’aspire de toutes les terminaisons de mon être pour dire : cela, que je passe, ne fais que passer, emprunte les correspondances, sachant que je ne les rendrai jamais
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je marche (interminablement)
jeudi 16 février 2012
LA SOIF J’appelle l’éboulement
(Dans sa clarté tu es nue)
Et la dislocation du livre
Parmi l’arrachement des pierres.Je dors pour que le sang qui manque à ton supplice,
Lutte avec les arômes, les genêts, le torrent
De ma montagne ennemie.Je marche interminablement.
Je marche pour altérer quelque chose de pur,
Cet oiseau aveugle à mon poing
Ou ce trop clair visage entrevu
A distance d’un jet de pierres.J’écris pour enfouir mon or,
Pour fermer tes yeux.L’épervier, Dupin
À portée de moi, cet homme qui marche comme au-devant de moi et déjà moi je le sais, dans quelques mètres, mais dans quelques mètres où je serai sur ces pas, lui plus loin continuera à m’ouvrir la route en deux comme une blessure, et moi plus loin, mais jamais aussi près de son lointain, moi qui demeure à même distance de lui et de moi, dans cette nuit qui ne tombe pas, neige retenue ailleurs où elle est davantage désirée, et cette fadeur des lumières autour de chaque chose ainsi suspendue dans l’air, oh la mort pourrait venir je ne la verrais pas, d’ailleurs elle vient, la fille sur le trottoir me regarde et je pourrais la suivre, je ne la suis pas, à la place je lève les yeux, l’homme a disparu, à la place il n’a laissé que mon ombre et quelqu’un parle autour de moi,
je ne me retourne pas, pas tout de suite, j’ai dans ma poche l’harmonica serré contre ma main, je suis armé, j’ai toute ma vie avec moi et peu de souvenirs à protéger, je les donnerais tous dans la minute si on me le réclamait, je ne résisterais pas et si on demande plus, j’ai l’harmonica serré contre ma main et le poing serré contre lui, alors je n’ai pas peur : la voix se rapproche, elle avance des mots plus vite que mes pas, bientôt m’aura rejoint, je tourne main gauche sur cette rue, il n’y a personne que moi,
et les mots de la voix qui approchent derrière moi disent comme une ritournelle l’organisation du temps, l’emploi du temps plutôt, les heures une par une dévidées, structuration mentale des heures et des minutes et de la ville, la voix se rapproche tellement que je l’entends dans ma tête, et je mets encore une autre rue à comprendre que c’est moi qui parle depuis tout à l’heure, que c’est moi qui organise tout haut ma journée de demain : depuis quand, je ne le sais pas, il fallait me le dire, oui, que je parle tout haut dans la rue (mais la rue est vide, et j’en emprunte une autre, plus vide encore, comment est-ce possible),
ainsi je parle dans la veille, si seulement c’était dans le sommeil je ne m’en rendrais pas compte : il a fallu que je m’approche de moi pour m’en rendre compte, encore une habitude à me défaire ; alors je repense à mon homme de tout à l’heure qui me devançait de trente mètres, je me dis (tout bas cette fois, de peur de l’entendre et d’y croire) que c’était moi, déjà, tout moi, et mon visage, je me dis que si j’avais crié, retourne toi je t’en supplie, j’aime le corps que tu avances loin devant moi, il se serait retourné, et m’aurait regardé avec mes propres yeux, et que serait-il resté de mon visage, je ne le sais pas, je préfère marcher dans l’ignorance, et interminablement, aller dans ces pas qui me devancent et me désirent, cheveux en bataille et la ville défaite pour moi, paroles de combattant, et l’écrire, je l’ai déjà fait, je le referai.
Demain, j’irai jouer de l’harmonica dans les cimetières, souffler cela quelque part à qui l’entendra.
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ombres des bancs
jeudi 2 février 2012
Dans cette ville, ceux qui retirent les bancs ne savent pas – peut-être est-ce pour des raisons précises : aménagement urbains, vastes plans de réinvention des quartiers, rêves formulés en secret par des architectes inconnus qui complotent pour disposer les énergies de la ville autrement, répartitions neuves des forces.
L’idée que les bancs seraient enlevés pour chasser ceux qui la nuit y allongent leurs corps, seraient retirés pour faire place nette la nuit quand les immeubles chauffés éteignent leurs lumières, et pour effacer ainsi la misère en la repoussant aux quartiers encore pourvus de bancs : cette idée m’effleure et disparaît : non, bien sûr, dans quel monde cette idée pourrait naître, et serait appliqué ?
Il y a peut-être un endroit où l’on dépose les bancs qu’on arrache du sol ; on les entasse en attendant que d’autres les recouvrent, ou qu’ils se changent d’eux-mêmes en poussière.
Il y a des bancs qui sont des ponts lancés sur la ville : des endroits de franchissement, comme ici (ou plus loin, ces bancs posés sur des ponts justement, près de la Bibliothèque). Des bancs sur lesquels soudain la ville arrêtée se laisse voir, et rêver ; partage des colères et des désirs, les cheveux mêlés dans les doigts qui passent en eux et les lèvres d’alcool, les harangues des types sans toits qui en font leur lit, de Rome à Place Clichy, longue avenue dortoir hérissée de bancs aménagés en villas : ici, il y a des lois propres qu’on ignore, des coups d’État les soirs de grandes chaleurs, et des tendresses terribles quand le froid tombe comme une pierre. Sur certains de ces bancs, on y dépose sa vie.
Sur un banc comme celui-ci, la mienne par exemple.
Plus loin, près de Rivoli, ou au Luxembourg, encore : les bancs qu’on emprunte (à qui), mais qu’on trouve toujours vide quand on passe, là où on prolonge telle parole qui ne pourrait avoir lieu qu’ici, où se taire pour voir la ville passer.
Dans cette ville, arracher un banc du sol n’est pas ce que l’on croit : accélérer les flux, interdire qu’on vienne interrompre la ville pour la voir. Je l’ai compris après le temps de tristesse et d’accablement devant l’absence de banc, oui : c’est surtout le dernier recours dont on dispose pour construire des routes dans cette ville bâtie de toujours. C’est déployer de nouveaux chemins à la place.
Alors, on serre le poing un peu, on crache sur le sol, on pleure un peu. Et là où le corps se déverse, où le banc jadis recevait nos regards (celui de Ferdinand et de Arthur, au début du Voyage), là se creuse une route encore vierge, on voit les traces de terre.
Je pose les pieds à l’endroit du banc. Il n’y a que mon ombre dédoublée par la lumière qui y restent accrochée. Je m’éloigne. Le fantôme du banc me suit. La route, elle, s’en va là-bas.
[1] _Paul Éluard, Absences II.



