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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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midi quotidien
jeudi 8 septembre 2011
Daily Routine (Animal Collective, ’Merriweather Post Pavilion’, 2009)
Perdre le Midi quotidien ; traverser des cours, des arches, des ponts ; tenter les chemins bifurqués ; m’essouffler aux marches, aux rampes, aux escalades ;
Éviter la stèle précise ; contourner les murs usuels ; trébucher ingénûment parmi ces rochers factices ; sauter ce ravin ; m’attarder en ce jardin ; revenir parfois en arrière,
Et par un lacis réversible égarer enfin le quadruple sens des Points du Ciel. […]Victor Segalen (Stèles, ‘Perdre le Midi Quotidien’)
À égale distance de moi et du ciel, il y a toute cette ville qui me sépare d’elle. Midi, paraît-il : midi le juste. Toute la journée, maintenir les volets baissés pour empêcher la lumière d’entrer : produire un jour artificiel, fabriquer une photosynthèse singulière sur moi. Le travail l’exige (minuscules manies, essentielles pour truquer le temps, le prendre à revers : me plonger dans le presque noir pour ne pas voir le jour passer). Alors, quand je lève la tête, je me vois sur la vitre transformée en miroir par le faux jour. Mon visage est le même, sur lui tombe une même lumière noire. Il est toujours midi, ainsi, chaque minute de chaque heure. Quand j’ouvre les volets de nouveau le soir, la lumière de vingt heures et la même qu’à huit heures. Le jour est passé sans moi.
[…] Tout cela, — amis, parents, familiers et femmes, — tout cela, pour tromper aussi vos chères poursuites ; pour oublier quel coin de l’horizon carré vous recèle,
Quel sentier vous ramène, quelle amitié vous guide, quelles bontés menacent, quels transports vont éclater. […]V. S.
C’est de villes dont j’aurais tant besoin pourtant, hautes et dressées sur la pointe des pieds. C’est ces villes que racontaient mes livres, aujourd’hui tous perdus, tous – maintenant que j’en ai écris un qui ne sera jamais fini. C’est dans le temps mort comme un lac que je me suis réfugié, brassant tout cela dans la gorge, remuant tout, noyant tout. Et c’est finalement la nuit qui viendra tomber, ou est-ce le jour qui tombe, pour que je puisse me faufiler là où je ne suis pas, ici par exemple, ces carnets qui racontent (je devrais dire : mesure) la distance qui me sépare de ma vie quand je l’écris. Sur tout cela, je rêve la lumière de midi encore : celle qui fait disparaître l’ombre sous le pas, parce qu’elle se confond avec le pas posé sur elle. Mais je suis toujours en retard sur Midi. Et la faim, comme la soif, ne me quitte pas.
[…] Mais, perçant la porte en forme de cercle parfait ; débouchant ailleurs : (au beau milieu du lac en forme de cercle parfait, cet abri fermé, circulaire, au beau milieu du lac, et de tout,)
Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, — pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu.
Qui est moi.V. S.
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde – se rappeler les vers anciens n’enivrent plus. Je plonge mes mains dans mes cheveux, ne les ressors que plus vides encore. Sur l’écran, six pages ce soir : ce qu’on arrache au temps coûte le temps de les éprouver. Demain, un nouveau jour, d’autres midis : toujours quand je lèverai les yeux, mon propre visage étonné de se trouver ; sur le sol, là-bas, d’autres cheveux tombent et d’autres rêves, sur lesquels sonnent d’autres midis : oh, mais quand les rejoindre.
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du désespoir d’écrire
mardi 6 septembre 2011
Long Haired Child (Devendra Banhart, ‘Cripple Crow’, 2005)Maybe when it’s day, it’s cold, and I know for certain /
When I go outside and my head started hurtin /
I’m gonna want that child to be a long-haired childPeut-être cet effroi que j’avais – qu’ont tant d’autres – de coucher dans une chambre inconnue, peut-être cet effroi n’est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré qu’opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d’un avenir où elles ne figurent pas.
Marcel Proust (À la Recherche du temps perdu)
Ce qui m’importe, me disais-je en lisant la lettre, ce n’est pas de faire du désespoir un refus, mais de se confier à la désespérance, qui est mon seul salut. Je le sais bien, le désespoir est péché mortel, car il coupe du pardon. C’est ce qu’on m’a enseigné. C’est ce que j’ai retenu.
Le désespoir, c’est l’orgueil de se tenir au-dessus de Dieu : la certitude que rien ne pourra nous racheter. Il y a tout ce que j’ai retenu, comme on retient une bête sous un filet mauvais, qui pleure ; et je viens, moi, trancher un à un les fils, pour la laisser partir.
Le désespoir d’écrire, c’est le geste gratuit de dire : je me confie tout entier à la gratuité nue de cela, chercher sur un espace donné de la page des lieux du monde où intensifier encore mon regard et d’un même mot, intensifier ce lieu ainsi nommé.
Se confier tout entier au désespoir sans retour, sans pardon, sans aucune volonté de faire œuvre, seulement acte de chair, celle qu’on viendrait mordre silencieusement, étrangement, comme on voit le soleil tomber, rien qu’avec la lumière qu’il emporte avec lui.
C’est utiliser le monde pour faire écran et mieux le voir ; placer entre soi et ce monde une langue comme une sorte de bâtiment sans fonction désormais, qu’on a longtemps habité, et dont on ne sait plus la foi : une sorte d’église, oui ; qu’on irait démolir de l’intérieur : placer entre soi et le monde, une façade brisée de mots qui saura dire : les frontières et les traversées ; un réservoir fini de mots qui me constituent, oh mes seules armes pour découper dans la corps des choses cette lignes de crêtes d’ombres et de lumières qui fabriquent en moi le désir de le voir mieux encore, pour le désirer davantage.
Dans la chambre claire, je vois nettement la silhouette et jamais le visage ; le corps bouge, les cheveux sont transpercés par le jour qui vient derrière, se répandent jusqu’à moi, immobile : je fais semblant de dormir, mais mentalement, je viens écrire le visage (mentalement, j’écris chaque seconde : une manière d’envisager le temps battre en moi), ce visage que je verrai dans la couleur morte des cheveux, tant la lumière pour venir jusqu’à moi est désormais morte. Je suis sans espoir de les voir renaître, non. Mon désespoir est mon seul salut. Je le saisis comme un noyé. Je m’y accroche jusqu’à la douleur, la joie mêlée, dans les boucles de ses cheveux noirs qui aveuglent.
ce moment sacramentel, analogue à celui où, dans une féerie, le génie ordonne à une personne d’en être soudain une autre, celle que nous avons désiré d’approcher s’évanouit ; d’abord comment resterait-elle pareille à elle-même puisque – de par l’attention que l’inconnue est obligée de prêter à notre nom et de marquer à notre personne – dans les yeux situés à l’infini (et que nous croyions que les nôtres, errants, mal réglés, désespérés, divergents, ne parviendraient jamais à rencontrer) le regard conscient, la pensée inconnaissable que nous cherchions, vient d’être miraculeusement et tout simplement remplacée par notre propre image peinte comme au fond d’un miroir qui sourirait.
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Une légéreté translucide_
Isabelle Pariente-Butterlinvendredi 2 septembre 2011
— On aurait pu, tout de même …
— Tu crois qu’on aurait pu … tu veux dire : faire quelque chose ?
— Oui, peut-être, au moins, on aurait pu essayer… parce que là, on n’a quand même vraiment rien fait pour arranger les choses.
— Ça tu peux l’dire. On n’a rien fait. Rien du tout. Alors là, rien de rien. Je confirme. C’est bien vu.
— Je sais que tu m’en veux.
— C’est pas la question.
La question, c’est celle de tous ces possibles qui basculent peu à peu dans l’impossible, qui se détachent de nous, se dissolvent dans hier comme dans une solution très acide, et qui ainsi deviennent des impossibles : insensiblement mais très certainement. La fossilisation des possibles les fait devenir impossibles, impossible de les reprendre de les rattraper de les retenir. Rien à faire : les possibles fossiles ne se laissent pas saisir.
Pendant ce temps, au dessus de ma tête, d’improbables lumières se balançaient, tournoyaient. Pendant ce temps, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour ne même pas penser ces paroles échangées, au dessus de moi, c’est-à-dire au dessus de ce moi minuscule, réduit à n’être qu’un point de conscience (difficile d’imaginer qu’il en est ainsi pour tous, pour tous les autres, ces ponctuations de conscience dans l’espace géographique, je ne parviens pas à éviter cette idée dérisoire dans les longues files d’embouteillage sur le boulevard périphérique, les soirs d’hiver vers lesquels nous allons : chacun dans sa voiture croit sans doute être le seul point de conscience de la file, alors qu’il n’est d’abord que deux lumières blanches, puis deux lumières rouges), il me semblait que dans le ciel d’été nous essayions tous de disperser dans l’infini ponctué de lumières, nos regrets.
Nos regrets, et nos remords, et tous nos repentirs aussi, les repentirs par lesquels nous tentions de retoucher ce portrait de nous qui nous chagrine indiciblement lorsque, le matin, rendus à nos visages tels qu’ils sont, au sortir du sommeil, nous nous regardons dans le miroir éclaboussé et ruisselant de la salle de bain et que nous y voyons cela que nous cherchons à fuir avec obstination : nos visages, tels qu’ils sont. Mais dans l’air du soir, et le vacarme des hauts-parleurs, dans les bouffées de fritures et d’odeurs sucrés, les filles sont maquillées, les hommes dissipent des nuages d’après-rasage dans les odeurs de friture et de sucre entêtantes, tout va bien, le moi social, pour quelques heures encore, tient bien les choses. Et peut rire à gorge déployée, de son rire le plus strident et le plus hystériques et agiter les bras et vomir de la bière. Vomir de la bière est assurément un débordement du moi social qui ne parvient pas complètement à sauver les apparences.
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait faire.
— C’est pratique, au moins, comme ça, tu ne fais rien.
— Non, je ne dis pas ça, je dis seulement que c’est compliqué et qu’après ce qu’elle t’a dit, je ne vois pas ce qu’on pourrait encore faire, ni comment tu pourrais bien t’y prendre…
— C’est sûr : toi, tu ne dis jamais rien.Nos mois sont dérisoires. Je ne dis pas haïssables, notre siècle a perdu en certitudes métaphysiques. Il a raison. Nos mois sont dérisoires. Se balancent dans la nuit. Oscillent. Grimpent (vacillent) dans de dérisoires balançoires, au moins pour oublier jusqu’à la nausée, mais tant pis, les oscillations de ce qu’ils auraient dû faire, qu’ils n’ont pas fait, de ce qu’ils auraient dû de ne pas dire, qu’ils ont divulgué, et de tout ce fatras qu’ils traînent après eux : il n’y a qu’à les regarder, traversant les aéroports, désolants et désolés. C’est plus simple, après tout, plus efficace et tout ce qu’on voudra, de les installer dans des balançoires dérisoires et de les balancer d’avant en arrière, comment oublieraient-ils, sinon, les oscillations tristes de leurs déboires ? Il n’y a qu’à les regarder, soumis aux mouvements les plus mécaniques de distorsionscontrebalancementsextensionssdéplacementsinclinaisonsdétournementsélans :
ils ne parviennent jamais à retrouver la légèreté que donne au serpent sa simple mue translucide.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #27, j’accueille Isabelle Pariente-Butterlin - après avoir tenu un blog, Aedificavit, elle a ouvert un site – Aux Bords des Mondes, qui accueille nombreux textes en série (le dernier : Oublie X), et creuse fictions, réflexions, philosophie en mouvement et en récits, sur les limites du monde possible, et comment les pousser en dehors de soi encore : ce à quoi s’attache toute écriture, peut-être.
En retour, chez elle, et pour prolonger des échanges récents sur twitter, écrire tout d’un bloc, ce soir, le texte accueilli chez elle. Essayer de comprendre (non, pas comprendre, juste écrire) pourquoi et comment s’est toujours mêlée en moi la disposition de la vie et son récit (une en-allée) : la fiction d’une vie écrite à laquelle il faudrait croire, pour l’accepter, et continuer à l’avancer, à avancer en elle aussi, pour que soit confondue la vie et son écriture, pourquoi pas.
Merci de son accueil Aux bords des mondes.
D’autres vases communicants ce mois
 (merci encore à Brigitte Célérier pour le travail de veille) :– G@rp et Quentin
– Ana NB et François Bon
– L’autre je et Mel 13
– Jacques Bon et Daniel Bourrion
– Christophe Sanchez et Franck Queyraud
– Louise Imagine et Pierre Ménard
– Maryse Hache et Michel Brosseau
– Danielle Masson et Camille Philibert-Rossignol
– Caroline Gérard et Christopher Sélac
– Cécile Portier et Piero Cohen-Hadria
– Anne Savelli et Benoît Vincent
– Guillaume Le Vot et Chrstophe Grossi
– Josée Marcotte et Samuel Dixneuf et Xavier Fisselier
– Laurent Margantin et Francis Royo
– Murièle Modély et Anna Jouy
– Isabelle Pariente-Butterlin et Arnaud Maïsetti
– Jean et Brigitte Célérier -
dans les déchirures du ciel
mercredi 31 août 2011
Blue Skies (Lady & Bird, ‘The Ballad of Lady & Bird’, 2003)
Blue skies are in the middle of a winter storm /
While your blue eyes are looking at me like beforeEt le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel Blaise Cendrars (Prose du Transsibérien)
Parfois, la couleur passée des choses sur moi ; je pense : c’est ainsi que les choses meurent. Quand je ne me souviens plus d’un visage, je le remplace par un autre, que j’invente. Est-ce possible de faire cela avec sa propre vie. Sa propre voix. Sa propre écriture qu’on laisserait, sur le bord d’une aire d’autoroute, ou dans la chaleur d’une voiture mal garée – et on irait. Est-ce possible. On la retrouverait la peau sèche, vidée d’eau, dans la soif de la soif. On pencherait légèrement la tête sans la reconnaître, et on irait. Parfois, dans l’esprit, ces envies d’abandon – se laisser passer à cette couleur, qu’on en finisse enfin.
Et derrière les plaines sibériennes,
le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendent
Rejoindre une fois pour toute les variations que commet le ciel, quelque part quand il s’efface, qu’il produit cette espèce de vie lointaine que je voudrais mienne tellement. Au pied des arcs-en-ciel, un peu d’argent, dit-on. Un billet de banque. Mais de quelle monnaie. Ici, ils ont réglé le problème : en changeant de monnaie. Pour quelle autre raison ont-ils changé de monnaie. Cette espèce de vie lointaine que je voudrais, tellement, mienne s’éloigne encore quand le jour tombe comme sous le rasoir les cheveux morts de la nuque, et que se lèvent quelque part d’autres vies que moi. J’ai ces colères, parfois.
Le ciel est comme la tente déchirée d’un cirque pauvre dans un petit village de pêcheurs
Oui, des envies d’abandon, non pas d’ailleurs seulement. Un soir, avancer vers tel arc-en-ciel, je sais bien que les lois de la physique et de l’optique sont contre moi, que je ne ferai, en avançant, que l’effacer, que je ne pourrais, en l’approchant, que le dissoudre, et que jamais ne me trouverai au pied de sa couleur et tendre la main pour le toucher. Mais je ne marche pas ici pour, tendre la main, toucher ; si je marche, c’est peut-être aussi pour dissoudre à chaque mètre la vision du réel en avant, et la fabriquer de mon propre pas : derrière moi, les couleurs passés d’une ville que je ne reconnais plus ; et le bruit du train qui va partir, qui m’attend.
Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie -
regards de Saint-Sébastien
lundi 29 août 2011
All Saints (David Bowie, ’Low’1977)
« Et les archers le frappèrent jusqu’à ce qu’il soit recouvert de flèches comme un hérisson est couvert d’épines »
Legenda Aurea
Des images de Calvaires, j’en compte près de trois cent. Au hasard, je trouve ce Saint-Sébastien, au visage qui transperce, le regard vide posé avec douceur sur la vieillesse du monde. Je m’arrête un peu devant lui, avec le sentiment incompréhensible que l’on se situe, ici, de l’autre côté de ce regard.
La vie de ce saint est manquante, comme toute vie de saint. Il ne reste que la répétition d’une même phrase qui vaut pour chacun d’eux – qui est l’imitation même de la vie du Christ. Le récit, pour ces auteurs qui racontaient ces vies, était une sorte de création à l’envers : un geste accompli seulement pour rejoindre la récitation d’une seule et même et parfaite vie, achevée dans sa perfection. Le regard du saint porte ces mille vies avec lui, et les dépose sur moi, qui ne crois en aucune d’elles.
On dit que les archers, qui avaient reçu l’ordre de l’abattre, évitèrent le cœur pour l’épargner, parce qu’ils s’étaient pris d’affection pour celui qui avait été leur capitaine. On dit qu’il en éprouva des souffrances plus profondes encore, puisqu’il survécut un temps à ces flèches. On dit qu’il protège de la peste, parce que jadis avant lui Apolon, le dieu-archer, préservait de la maladie. De l’archer à sa plaie, les talismans se transmettent, d’un dieu à l’autre – et à leurs pieds, la maladie qui nous touche reste la même, peut-être. Mais quand la peste a disparu, Saint-Sébastien porte le même regard sur nous, oui, le même que celui qu’il adressait quand on levait vers lui les prières des mourants.
Des images de Calvaires, pourquoi me reste-il celles-ci entre les doigts, ces statues fières, sans cheveux et sans yeux, qui regarde, comme un miroir sans tain, le dépôt de jours rapides sur eux. Combien d’hommes passés sur lui – et moi, je leur survis ; moi, je suis après eux. Des tâches fabriquées par le temps sur le visage le blessent davantage que les trous qui forment son corps. Moi, mes cheveux ne tombent pas – pas encore –, et je lève les yeux sur lui tout simplement parce que je suis vivant, encore.
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New-York, face au vent
samedi 27 août 2011
Blowing In The Wind (Live On TV, March 1963)
The answer, my friend, is blowin’ in the wind, / The answer is blowin’ in the wind.C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille
En l’an de paille sur leur erre... Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !Saint-John Perse (Vents)
La ville, c’est ce monde lointain ; la ville, je ne l’ai jamais foulée. Quand je pose mon front sur la vitre, je la vois, elle est de l’autre côté. Je l’ai approchée quelques heures, c’est lorsque je me tenais sur la pointe Ouest du Raz, Finistère – jamais été si près : Pointe du Raz : dernière sortie avant New York. Déjà, le vent.
C’est Rome, ou Constantinople, c’est une manière de monde. C’est un rêve intérieur. C’est de la musique, et des images ; c’est une ville de fer, toute construite de plein pied avec le ciel ; verticale, comme une ville debout avant d’apprendre à marcher. C’est une ville qui appartient à ses habitants, et je ne l’habite pas. Elle est plus lointaine d’être en moi si proche. C’est une ville de vitesse, et il me faudrait une journée entière pour la rejoindre : je ne la rejoins pas.
Ce soir, pensées à elle qui fait face, dans le vent – j’imagine déjà le bruit des immeubles cent mètres au-dessus du sol, vibrer dans le vent ; le bruit du vent dans les avenues, toutes creusées droites et croisées sur une terre de remblais, et la mer autour. Le vent arrive en tournant. On a demandé à la population de partir : les habitants sont restés. Sans doute pour le seul désir étrange de voir : comment une ville fait pour tenir, ne pas s’éparpiller : comment une ville s’éparpille quelques heures, puis demeure.
Ici, le vent que je ressens sur le visage est une sorte de caresse lointaine de la ville : le vent est le même, d’un bout à l’autre du monde, le vent est cette secousse une et lente qui se répand sur cette terre, que l’on a en partage : le vent est ce partage. Entendue cette définition tout à l’heure : une droite est un cercle au rayon infini. Si la terre est cette droite, le vent est ce rayon. Mais tout aussi bien : si le vent est cette droite, la terre est ce rayon.
Je voudrai être celui qui, à main levée, dessine le cercle, et ne l’achève pas.
Pensées à New York, la ville sous le vent ce soir – la ville qui a toujours été pour moi image de ville intérieure : et dans cette semaine pour moi, souffle de vent qui participe encore de l’allégorie mentale. Pensées à New York, aux vitesses mesurées par le vent dans la ville-vitesse : à l’énergie des forces déplacées, aux litres de ciel déversés. De ce côté-ci de la vitre, pensées à la ville invisible, vibrante, et envolée sur toutes faces de vivants.
(Pointe du Raz – derrière la brume, New-York) -
orgueil du silence
jeudi 25 août 2011
Mary of Silence (Mazzy Star, ’So Tonight That I Might See’, 1993)
Help me walk with you, / To the sky that we see / Shuddering in myself, in-my-self Il n’y a pas de solitude orgueilleuse parce qu’il n’y a pas d’orgueil solitaire. L’orgueil ne peut vivre que s’il gît sous la présence (ou l’absence, qui est encore une présence tant que quelqu’un est là pour la constater, la nommer) de regards, même imaginaires ; ce sont les visages qui rendent orgueilleux et qui soulèvent le pauvre orgueil sur lequel on s’écroule de solitude.
n-a-m.
Certains jours, me rendre compte de n’avoir pas parlé – ou si intensément, dans mon propre silence, que lorsque je prononce à voix haute quelques mots, par hasard, je les vois prolonger une sorte de rêverie intérieure qui n’a ni commencement ni fin, mots confondus, comme des cheveux après la nuit, avec les cris de toute cette ville dehors. Je me retrouve à les noter, et je me tais. Dans mon carnet, je jette tout cela comme des corps lestés dans une mer morte. Le sel est si dense : les corps à la surface forment ce pont imaginaire que je chevauche certains jours de temps plus clair, quand je peux voir la rive, qu’elle recule, que les corps sous moi sont plus désirables encore.
Ce que j’imaginais : c’était qu’il n’y avait d’orgueil que seul ; que seul pouvait naître en soi le sentiment que cela pourrait suffire : soi. Se dire : oui, je suis à la mesure de cette ville. Oui, je peux traverser : j’ai assez de mots en moi pour le dire et nommer chaque mot, chaque endroit de la ville qui traverse chaque être pour rejoindre quelque chose qui soit comme – bien sûr, le mot se dérobe, mais seulement parce que le mouvement de rejoindre est premier sur tout, sur le but, sur la jonction ; dans cette solitude et cet orgueil : première la soif sur l’apaisement ; la morsure sur la pulpe mordue des choses qui coulent le long du corps pour dire : ce n’était que cela. Et je suffis pour le dire.
On n’écrirait pas si on n’était pas armé de cette folie du jour, celle qui dirait : si je ne nommais pas cette ville, cette ville cesse d’exister (et ces corps, en moi, si je ne les nommais pas, si je ne racontais pas un peu de leur désir, c’est la morsure du temps qui me lâche, et le temps continuerait de passer comme si personne n’était entre lui et la fin pour le dire). On n’écrirait que les mots des autres, si on n’avait pas cette prétention, celle qui fait éprouver si violemment qu’on est seul ici à pouvoir nommer cela : alors, j’accepte l’orgueil, et j’accepte la solitude.
Oui mais – oui mais il y a d’autres moments. Il y a des moments où la solitude est brisée, soudain : et c’est l’orgueil qui s’efface avec elle. La solitude brisée (je parle de la brisure véritable : marcher longtemps à côté de quelqu’un, partager même son silence : non, il n’y en a pas tant avec qui je marcherai le long de ce fleuve, si longtemps), la certitude que l’orgueil ne reviendra plus (oh, elle reviendra, évidemment), puisque je sais que je ne pourrai plus traverser seul, cette route, et que les corps que j’ai lancés pour former ce pont [1] se tournent et se retournent, comme des crocodiles, et mes pas se dérobent sous eux.
Peut-être suis-je un de ces corps. Peut-être un soir, un soir comme ce matin, je découvrirai mon visage parmi eux. Ce soir-là, il faudra tout brûler. Trouver une autre ville, d’autres fleuves. Si je n’avais pas cet orgueil – la certitude de dire : oui, je trouverai cette ville, sinon, je l’inventerai –, je n’écrirai pas cela. Je sais bien que le prix à payer, de solitude et de silence, m’endette jusqu’à la fin. Qu’il n’y a personne d’autres que moi pour réclamer cette dette. Seul, je sais que je pourrais nommer chaque mot s’il le fallait.
Quand soudain je marche à côté de qui veux bien marcher le long du fleuve, avec moi, il n’y a plus à vouloir traverser : il y a : s’échanger le silence qu’on aurait allongé comme deux corps, et l’orgueil effondre avec lui chaque mot et le silence intérieur. Les mots qu’on prononce interrompent l’interruption même de la solitude. Les mots qu’on prononce racontent soudain autre chose, c’est une autre phrase que la mienne, un autre sujet, des corps dans le désir desquels je suis à la fois soudain la morsure et sa blessure, où étancher la soif, boire longtemps.
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chemin de cairns
mardi 23 août 2011
Sea Of Love (Cat Power)
Celui qui peint l’amer au front des plus hauts caps,
Celui qui marque d’une croix blanche la face des ré
Saint-John Perse (Amer)
Sur les champs des cairns, les directions multiples. Mais sur le sol, pas de chemin. Et de l’autre côté de la ligne de crête, l’horizon n’est que du ciel, éparpillé. C’est le temps incertain, celui des nouveaux projets, des rentrées par centaines, des routes qui s’ouvrent. Comment s’orienter.
Amer, c’est le long de la côte le sommet des églises blanches qu’on peint en noir pour être vu de la mer, par gros temps. Un phare rudimentaire, planté au point haut de la terre. L’amertume, ce goût de sel sur les lèvres quand les vagues sont trop hautes, et que d’amer, on ne voit que la blancheur des vagues, qui entraînent droit sur les rochers.
Ces prochaines semaines : sur le champ des cairns innombrables. Il faudra prendre le risque de ne pas trop suivre les pistes – derrière, le nuage est fabriqué de vide, la chute de l’autre côté me paraîtrait presque désirable, un long corps blanc. Avancer là, peut-être, confondre les pierres avec les directions. Il y en a autant que des poussières. J’ai ramassé un caillou au hasard, l’ai posé sur un autre, c’est comme une ligne après l’autre – c’est comme un désir après l’autre, embrassé d’un regard. Je m’éloignerai bien, laissant seulement derrière moi le bruit de pierre qui heurte la surface vive de l’eau.
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terrifiance
mercredi 17 août 2011
Fear Of Flying (The Auteurs, ’After Murder Park’, 1995)
You may be wary of ghosts of the past / Sexless and incorrigible in the dark / They’re making an ariel map of abuse / All of the a-roads leading to home
Et en même temps le regard de Minos, Éaque et Rhadamante (regard dans lequel je plongeai mon âme dépouillée, comme dans un inconnu où plus rien ne la protégeait) me fut jeté sévèrement par des messieurs qui, peu versés peut-être dans l’art de « recevoir », portaient le titre de « chefs de réception » ; plus loin, derrière un vitrage clos, des gens étaient assis dans un salon de lecture pour la description duquel il m’aurait fallu choisir dans le Dante, tour à tour les couleurs qu’il prête au Paradis et à l’Enfer, selon que je pensais au bonheur des élus qui avaient le droit d’y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que m’eût causée ma grand’mère si dans son insouci de ce genre d’impressions elle m’eût ordonné d’y pénétrer.
Marcel Proust (À la recherche du temps perdu)
Il faudrait inventer des mots pour de telles images – des images qui n’existent pas, qu’on ne rêve pas même dans l’oubli de nos rêves. Utiliser les mots vieux d’avoir été usés ne suffit pas : l’image passe, est-ce qu’on la verrait – est-ce qu’on l’éprouve comme un sentiment de seconde main, comme ces acteurs qui voudraient jouer la mort, et ne font que tomber en fermant les yeux et retenant leur respiration.
Je cherche dans mes images pour donner corps au mot : je trouve celle-ci, cadrage débordé : parce qu’elle dit bien sur la pointe de quoi on se tient quand on va tomber (l’impression qu’on ressent dans le mot : qu’on va tomber, que la chute n’aura pas de fin). Il y a quelque part un soleil, on s’en approche, c’est au moment où se sait le plus proche, qu’on trébuche, le vide n’attend que cela – on ne suffira pas à le remplir.
Une phrase de Gracq, lisant dans deux passages de Shakespeare un moment où l’on pressent tout, un autre où l’on ne pressent rien : c’est là tout le théâtre, dit-il. N’est-ce pas là précisément tout ce qui n’est pas cette vie, où tout se déroule ainsi que le jour le dit, il y a un soir, il y aura un matin. Sans rien d’autre que de la chaleur où rien n’attend, rien ne rejoint. Rien d’autre qu’une peur sans objet et qui rassure ; l’équilibre des choses quand tout est ajusté, mais que rien ne se produit sans affermir encore l’équilibre. C’est que l’équilibre n’était pas si sûr.
On pourrait faire le ménage dix fois sur ces poussières, il n’y aurait qu’un peu de poussière en plus à chaque fois, celle que dépose le geste qui voulait les effacer ; dans ce ménage, tout est l’immobilité de l’immobilité. Une espèce d’instinct de vie qui annule la pulsion de vie. Il faut qu’il y ait une route pour que la poussière ne soit que celle du pas qui la rejette derrière elle, à chaque pas.
J’ai ce mot pour cette terreur tranquille, rassurante, présente à chaque instant : au bord de laquelle se tenir de plus en plus : terrifiance, ce fatalisme joyeux, incapable d’image, ce goût de noces impassibles qui me fiancent à la terreur.
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racines mouvantes
mardi 16 août 2011
Funeral Canticle (John Tavener - repris dans The Tree Of Life )
Toute théorie est grise, mais vert florissant est l’arbre de la vie.
Johann Wolfgang von Goethe
Racines mouvantes – indémaillables.
C’est une vision d’origine et pourtant : rien qui ne soit passé, achevé, impossible à rejoindre. Une radicalité immobile devant laquelle aucun signe, aucun mot, seulement tenir face, et baisser la garde. Seulement tenir, seulement : et demeurer ainsi, désarmé.
Un je ne sois quoi d’ailleurs, sur lequel je pose la main – j’écoute. Je sens enfin mon cœur ne plus battre avec moi. L’instant est proche. L’instant fuit pourtant. Je me retourne : c’est un rêve.
Superposition des formes : la forêt est la forêt est la forêt est la forêt. Moi, je ne suis pas elle. Je suis le seul qui n’est pas elle, ni d’elle émanant ; un homme qui a soif : seul ici à avoir soif.
Plonger sa main dans le corps de l’arbre : et tout le corps ensuite, s’y confondre. Non, ce désir là naît au réveil. Pour le moment, seulement une répulsion qui m’immobilise. Les racines continuent de se mouvoir pour toujours dans l’entièreté des choses. Je garde la main sur le tronc, touche une part de l’effroi qui m’envahit.
J’ai soif de villes, soudain ; d’une route qui y plongerait droit. Dans la soif de la ville, il y a d’autres soifs, et des corps : il y a des draps défaits, et des corps ensevelis sous eux ; et dans le pli du cou, d’autres défaites encore, d’autres soifs qui ne peuvent se dire. La ville reviendra, je le sais bien : mais le reste. Je bute contre une racine plus morte que les autres. Je suis sur le sol, quand je me relève, j’ouvre les yeux dans ma chambre.
Le corps battu, rompu comme après une marche de sept heures. La chambre ouvre sur la pièce, où je travaille. Il n’y a pas de chemin. Il n’y a pas de route. Je n’ai pas de billet de train, et beaucoup de pages encore, blanches, tout ce blanc qui s’épaissit : tracer des lignes qui formeraient des chemins : ça ne suffira pas mais c’est partir aussi, une manière de. Et sur la page, s’inventer ailleurs, où naître ensuite. Préparer le terrain.
Quelque part, un arbre possède des racines qui ne sont pas les siennes : quelque part, un endroit qui pourrait être cette forêt l’habite ; je brûlerais tout de mes mains si je le pouvais.
[1] je n’ai plus aucun scrupule (j’aime ce mot, d’où il vient : le caillou dans la chaussure) à piller ma vie pour l’écrire désormais : au contraire





