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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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les mille rapides ornières de la route humide
samedi 3 décembre 2011
Je jetai, par dessus le parapet, le canif qui m’avait servi à graver les lettres ; et, faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas ! pendant bien de temps, faire souffrir l’humanité (l’éternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le spectacle ignoble des chancres qu’occasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d’avoir un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin, à travers les dédales des rues.
Lautréamont, pour mémoire ; au-dedans les appels.
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(dans l’éloignement)
vendredi 18 novembre 2011
« Aucune parole ne précède les vrais départs. »
Jbs.
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lève la tête
dimanche 13 novembre 2011
Au Cap – fin du continent ; derrière moi, les anciens parapets : la Grande Russie, et le reste : je tourne le dos au Transsibérien, et derrière encore, l’Asie, les Montagnes, la Muraille de Chine qui n’arrête rien. Je tourne le dos à tout cela. Ici, je fais face : prochaines stations New York, Montréal, Duluth, Managua ; mais le train à cette heure bloqué ici pour cette vie qui vient mourir jusqu’au pied des vagues, échouées.
Longtemps, devant la mer, c’était la forme des vagues, la morsure sur le sable, la blancheur de tout ce mouvement qui me bouleversait. Ensuite, c’était ce sentiment puissant, les deux pieds plongés dans l’épaisseur la plus minimale : rejoindre l’autre rive : être en contact avec la possibilité d’un autre monde, la soif. Déjà, à toucher cette eau, j’aborde Staten Island ; ce n’est pas si loin, oui, puisque l’eau qui nous secoue est la même.
Désormais, tout cela demeure, l’écume blanche, l’impression cosmique, mais recouvert par autre chose : le bruit de la mer. Pardon si c’est banal. Le roulement successif : un battement de cœur irrégulier qui ne cesse pas ; dans le bruit, j’entends tout. Il y a le mouvement de la lune, et il y a la rotation de la terre, il y a le corps que je lui propose, et qui s’efface. Il y a le bruit comme on ne saurait le reproduire. Un bruit toujours unique à chaque seconde, et reconnaissable pour tous. Il y a ce bruit comme un visage, et comment le dire autrement.
On pourrait le dire autrement. Au milieu de la plage, cet arbre minuscule. Pas même un arbre, le tronc est plus fin qu’une brindille. Des branches qui tiennent miraculeusement au vent. Un arbre qui aurait dû être piétiné mille fois pendant l’heure auprès de laquelle je l’ai veillé, amoureusement, simplement présent à lui, violemment. Quand je suis parti, il tenait encore debout, chaque seconde gagnée sur le miracle : survie aussi acquise sur moi, en moi. Voilà le visage. Ce qu’on prenait pour le roulement de l’Océan n’était que le bruit du vent dans ses branches de rien – j’étais là pour l’entendre, et le faire entendre.
Lève la tête ; ces mots qui reviennent soudain alors, dans leur tendresse infinie : oui ; devant moi, l’arbre, l’Océan, qui s’ajuste à lui, et entre tout cela, une foule que l’été de novembre avait déposée là pour ne rien voir. En levant la tête, c’est tout cela qu’on aurait vu. Je tends les bras, je touche presque la côte, là-bas, et je vois tout.
Lève la tête : je touche le vent, le bruit du vent. Je suis déjà passé. Je lève la tête : je cherche le bruit du vent en moi, je ne le trouve pas, je cherche, les parois du métro se superposent, je ne comprends pas, je ne sais pas où je suis, je lève la tête davantage, l’affolement de la mer, le métro dans la dernière nuit, les cascades de douleur recouvertes par d’autres cascades, celle de la joie pure du bruit recommencé de cette mer descendant sur les parois du monde, ou est-ce le bruit recommencé du métro, quand, boucles de cheveux arrachées, une seconde, dans l’affolement de la perte que je croyais à mon tour irréversible, une seconde seulement, ce qui apparaît derrière la vitre de l’horizon basculé sur lui-même, dresse dans l’ordre absolu de ma vie la beauté des choses emportées.
Lève la tête, dit la voix, le bruit entier de la mer qui me fauche et me renverse au pied de l’arbre, qui se dresse encore ô dans l’invincible jour, lève la tête sur la mer dit-elle : tout recommencera encore.
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au hasard de la nuit
mercredi 9 novembre 2011
C’est un monde de brume, la nuit est effondrée – on voit cependant à travers elle comme jamais. Des fontaines vides pour la soif, des statues immobiles pour la peur, des corps qui dans la nuit s’échangent leur corps parce que personne ne pourrait les voir. Et je suis là pour les voir. Il faut être là pour les voir, et comprendre ce qui s’échange. Ce qui s’échange : simplement des paroles par dessus la ville qui fabriquent comme ce manteau d’évidence dans lequel nous sommes enveloppés, qui enveloppe par sa brume dressée dans le désir la ville elle-même, qui devient le fleuve évaporé en chacun de ses endroits venu se déposer sur ses vitres où nous voyons deux silhouettes passer, enveloppées de nous-mêmes.
Rien n’est posé entre nous et la ville que nos corps déplacés vers elle qui la font naître en abolissant à chaque pas tout ce dehors des choses que nous rejetterons toujours, d’un mouvement résolu de la tête, dans l’agitation des cheveux. À chaque pas, quelque chose nous saisit : la conscience vive de la ville et de ses signes. C’est pourquoi, nous avançons. Non pas seulement pour aller d’un point à un autre, mais pour rejoindre. C’est pourquoi la ville s’adresse à nous qui savons la lire. Ici, elle ne dit pas : vous êtes ici ; mais : voilà l’endroit exact où elle est arrivée en vous. L’amour n’est pas autre chose.
Nous marchons la ville comme pour la lire : voilà de quoi nos rêves sont faits : étoffe de nuit écrite pour qu’on la lise. On se penche. On lit quelques mots qu’on prononce tous hauts, pour voir, et pour elle. D’autres mots naissent. La ville change de nom. Ce n’est plus seulement un fleuve éparpillé, mais une seule route lancée à notre poursuite, le destin des signes sans fatalité, déposés comme les cailloux du Petit Poucet, mais à l’envers : l’origine du chemin, le foyer, est devant nous, cette fois on le sait bien. L’histoire défile sur les télévisions à mesure des crises. Nous savons tout aussi bien que nous n’appartenons ni à cette histoire, ni à ce que vomissent les crises. Il a fallu être ailleurs. Il y a des signes sur le sol, des marques sur les murs, et des motos renversés, des couples qui pleurent pour indiquer la marche à suivre.
Ce dans quoi nous sommes enveloppés devient, peu à peu, ces dessins d’enfants que tracent les rues au-devant de nous.
Nous voyons à travers la ville comme dans un reflet, le miroir couvert de buée. La main posée sur lui efface à la fois la pluie entière des choses et le visage de ce visage tremblé. On avance. On approche. Il ne fait pas froid, pas encore. La lumière dans la noirceur du ciel est parfois mauve, prête à se déchirer sur l’aube. Parfois elle est proche de basculer dans autre chose qui ne viendra pas.
Tout le temps de marcher la ville, rien ne succédera pourtant à nos pas que la lenteur ralentie de ces pas jusqu’à être avalée dans la bouche du métro. Nous sommes plusieurs. Nous sommes intérieurement peuplés d’un passé aboli. Nous n’avons pas d’histoires, mais plusieurs enfances qu’on partage comme de la nourriture. Nous sommes ensemble.
Dans l’éloignement, la ville. Depuis le début, je n’ai pas parlé de la ville, non. La ville est l’autre nom de cette suite évidente, essentielle, de signes dont je suis à la recherche. Avec acharnement. Je lirai toute cette vie sur les murs, oui, sur les trottoirs, sur les visages, sous les ponts. Peut-être que l’écrire ne suffira pas. Je le sais déjà. Écrire suffit ce soir à l’écrire. C’est une tâche que j’accepte parce que, oui, écrire est l’autre nom de cette vie de signes.
L’obélisque de lumière s’est levée derrière nous, dans la noirceur de la brume. Il n’y aura aucun hasard. Lentement, des silences arrachés au désir de tomber. Ô la nuit effondrée. Les précipices que l’on remonte. Les mots qui diront : cet endroit du ciel n’est pas nommé, ni l’ombre qu’il portera sur cet endroit de la terre où les pas se poseront et diront, c’est ici.
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pleure la ville
samedi 29 octobre 2011
à celle qui dit je pleure
à celui qui pleure la veille de la nuit veillée comme une amante, une sœur de charité, une mélodie tremblée à la bougie sous l’orage
pleure la ville quand je suis seul qui reste à la veiller, et que sa respiration ne suffit pas, ne suffit jamais
pleure avec la ville cette manière qu’elle a de disparaître dans la nuit, ainsi
pleure la ville comme une immense brasse coulée et ne respirer que sous l’eau, se mêler à des larmes qui ne cessent pas, entrent par la bouche, se crachent dans des sanglots sans source
pleure le jour manqué quand la fatigue prend au soir et que rien ne s’est passé en soi que les heures passées à ne pas avoir su les traverser ; pleure jusqu’au matin suivant
pleure l’énigme du Sphinx, celui qu’on rencontre aux hasards de nos fontaines, non au milieu des déserts ; pleure l’énigme non pour elle-même, mais parce que sa réponse est toujours celle de toutes les énigmes, et qu’on pourrait répondre l’homme à chacune des questions qu’on se pose : qu’il est la réponse impossible à toutes : avec cette réponse, on n’aura fait seulement une part du chemin de l’énigme, mais restera encore à nommer tout le reste, et d’abord : le nom de l’homme, et celui de l’homme qui la pose, et ainsi de suite, pour remonter jusqu’au nom de tout ce qui porte un nom, et achever la chaîne sur le regard du Sphinx, ses larmes qui sont les contours de nos yeux
pleure la musique de ces musiciens arrêtés dans cette ville où je vis, et qui joueront devant des foules desquelles être absent, et qu’on ne peut se définir que comme cela : l’absent de ces foules, et la musique qui manquera tellement tous les jours du reste de la vie, qu’on n’aura pourtant jamais entendue
pleure la fille qui partage avec mes pleurs la même ville intérieure qu’on habite, pour une heure, quelques mots, des larmes qui coulent d’aval en amont, inventent des origines par la seule folie
pleure cette autre, qui pleure, parce que c’est son nom, l’usage de son corps, la forme de ses cheveux poussés dans le hasard objectif le plus beau, pleure son geste quand il lui vient le désir – ou quand la reconnaissance est trop grande pour se parler, alors elle dit : je pleure ; et moi je suis là pour comprendre et accepter
pleure dans ce livre d’adolescence, telle figure tant rêvée que je ne nommerai pas, qui dans le récit à intervalles réguliers, pleure, dans ces moments où la vie se fait trop grande en lui : il pleure, et tout ce qui se dit dans ses larmes, c’est : la grandeur de la vie qu’il vient rejoindre dans cette parole qui excède toute possibilité de parole ; je me souviens : c’est dans ce livre, que j’ai appris la forme et l’exigence de mes propres larmes
pleure, oui, comme une manière de dire oui : je pleure, je me tiens devant toi, sans protection désormais que je pleure, comme si je disais oui, d’ailleurs, je le dis encore, pour toujours
pleure surtout de joie, finalement, puissamment : signes extérieures non de tristesse, mais comme ces défaites qui persistent, ou ces beautés qui exigent de soi qu’on s’y transporte : et c’est le corps qui vient le dire, se répandre pour mieux le rejoindre
pleure devant ces œuvres, ces beautés vives, ces nudités de peau comme de purs espaces de puissance, champ de force qui disent : vous qui entrez ici, veuillez déposer toutes vos larmes
pleure enfin, parce que ce devant quoi on se tient est souvent là pour cela, et pour qu’on le reconnaisse tel
pleure, la vie est à ce prix, et ce prix même, qu’on reçoit, qu’on paie
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la colère et la tendresse
vendredi 28 octobre 2011
Derrière la vitre — mais qui est derrière la vitre : moi ; ou tout cela qui vit de l’autre côté, dans sa lumière – passent des présences affolées : je me retourne, ce n’était rien. Seulement des fantômes de ma présence passée ici, à cette même place, dans ces mêmes heures, qui disent
quelle beauté, oui, les couples en pleurs au milieu des trottoirs, les motos renversés, au matin, les ponts qui montent et descendent
Quand je reviens là, j’y suis encore par dizaines. Mes corps du passé demeurent là. Non pas qu’ils m’attendent, ils n’attendent rien. Ils vivent là leur vie de fantôme, ils jouent entre eux à Colin-Maillard au bord d’une falaise haute de douze mois. Ils ne me voient pas. Je serai bientôt des leurs. J’entends à peine leurs voix, qui répètent
les jour qui se lèvent n’importe comment, les draps défaits comme des flaques de lait, des visages plus longuement démaquillés que maquillés
C’est un effet de souffle. Le temps qui reste ici, sous les colonnes du Louvre devant les statues qui sont autant de sœurs sur les parois enfouies du soir, reste pour toujours. Quand je passe, je dépose là une part de ce corps. Ce n’est pas de passé que le temps est fabriqué, on se trompe là-dessus, mais de présences successives, successivement abandonnées, auxquelles on renonce parce qu’on n’est plus à leur hauteur. Je passe. Leurs voix continuent
rien qu’à dire aube l’aube qui se dresse, et les voix cassées qui se cassent davantage avec le désir, et les adieux qui recommencent
Sur la vitre, j’essaie de contourner mon reflet pour mieux voir. Je n’y parviens pas. Je pose l’appareil photo contre la vitre. Je ne vois que mon œil. Derrière, les statues dansent, je le sais. Elles chantent sans mélodie
les mots qu’on se dit pour ne pas dire les autres, et les plats qu’on échange pour dire tout le reste, les endroits où allonger nos corps qui
Quel mot dire pour briser tout cela. Je n’entends plus les voix qui se poursuivent
n’existent pas encore, tout cela comme on raconte des rêves, qui passent dès qu’on les raconte, et on est obligé de les inventer, oui
Aucun, seulement jouer au funambule au-dessus des bassins vides de la Grande Pyramide. Et parler pour faire vibrer le froid, le désir insensé en sa juste place ; tandis que lentement on les entend encore
alors on les invente parce qu’on ne sait faire que cela, et qu’on est fait pour cela, et pour les dire encore, et pour s’en aller un jour
Du visage, je sais les contours tels que je pourrais en fermant les yeux, recomposer ce désir. Mais ce qu’il porte en lui. Ô, voile épais des cheveux, qu’il faut franchir.
voilà pour la colère
Les ombres passées de moi se déposent une à une, ici, devant la vitre glacée, miroir sans tain d’une réalité immobile et belle comme ce n’est pas possible. Il restera toute une vie pour la dire.
et voilà pour la tendresse
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entre les tours
vendredi 21 octobre 2011
Des corps irréels, tendus sur l’arrière fond de ce monde comme une toile peinte sur les théâtres fabriqués jadis pour les histoires. Mais l’histoire est passée, on n’en connaît plus. À la place, on construit des grandes villes qu’on ne sait pas habiter. Décors fabuleux, mais dont la fable est cette rêverie intérieure qu’on jette sur ces tours, et qu’on formule malgré elles, pour mieux les entendre, ou mieux les voir. Laideurs objectives des quartiers d’affaires qu’on transforme par le biais du regard en beautés des aberrations mentales : il a fallu qu’un homme couche sur le papier quelques lignes (à main levée peut-être et dans le corps à corps du grain de papier contre l’épaisseur du crayon) pour que ça surgisse. Cela a eu lieu, mais on ne reconnaît rien. Où est la ville ? Moi, je circule ici.
Et puis, je sais. Je sais ce qui manque, ce que les tours désignent dans leur hauteur. L’espace entre deux tours me le montre. Ce vide du ciel qui dessine une autre tour. Un échafaudage invisible. Image parfaite de ce moment, et du moment qui va suivre. Le pont entre deux solitudes qui les annule – je l’invente pour moi alors, comme je longe tout cela, innommable, et que je vais rejoindre l’Arche.
Une rencontre n’est pas autre chose, évidemment, que cette espèce de puissance muette et vive qui dévisage – fait dresser l’image négative (comme on parle de main négative) de la relation : c’est cela, l’adresse, et l’accord. Les cheveux blanchissent, cette évidence reste. Des franchissements de vide que tisse le ciel. Il y a là-haut des avions qui s’appuient sur lui pour passer. Passer où. Peu importe. Le passage se fait. Ce qui dévisage, c’est l’évidence que le vide entre les deux tours est plus peuplé, plus riche, plus dense que ces deux immeubles de verre aux transparences vaines. Je passe. Il y a un manège d’enfant, il ne tourne pas. Autour, le vide du ciel s’impatiente un peu. Je me retourne, il se pose sur le verre et prend sa place.
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l’art de dormir
mardi 18 octobre 2011
Dormir est un art impossible. Aussi ancien qu’impossible. Moi, j’y ai renoncé. Depuis longtemps, et chaque soir davantage. Hier, par exemple. Toute la nuit, impossible à trouver, le sommeil. Quelque part pourtant, oui, ici ou là. Sous le bras, le corps, le désir entier de lui céder. Mais la fuite du sommeil en moi, je l’ai ressentie aussi, un peu comme le sang tombe, comme tout ce qui tombe quand la fatigue fauche et que le premier mouvement la trahit. Finalement, au bout de ces peurs qui irriguent tout, ai laissé le corps ainsi allongé sur lui-même, comme si. Alors, quand on a cessé d’y penser, la pensée cesse elle aussi, et le reste, se retrouver dans un état d’extrême secousse, immobile, plein de silence que l’on n’entend même plus, et les images de carnage dans le crâne fabriquées pour mieux les oublier. Se retrouver, vraiment ?
La nuit, ça défile. À pleine gorge, le cri retenu, par quoi, par qui en moi, qui l’empêche. Dans le sommeil, on a de ces cris. On donnerait quoi, ensuite, pour les reproduire. Et davantage, oui, pour les rejoindre, rejoindre ce qui les a produites. Toi, peut-être, indéniable, plus que jamais, qui l’entends encore.
Des images de fin à trouver : c’est le sommeil qu’on nommerait. Une plage, par exemple, qui terminerait quelque chose en moi. Oui. L’image de la fin des terres étendues devant moi sous cette forme inaboutie de langues mortes léchant toute la surface d’un corps allongé quelque part & rendu à la contemplation des vagues qui viennent de plus en plus près jusqu’à lui, et le recouvriront.J’ai renoncé depuis longtemps à l’art de dormir – celui de fabriquer de telles images pour ensorceler (ensorceler quoi ? quelle idée de lâche.) Je préfère tomber, ainsi, attendant que la fatigue soit la plus grande pour m’emporter. Chaque soir : mourir à ce jour, mais sans rien provoquer. Je ne résiste pas. J’attends. Quelque chose va arriver. Quelque chose arrive. J’ignore cette minute où les choses s’arrêtent. Peu importe puisque demain, il a fait jour. La mort n’était que cela. Demain, tout a repris. Moi, je suis à même place, prêt. La terre n’est jamais finie, le regard l’invente une aube après l’autre, c’est chaque matin une nouvelle mort de moins à laquelle survivre ; cette joie de lui succéder. La terre n’est jamais finie, de l’autre côté, cette eau vient la rejoindre et la recommencer.
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de peur
jeudi 13 octobre 2011
se pencher
de peur d’être comme je suis seulement, et pas autre, et d’être à la fois précisément comme les autres parce que mon désir les rejoint, voudrait les rejoindre, voudrait rejoindre en eux le désir d’être autre, c’est cela, de peur d’être ici, quand c’est ailleurs, bien sûr, que le désir se déporte ; de toute cette peur-là constitué que j’amasse comme dans le creux des mains un peu de sable qui se renversera sous les doigts le temps d’arriver jusqu’à la mer pour le répandre, de toute cette peur je suis comme père, et frère, et veuf, d’un manque qui manque encore pour pouvoir dire : la blessure est là (je sens la blessure, mais où, par où le sang, où) ;
j’ai cette peur : en moi ; de n’être que moi ; d’être là où les autres me rejoignent quand c’est ailleurs ; à force de répéter la peur, le désir de la conjurer, je dispose de tellement peu de mots, le désir d’en conjurer le désir en moi qui viendrait dans ma bouche dire les autres seulement, répéter les autres seulement, et rien d’autre, et que seul en moi parlera le silence, qu’un silence entier de moi qui constituerait, je le sais : oui : toute cette peur, je l’ai, et en réserve d’autres peurs encore, comme de tomber, dans le vertige lui-même : tomber : de peur d’être happé, d’être comme on est quand dans le rêve fauché par le vide, au lieu d’être du vide qui s’agrandit dans le ventre, au lieu précis d’accroissement de ce vide, où le cri dans la bouche devient respiration muette comme ô la forme d’un visage quand il n’est qu’une bouche arrêtée, interrompue ainsi au milieu de la route et que les voitures, de peur que, et reprendre la route, soudain : et comment y faire face —
oui, c’est cela, de peur, quand dans le visage on ne voit que cette chute, dans le désir, on pourrait se pencher pour mordre les lèvres, c’est la chute qu’on voit, on se penche malgré tout, parce que c’est la peur seule qui me fait dire que j’ai peur et qu’en cela je lui suis pour toujours reconnaissante, et que le mot avancé devant moi éclaire un peu les murs autour qui disent, la peur n’a pas sa place, ce qui a lieu ici n’est qu’un pas après l’autre le chemin qui entraîne, quelque part comme de la mer, en pleine ville, un orgueil devenu simple pudeur d’être, c’est possible, il suffit de se pencher, écarter les cheveux comme un rideau de théâtre, battre les trois coups dans le cœur, et de mordre, d’aller encore, d’aller non plus chercher la blessure, mais les endroits où elle est encore vive en dehors de moi, peut-être là, partout ailleurs, oui
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des mers virides
mardi 11 octobre 2011
poussières d’algues sur le fleuve immobile
Je ne choisis pas : il y a des signes objectifs qui s’imposent. Cette couleur, ce mot plutôt, le mot vert, par exemple : je l’ai rencontré toute cette journée, à mille endroits, pourquoi.
Signe d’espoir, le vert est le symbole de la jeunesse, de l’inexpérience et de la crédulité, probablement par analogie aux fruits non mûrs.
Combien de manière de nommer un seul jour – quand un jour comme celui-ci est passé sur un même ciel gris cassé, et moi, au bureau, ai vu passé sur la même fenêtre des heures semblables. Pourtant, il y avait ce mot vert qui lançait, tranchait à vif.
Dans la littérature chrétienne, le vert est associé à l’une des trois vertus théologales, l’espérance (cf. Dante).
Dans cette position, je ne suis qu’un réceptacle exposé aux puissances vagues qui flottent dans l’ennui, la concentration extrême que cet ennui exige, la libre disponibilité aux pensées qui viennent et font écrire et penser. Sur l’écran, deux fichiers ouverts : la page du travail, et l’autre pour recueillir cette passion des flux que je dépose au compte-gouttes, des phrases, des images, des terminaisons abstraites d’un corps langui laissé à l’abandon de moi.
L’association du vert avec le hasard et la chance viendrait du fait qu’il était l’une des couleurs les plus instables en teinturerie, d’où son interdiction traditionnelle au théâtre.
Je me laisse absorber, seule manière d’écrire en retour dans ce mouvement de rétraction et de violence qui se projette, quand on mène ainsi ce travail, une ligne après l’autre. Et ce mot qui revient, donc, dans des images concrètes, les souvenirs habités, les fictions d’une phrase brève et définitive dont je loge les cadavres morts-nés sur la page : ce mot vert, son imaginaire de plusieurs siècles, ce qu’il charrie en lui de sens que j’ignore, et dont l’ignorance même me semble évidemment nécessaire et explique qu’inlassable je vienne le rejoindre.
Le vert est également utilisé pour décrire la jalousie et l’envie.
Il y a des mots qui contiennent tous les autres. Celui-là par exemple. Avec un tel mot, on peut repeindre le dictionnaire. On y parle toutes les langues du désir et de la mort et ma journée devient peu à peu ce désir et cette mort, couverte de cette verticalité lente d’une couleur étrange que je porte dans les yeux au moment où le vert se change en gris (la couleur de mes yeux est grise ou verte, dépend des gens qui me regardent : qualifie davantage ceux-là que moi, je crois, tache Rorschach que je porte et traverse pour en retour voir le monde.)
Le vert évoque la maladie et la mort car c’est la teinte de la peau d’une personne malade, d’un cadavre, du pus. Un teint de peau vert est souvent associé à des nausées et à un état maladif
Une seule manière de nommer un seul jour : trouver le mot qui intensifiera l’expérience de ce jour en le détruisant.
La signification la plus répandue est la nature. En islam, le paradis est présenté comme plein de verdure. Le vert est également associé à la régénération, la fécondité et la renaissance de ses liens à la nature.
Avec une telle entrée dans le corps du monde, on peut dire la mort et la naissance (dans cet ordre) : et aucune pourtant ne s’ajuste à moi, qui l’entends comme un appel étrange à l’étrangeté radicale – le vertige, c’est le désir de tomber et sa peur la plus grande. Oui. (La noyade est ce rêve de vert, comme une pendaison inversée, toute chargée de ce désir d’atteindre ce point d’extrême relâchement, juste avant que tout se rompt. Je suis ce point de rupture.)
le vert dans le tarot signifie la vie, la respiration.
C’est justement le contraire d’un insensé (oui) : si je l’ai rencontré tant de fois aujourd’hui, l’aberration qui s’entête dit quelque chose d’une puissance à l’œuvre, nécessaire, à laquelle je me plie, que j’accepte comme un enfant.
Le vert est un U majuscule chez Rimb., sans doute parce qu’il est la forme irréalisée, circulaire et ouverte, un ventre capable d’accueillir tout cela, mais un ventre déchiré, arraché à son intériorité. Je suis précisément en cette déchirure.
Il y a soudain cette terre lointaine, hérissée d’arbres, chevelures vertes qui tombent à mes pieds, que je piétine quand j’entre dans la saison morte – je ramasse ces boucles virides, jaunies un peu, transparentes comme des yeux, aussi innombrables que mes solitudes. Dans cette forêts de cheveux coupés comme des soleils, le bruit des pas est immense : il remplit tout jusqu’à former ce cri de feuilles froissés qui nomme ma journée, ce soir, dans les visions effacées de ma fatigue.






