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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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quel passeur – pour quelles rives ?
dimanche 14 août 2011
Apres Moi (Regina Spektor, ‘Begin To Hope Rock’)
Be afraid of the lame / They’ll inherit your legs / Be afraid of the old / They’ll inherit your soul XLII And they are gone : ay, ages long ago
These lovers fled away into the storm.
That night the Baron dreamt of many a woe,
And all his warrior-guests, with shade and form
Of witch, and demon, and large coffin-worm,
Were long be-nightmar’d. Angela the old
Died palsy-twitch’d, with meagre face deform ;
The Beadsman, after thousand aves told,
For aye unsought for slept among his ashes cold [1]John Keats (The Eve of St. Agnes)
Lire Keats ne guérit de rien, je le sais : n’admet aucune réponse. C’est tout un folklore de figures qui s’effacent pour moi derrière le vague récit qui s’échappe, malgré elles, de leurs lèvres pour dire : ce monde est mort, depuis toujours.
Et puisque cela n’est pas une réponse, ni le remède, je continue de lire ; comme ce dimanche de cendres passé en quelques heures sur la journée. Moi, je ne chercherai plus les mots, seulement la forme de la buée qu’ils forment quand ils s’échappent, dessinent sur la vitre de ma conscience ces silhouettes étranges qui fabriquent les rêves, certains rêves, ceux qui permettent de recommencer à veiller le lendemain.
Quelle est l’expression juste ? J’avais en tête : sortir la tête de l’eau, mais je n’en suis plus sûr. Est-ce que ce n’est pas aussi (ou à la place) : avoir les pieds hors de l’eau. Et une barque portée à bout de bras, de crâne ; pour éviter quel naufrage. La statue qu’on a déposée au fond de ce fleuve (ce n’est même pas un fleuve) a bien une signification : laquelle. On la voit à marée basse, uniquement à marée basse. À marée haute, on voit le reste, sans doute.
Quel passeur ? Pour quelles rives ? Quelle obole lui accorder ? Les prix changent si vite.
Ceux qui ont bâti cette statue, comme celui qui a écrit le poème, sans doute cherchaient-ils à nous dire : ce qui nous déborde, ce qu’il faut d’aveuglement pour se tenir, debout. Le marin, dans sa barque, les pieds dans l’eau à marée basse, l’eau jusqu’aux cheveux à marée haute – et par cheveux, je veux dire : la barque –, quel part de nous représente-t-il : ou plutôt : quand je me tiens sur la rive, qu’est-ce que l’image dit de mon propre regard.
Il faudrait combien de dimanche comme celui-ci, de cendres dans les nuages, et dans l’absence de vent, combien de vers encore pour dire : ce qui continue après le déluge, ce n’est pas moi, moi, je ne suis qu’un peu de déluge, ses dernières traces minuscules, une lame de fond à l’échelle de mon corps ; moi, je ne suis que les dernières gouttes de sueur d’un déluge qui ne cesse de tout recouvrir, et de repartir, avant de revenir. Flux et reflux d’un monde en cru et décru perpétuels : face à cela, pas d’autres armes qu’une barque portée sur le crâne, peut-être ; et quelques vers brisés.
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mes fantômes, plus désirables
vendredi 12 août 2011
Back Of Your Head (Cat Power, ‘Moon Pix’, 1998)
Stands alone in most walks of life / Walks alone in most walks in life … devant cette photographie jaunie dans son cadre de peluche ai-je jamais pu me glisser, tarot mêlé au jeu du rêve, entre les feuillets de mon lit sans songer au jour où — sans âge comme un roi de cartes — familier comme le double gracieux des bas-reliefs d’Égypte — plat comme l’aïeul sur fond de mine de plomb, à la belle chemise de guillotiné, des albums de famille — désossé comme ces beaux morts des voitures de course dont le cœur se brise de se réveiller trop vite au creux d’un rêve splendide de lévitation — je retournerai hanter ma parfaite image. »
Julien Gracq (’Written in Water’, de Liberté Grande)
Dans le dos, toute cette masse inanimée du monde lourd de chaleur d’avoir été porté d’une année sur l’autre, d’une saison, et déposé ici même : ma propre rue où vient s’agréger quelque chose comme – des sacs de plâtre et de ciment et de béton : mais je laisse tout cela dans le dos comme je laisse, dans mon dos, partir ce train sans moi qui emporte avec lui un fantôme, cheveux pas même attachés, fantôme de moi plus désirable encore que mon corps, ce corps laissé là, laissé en grande partie pour seul.
Oui, cet été comme tous les autres, j’ai cherché les images justes de ma mise en demeure ; je n’ai pas cherché longtemps. L’an dernier, c’était cette route qu’on détruisait – les deux voies, on les remplaçait par un sens unique et on pavait. On pave encore. Un soir, je passai devant cette route (je l’ai dit : cette route ne mène vraiment nulle part, elle ne sert qu’à joindre deux axes qui n’ont pas besoin d’elle pour se joindre de toute manière plus bas, dans la ville), j’ai vu qu’on éventrait le centre de la voie pour la pose des pavées. Et sous la surface lisse de l’asphalte, on retirait, enfoncés dans la profondeur, des pavés plus anciens – sans doute mémoire d’un autre temps de la ville : d’une autre ville. En passant, un peu écœuré, un peu trahi : jeter un dernier regard à ce qu’on enlevait et remplaçait à l’identique, mais neufs et plus taillés, et qu’on ira poser dans la régularité du géomètre, avec le fil à plomb ou d’autres vulgarités. Il me fallait donc une autre image.
C’est plus proche encore de chez moi : cet hôtel qu’on refait entièrement : pas seulement les façades mais les intérieurs – les meubles ont été vendus durant des semaines dans une petite salle au rez-de-chaussée – tout doit disparaître et tout a disparu. À l’intérieur, c’est un sarcophage vide. Je regrette de n’avoir pas pu prendre de photos quand, de la rue, je pouvais encore voir les murs à nu avec les câbles, la grande dalle grise et de poussière qui sert de plancher.
Dans le dos tout ça : je n’ai, de là où je travaille, dans cette pièce où j’écris, que le bruit de fond des travaux qui me parviennent : des coups irréguliers, forts, dès l’aube jusqu’à la nuit tombée. La nuit tombe ici comme la Maison Usher. Mais au ralenti. Chaque jour apporte son lot de cailloux, il en vient des tonnes. D’autres tonnes suivent rapidement. Des sacs arrivent on ne sait d’où, se vident, se remplissent, repartent ailleurs, plus loin, se vider (mais où ? un cimetière pour les cailloux ? Pour quel Pardon ?) ; acharnés, on creuse dans la pierre pour renouveler l’hôtel. Viendra le moment où on retirera les échafaudages. Toujours le même paradoxe depuis la barque de Thésée sans doute : est-ce que ce sera le même hôtel puisqu’on aura tout remplacé. Le nom ne suffira pas. Est-ce que ce sera le même lieu.
Bien sûr, je ne sais pas qui de l’hôtel, des ouvriers, de la route qui y conduit, du bruit, de la chaleur, (et du train) je suis, moi, dans ce jeu de tarot infini battu contre moi (je suis la soif, évidemment), ce jeu qui raconte mon histoire telle que je ne saurais la dire, ni la comprendre – c’est pourquoi sans doute je l’écris. On ne saura jamais qui a été raconté par qui ; le tarot n’admet pas de vainqueur, de vaincu (ou de triche) – et pourtant, je sais bien que je suis, moi, le vainqueur et le vaincu de cette triche.
J’ai en moi la lourdeur de la journée, le poids de ce train qui quitte la gare, tire à lui, toute la ville et davantage – tandis que, ici, immobile, je demeure.
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des restes de silence dont on ne sait que faire
jeudi 11 août 2011
Like Home (Syd Matters, La question humaine (BO), 2007)
back home / like houses / like homes / like leaving / like shoes / like running « Dans le bas de la mémoire, le ciel. Des restes.
Des restes de lumière dont on ne sait que faire. »Henri Michaux (Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions)
Garder le silence (comme le berger son troupeau, dit la Bible, quelque part, où je l’invente) – longtemps en soi, garder pour soi le silence, et même ne rien en dire, garder contre soi le silence pour, ensuite, le relâcher soudain, qu’il n’en reste rien, qu’un peu de peaux mortes qu’il suffira de mordre et cracher pour oublier.
C’était cela : d’abord, le silence imposé, éloignement, loin de l’écran, la terre, la mer, la pluie sur toutes choses, l’autre rythme du temps quand le travail cesse. Et puis, au retour, insensiblement, laisser le silence là où il est. Et c’est comme une discipline à l’envers : comme je m’étais imposé d’écrire ici tous les jours ou presque, s’imposer de ne plus écrire ici, tous les jours, ou presque. Ce n’était pas un silence muet – ils savent, ceux qui s’imposent des jours de silence, que ça parle en soi bien plus, et ce qui fait silence, c’est le dehors du monde soudain coupé, ou retranché, aux possibilités de soi.
Et puis – inévitable. Plus le temps du silence dure, plus le silence occupe la place, impose une sorte d’évidence pleine d’elle-même. Le premier mot qui viendrait pourrait alors rompre non seulement le silence, mais la parole même, et toute parole. Un jour suivant l’autre, après le temps passé sans écrire, vient celui du temps passant à l’écouter se taire en soi. Ne rien écrire, seulement attendre que le silence soit suffisamment fort pour le briser, briser en lui sa menace.
Comme on s’éveille, dans la nuit, que le noir de la chambre suffit à éblouir, il faudrait dire : ainsi le silence est passé sur moi et m’a arrêté, mais c’est plein de ce silence que je viens parler et dire ce qui demeure : les bavardages du monde passent, eux, dans le bruit ininterrompu, des crachats sales échangés de bouche en bouche. Il n’y a que sur des lèvres, intactes, que résiste l’essentiel. La langue devient étrangère, vraiment : comme on imagine une langue étrangère (crier). Et ce que je perçois, à l’écrire de nouveau, c’est comme elle est cette résistance même : « on est là où l’on ne peut être sans disparaître ». C’est cela.
Et si je me tiens à l’embrasure de cette porte, je sais bien que c’est parce que ces pages (écrire) ont pour elles ce statut de silence et de paroles qui résistent au silence : « le solitaire sera éclaboussé par tous ». C’est cela aussi. Dans le silence, on entend les paroles, mais dans les paroles, que retient-on du silence. Si j’écris, c’est pour briser et l’un et l’autre. Ce qu’il reste ? Peut-être des éclats d’un corps que je n’ai pas fini de peupler, une maison que je ne cesserai jamais d’habiter, de fuir.
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dans l’éloignement
lundi 25 juillet 2011
Le silence, c’est quand personne n’écoute, disait (à peu près) Réjean Ducharme (lecture de mes lointains) – et quand on est soi-même la personne qui parle et ne peut écouter ?
Je me maintiens dans l’éloignement maintenant – quelques jours ; revenir sans doute au prochain croisement, c’est ce que je me dis chaque jour : ce jour durera un peu plus.
Accablé de musique (lignes (aventure de) droites, effilées, les unes sous les autres), et de routes, cette semaine – alors, ces pages de mes carnets laissées derrière moi, que je retrouverai bien, devant moi, d’ici quelques jours.
Oui, d’ici là : dans l’éloignement – et le silence que ces heures préfèrent fuir.
Mots-clés
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Le ciel a fait son temps
jeudi 21 juillet 2011
Strange weather (Keren Ann, 2011)
Wake up slowly, there are blue skies
Cutting white lines in black matter !«
Ô saison
Le vide du cœur s’emplira-t-il
Parce que la pluie tiède d’un visage
Est apparue entre les feuilles ?
Deux bouches en s’unissant pansèrent leur déchiruresaison d’orage
saison d’ombre»
Michel Leiris (’Présages’, in Haut Mal, ’’Failles’’)
Temps indéterminé, qui passe – de deuil, celui des jours qui tombent dans le jour qui raccourcit de plus en plus, des jours qui ne connaissent pas la terreur et le soulagement des morts violentes, ceux qui traversent le corps sans qu’il le sache. Temps qui changent si vite, d’une heure à l’autre, je veux dire : d’une vie à l’autre quand en une heure passent tant de vies, s’oublie ce qui va les oublier, bientôt, déjà. En une heure dans le ciel, c’est toutes les couleurs, et toutes les imminences : pas une qui n’arrive (mais toutes les autres viennent).
Cela donne des sujets de conversation– ça bavarde les châteaux qui tombent en ruines, qu’on croyait éternels, les saisons aussi, qu’on imaginait tout de même plus sûrs que cela. Qui croire désormais. Des tâches d’ombre partout, et de l’eau, tellement, plusieurs fois par jour ; je crois le mouvement de l’ombre sur la façade voisine, cadran solaire mouvant, sans raison, erratique, aberrant, toujours juste à sa propre justesse, sur son poignet sonne une heure qui tombe à chaque seconde sur ma seconde.
Quand on me demande comment cela avance, le travail (on me le demande de plus en plus, je ne sais pas pourquoi), je réponds : une ligne après l’autre ; parce que c’est vrai, et parce que je ne sais pas, comment cela avance, comment une ligne avance après une autre (se produit par l’autre). Je devrais répondre par la preuve, sans doute ; ou prendre exemple sur les nuages : comment ils avancent, là-haut, non pas comment ils naissent, mais comment ils vont, d’un bout à l’autre de la fenêtre, tandis qu’immobile ici, je les écris aussi, en un sens.
On me dira : le vent.
Mais on n’explique pas l’effet par la cause. Ni le mouvement, par un autre. Il y aura toujours un mouvement premier, et alors. Je cherche les trajectoires, je cherche les interceptions, je cherche les vitesses. Peu importe les causes, les effets.
Peu importe le temps qu’il fait, celui qui passe – aux correspondances qui se dessinent, sur la fenêtre, je cherche, moi, ce qui s’ajuste : je m’y livrerais bien entièrement, oui. Je suis le mouvement là-haut, cela suffit, cela suffira.
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cette lettre (dans la mouvance entière des choses)
vendredi 15 juillet 2011
Letters To The Metro (Mogwai, ‘Hardcore Will Never Die, But You Will’, 2011)
« Je suis tous les visages et j’ai peur des boîtes aux lettres
Les villes sont des ventres
Je ne suis plus les voies
Lignes
Câbles
Canaux
Ni les ponts suspendus ! »Blaise Cendrars (’Du Monde entier’ - ‘‘Le Panama, ou les aventures de mes sept oncles’’)
Ce n’est pas pour t’écrire que je t’écris cela, si je t’écris, c’est pour — comme au danseur on demande de danser pour sembler la chute, et ne l’approcher que pour mieux au contraire la défier, quelques secondes suffissent, tu le sais bien, et mieux que moi, qui danse parfois pour aller d’un bout à l’autre de la ville, pour le seul plaisir de la marcher : ni pour vivre ni pour mourir, ni même pour marcher, ni pour le dire, seulement, en retour, l’écrire dit le geste de vivre et de mourir en lui, et ce geste de marcher demeure seul encore dans le mouvement de l’écrire qui le met à mort pour mieux se donner naissance en lui, faire naître par lui ce qui rendra la marche suivante plus désirable encore : et je ne te parle ni de la marche ni de la danse, mais tout ce qui s’engouffre entre ces deux moments, du baiser avorté, du pas levé et du corps effondré sur le sol : cette vie qui s’anéantit en une seule vie, et qu’il faudra raconter – dans d’autres lettres.
Il y a cette porte sans porte et sans linteau, sans dehors et sans dedans, sans fonction, sans maison, seulement ce seuil à franchir, mais dans quel sens : là depuis toujours, ne marque pas de frontière (la terre de l’autre côté possède la même couleur, la même force de faire se dresser des vignes si bien alignées sur le coteau). Il y a cette porte qui dit tout ce que je t’écris, finalement — oui : je pourrais cesser d’écrire, cela ne changerait rien, ne rendrait le dedans ni moins ni davantage peuplé, la porte sans porte ni linteau sera toujours là, à attendre qu’un passe, cela ne changera rien à l’attente, à l’inutilité du passage. Mais qu’un passe — et j’ai voulu que ce soit moi, pour toujours — et la porte devient un passage, un endroit du monde devenu sa propre histoire, une porte qu’on franchit et dessine soudain, à travers le pas qui le franchit, une frontière fatale, propre à dire le dedans et le dehors de toute chose, et le sens de la marche, la rotation de la terre, la pulsation du désir aux tempes collées de sueur, les cheveux de vingt ans.
Les nuages continueront de passer — qui pour dire leur vitesse. J’ai sous la main l’instrument de mesure, et leur dictionnaire : et les hommes qui dessous passent (font de l’ombre aux nuages là-haut, ces passants, ces merveilleux passant qui vont, en bas) n’iront jamais quelque part s’il n’y a pas de franchissement, et de frontière à traverser (la frontière est comme un silence : quand on la garde longtemps, on finit par oublier ce qu’on voulait en faire et ce qu’on devait dire), et de peuples à inventer, et de races à chanter comme un chant de race sans fin jusqu’au soir, hurlé avec la colère parce que cela ne suffit pas, la porte ne suffit pas, et c’est pourquoi on la franchit, et un jour j’irai l’écrire, abattre son ombre quelque part, pour le seul désir de te l’envoyer, dans une lettre pas plus grande que celle-ci, qui dira : de l’autre côté de la porte, quand je me suis retourné, il y avait, de l’autre côté, tout ce dehors qui m’attend, où je vais.
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pour couper les ailes de l’aigle
jeudi 14 juillet 2011
Fear Of Flying After Murder Park, 1995)
« Parce que la tortue a le pied sûr, est-ce une raison pour couper les ailes de l’aigle ? »
Edgar Allan Poe
C’était il y a deux ans, rue proche Champs Élysées, ces grandes allées d’arbres, ombres portées trop faiblement pour la chaleur qui passe, et la sueur, et l’attente. Juste deux ans aujourd’hui, les allées sont les mêmes, je crois, à cette heure, et la musique descendue en cadence du haut jusqu’en bas de l’avenue, résonne encore dans la fausseté.
Je me tourne ; de là, vue superbe sur les Invalides découpés dans la lumière verticale. Je m’approche, avec l’appareil, saisis tout ce qui tombe du ciel, cette lumière, ou sa verticalité, l’ombre passée, les hommes dans leur chute, le temps qui vient vers moi pourquoi pas, et l’oiseau, je ne l’avais pas vu. Ce n’est qu’au développement de l’image sur l’écran que je le verrai - peu importe. L’appareil l’avait vu pour moi, avant moi.
Dès lors : il y a ce qui vient en travers de l’image, sans que je l’aie voulu, seule chose que je peux désormais voir, trace sur l’image qui a empêché le réel derrière : et qui est, désormais, le réel advenu. Il y a cet oiseau qui entrave, et compose à mes yeux l’allure de ces deux ans, désormais — l’image parfaite, et en cours. Il n’y a pas de flou, seulement un peu de vitesse emparé malgré moi, malgré lui. Et derrière, ce qui tombe, un par un, comme à son tour, jours de chaque mois ensuite, les hommes qui scandent l’attente, l’avancée du jour.
Quand l’oiseau passe, l’image continue, il y manque quelque chose – comme il manque les jours à venir, comme il manque les écrivains morts à vingt ans sans une ligne avec eux, comme il manque ici la peur de là-bas ; il y a sur l’image la part manquante qui fait tenir droit l’image, et le réel, les Invalides, les mois passées, à venir, et le présent en fuite, sans qu’on n’en sache rien.
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horizons battus
mardi 12 juillet 2011
Camden Road (Shack, « … Here’s Tom with the weather », 2003)
« Mais dans cette étrange période de l’amour, l’individuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosité qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard des moindres occupations d’une femme, c’était celle qu’il avait eue autrefois pour l’Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? demain peut-être, faire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité. » »
Marcel Proust (’À La Recherche du temps perdu’)
Au loin, la route possible — je ne vois pas que je suis déjà emporté sur elle, que je suis, déjà, en elle, une part d’elle, et sa possibilité présente, sa croissance à chaque pas qui la provoque, la repousse et me la rend davantage possible, et croissante.
Repoussée la chute à chaque pas, au moindre virage, cette menace : force centripète qui m’expulse, mais la route me retient, et la chute, repoussée à plus tard, plus loin, tant que je marche — si je parle de la route, je ne sais pas si je devrais dire plutôt : la ville, ou bien : les corps qui la forment et qui dans le souvenir fabriquent à mesure cette masse compacte de temps qu’il faudrait nommer peut-être le désir. Pourtant, cela est là : la possibilité jamais atteinte de ce territoire de langue, de corps, de ville que je ne cesse de rejoindre.
Ce que je note, dans ces carnets sans relire, ce n’est pas écrire — c’est rejoindre cette langue de sable et d’eau qui forme la jonction avec la possibilité de rejoindre : c’est, écouter aux portes, voler (voler tout), disperser la vérité dans sa recherche inquiète, poser le doigt sur la tempe, et m’inscrire dans la mesure qui bat, un mot, après l’autre, la vie, qui s’éteint, et se dilate comme elle se forme, avant de se répandre sans ordre sur les draps avec le cri et le plaisir ou la douleur mêlée — cheveux soudain répandus dans le désordre du visage, cette lenteur de foudre.
Oui, ce que je note, ici, sur ces pages, c’est : à la jonction du doigt et du sang battu, la morsure de ce sable sur l’eau, du pas sur le chemin qui l’entraîne — et derrière, oh, l’estrand retiré du désir quand il a été accompli, achevé, laissé, perdu pour toujours : c’est aussi une part de la route que je suis, emporte dans le pas le plus pressé qui dit : au loin, un horizon, cette route est encore possible.
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pour décrire la fatigue
samedi 9 juillet 2011
« Il y a un fatigué qui arrive chez un autre fatigué, et il lui dit d’entrer, il reste près de la porte, il est fatigué et c’est aussi un homme fatigué qu’il accueille. La fatigue qui leur est commune ne les rapproche pas, comme si la fatigue devait nous proposer la forme de vérité par excellence, celle que nous avons poursuivie sans relâche nous donne vie, mais que nous manquons nécessairement le jour où elle s’offre précisément parce que nous sommes trop fatigués. »
Maurice Blanchot (’L’Entretien infini’)
Suite No. 5 in C Minor : Sarabande (Jean-Sébastien Bach — suites pour violoncelle)
Cette espèce de fatigue, d’insomnie continuelle, celle qui saisit le matin après la nuit blanche, celle qui empêche de dormir, ce miracle de ne pas dormir malgré tout — ce serait cela, franchir : écrire, passer comme d’un côté à l’autre, non pas seulement passer de l’autre côté, mais envisager les circulations : ce serait cela, oui, qui tiendrait debout, verticalité de vivants, fatigue qui lancerait la main, celle qui va écrire quand l’autre, reposée sur ton visage, viendrait arracher ce qu’il faut pour le dire, juste ce qu’il faut, le reste m’appartient, tu viendras fermer les yeux sur cela, et dehors les toits de la ville nous dévisagent, seulement eux.
C’est toujours dans ces états de fatigue que je sens le poids de mon corps, celui que je possède et non celui que j’habite, celui qui m’encombre bien souvent ; oh ! comme allongé je ne l’éprouverais pas (seulement l’herbe sous la tête, l’ombre de l’ombre par dessus les nuages qui ne passeront plus), la fatigue tire à moi l’ensemble des forces qu’il nous reste pour passer, franchir, écrire, lentement passer d’un corps à l’autre, pour seulement dire : ceci, qui reste à dire, encore.
Alors, est-ce bien ainsi — je suis seulement un fragment épars de cette fatigue qui me tue, lentement jusqu’au dernier jour — dans l’espace ouvert, toute cette vie qu’elle permet cependant : suis-je assez fatigué pour l’être et m’y livrer ; me convaincre que je suis, pour un peu, sa source — dans la chambre noire, quand les corps se frôlent, c’est de fermer les yeux —, je pense une dernière fois à ce qu’il aurait fallu écrire pour décrire la fatigue, celle qui seule donne l’incitation d’écrire (le manque, le désir).
Il y a quelques cheveux sur le clavier, sur lesquels je frappe, tendrement, avec toute la violence possible qu’exige en moi cette fatigue noire et blanche en laquelle j’entre peu à peu pour ces prochaines semaines, en laquelle j’entre comme un corps dans l’eau froide, eau qui vient me rejoindre et que je rejoins jusqu’au centre de la mer où les eaux se partagent —
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devant cette porte
mercredi 6 juillet 2011
Back door man (The Doors)
Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible.
Gérard de Nerval (’Aurélia’)
Devant cette porte, apeuré, frappant, de toutes forces appelant comme dans tes rêves quand la voix ne sort pas, puis de colère, de pure colère crachant sur la porte, arrachant avec les doigts, griffant d’ongles absents désormais les contours de la porte de sorte qu’impossible de reconnaître la première porte de la porte dessinée avec le sang des doigts, pleurant alors, sans larme, déchirant les cheveux, sans tristesse, et toujours devant cette porte haute comme un immeuble, large comme toute une ville étalée, élargie, devant cette porte le cœur battant comme une porte, et rien entre la porte et le corps qui voudrait la franchir (seulement un mur), rien entre le mur et le corps qui saurait le traverser (seulement la porte),
dehors sans dedans, dehors exposé à aucun autre dehors que les yeux qui le cernent, dedans dérobé, surface plane sans profondeur, ou profondeur ultime alors, profonde jusqu’au dedans du corps refoulé, lutte à mort, anéanti de fatigue continuer à frapper la porte, derrière, il y a quelqu’un qui attend, ou soi-même qui habite, une femme qui dira : ce qu’il faudrait dire ; oh, c’est juste derrière la porte, s’affranchir de l’extériorité qui blesse, frapper encore jusqu’à devancer les échos de ses propres coups sur le mur dressé, là, partout, dans le crâne, porte qui est le crâne même, recèle tous les secrets, et soudain, dans le mur, porte qui s’abat —
après une seconde, fuir ; trouver une autre porte.
[1] _Et ils sont partis — oui, il y a bien longtemps
Que ces amants s’enfuirent dans la tempête.
Cette nuit-là, le baron rêva de malheurs sans nombre
Et ses hôtes, les guerriers, torturés par des ombres et des formes
De sorciers, de démons, de grandes larves de cimetières
Se débattirent dans des cauchemars. Angèle, la vieille,
Mourut tordue par une attaque, sa maigre face déformée.
Le diseur de chapelets, après son millième Ave
Pour toujours oublié s’endormit dans ses cendres glacées.






