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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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d’une vie bâtie comme un hôtel
lundi 4 juillet 2011
Written On The Sky (Max Richeter, ‘The Blue Notebooks’, 2004)
Quand nous voulons vous voir avec des regards vides
Quand nous ne voulons plus sourire
Ni sangloter dans le ventre céleste
Nos bras tournent grinçants dans les chambres de plomb
La nuit de vérité nous coupe la paroleRené Daumal (’Le Contre-Ciel’)
C’est une maison possible. Accrochée à trente mètres, on y vivrait peut-être. S’endormir, prier, manger quand on a le temps. Quand Marie Madeleine (dit la légende) a fini d’errer la solitude, c’est là qu’elle a vécu, creusé avec ses doigts la roche pour se construire une maison, un lit, et dormir, s’endormir, prier davantage encore dans le vide accroché à sa maison, au ciel plus loin, mais pas beaucoup plus haut. Non, c’est vraiment la maison que je refuse.
Il faudrait pour cela abandonner les rues ou renoncer au désir qui font leurs circulations – dans cette maison, la porte d’entrée donne sur le vide ; condamnée, sans doute ; et pas de boîte aux lettres. Alors non. Il faudrait mieux construire – construire quoi ?
L’hôtel en face de chez moi est un immense chantier depuis une semaine : chantier de pierres qu’on abat et qu’on réduit en pierres plus minuscules. Le bruit interrompue, et relancée sans cesse, des travaux, des marteaux, des cris sur les gravats qu’on accumule remplit toute la rue. Je prendrai des photos tout à l’heure. Peut-être qu’on reconstruit toute une ville dans cet hôtel. Peut-être. Je rêve à ma vie bâtie comme un hôtel.
Oui, un hôtel, que j’habiterais comme ma vie - en allers retours successifs, une chambre par tâche, une pièce par an, un étage par projet. Il monterait à mesure que la vieillesse gagnerait le corps. Tout en bas, il y aurait une petite cuisine, avec vue sur la terre. Aux balcons, des escaliers qui mèneraient au hasard sur d’autres étages. Des escaliers en colimaçon, comme ceux qui étourdissent dans les phares de l’Atlantique. Des boucles de cheveux accrochés aux portes toujours ouvertes de chaque chambre. Un livre par pièce. Un seul, réécrit dans ses marges, chaque jour.
Je rêve à cet hôtel qui est en moi, aujourd’hui où j’ai fini, je crois, définitivement, d’habiter un de ces étages. Je regarde par la fenêtre, au-dessus de moi : le ciel s’est éloigné encore, oui (je tends les doigts, il se recule encore). Alors, je gravis un étage : là, une suite de chambres sans numéro. J’ouvre la porte, la première que je vois. La pièce est vide. Il y a un lit, peut-être un corps allongé, et sur le côté, une table, une chaise, un écran allumé. Un livre. Je ferme avec précaution cette chambre, et avant de l’habiter, pour le temps qu’elle voudra, je descends d’abord dehors, au jour grand ouvert sur le désir. Puis, quand je serai épuisé de cette vie en bas, je viendrai le recueillir pour la vivre de nouveau dans cette chambre qui m’a choisi, oui, dans la fatigue élevée à la puissance de l’écriture qui mettra à mort cette vie des rues arrachée, de sang et d’ocre sur les doigts rongés. Et une chambre après l’autre, un étage après l’autre fabriquera au fur et à mesure cet hôtel intérieur.
Oui : ainsi de suite – jusqu’à ce que la chambre où je viendrai me reposer une dernière fois soit à égale distance de la terre et du ciel là-haut.
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de grands incendies
samedi 2 juillet 2011
Breathless (Cat Power (reprise de Nick Cave), ’The Jukebox’, 1998)
« It’s up in the morning and on the downs
Little white clouds like gambolling lambs
And I am breathless over you
»Plus tu auras réussi à écrire (si tu écris), plus éloigné tu seras de l’accomplissement du pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace.
Quelle satisfaction la vaudrait ? Écrivain, tu fais tout le contraire, laborieusement le contraire !Henri Michaux, (’Poteaux d’angle’)
Temps de grande densité – chaque heure de chaque jour, exige : oh, ce n’est pas faute de vouloir leur échapper : mais enfin (j’allais écrire : de vouloir en réchapper). Cela exige, oui : quelque chose qu’il faudrait appeler un dû, non ? Je leur donne, à toutes les heures de tous les jours. Temps d’écriture – même pas (même pas vraiment : même si : ce travail est aussi de l’écriture). S’ouvre la dernière d’année d’un travail de cinq ans : temps où tout jeter sur quelques pages (trois cent, il paraît) : ce temps commence vraiment. J’ai moins d’un an, il paraît, pour cela : alors tout jeter.
J’ai bien pensé abandonner ces carnets, pour un temps. En fait, non : j’ai pensé qu’il me faudrait, en toute logique, et si j’obéissais vraiment aux contraintes, si je devais jouer le jeu, oui, abandonner mon site et me consacrer entièrement au travail utile : faire de cette année, une année utile, comme on dit. Mais comme je n’ai jamais pris ces notes éparpillées ici comme du temps à côté, comme un exercice de plus, comme un temps consacré ailleurs (il faudrait être ailleurs, pour toujours, de toute manière), je ne comprends pas très bien ce que j’aurais dû abandonner, ni à quoi renoncer.
L’écriture comme exercice qui occupe du temps, cela m’est si étranger. L’amour est une occupation de l’espace : dit le poète. Oui - occupation que je cherche, qui est précisément l’inverse de l’occupation du temps : moi, je cherche de l’espace pour – alors je l’écris ; je veux dire : je l’invente ; comme je voudrais le creuser encore, en moi : ici.
Le temps passé sur ces pages sera pris sur le travail ? N’est-ce pas le contraire ? Pas de temps pris l’un sur l’autre (seulement un contretemps battu aux tempes, encore).
Tout à l’heure, vers Lacanau, circulation bloquée par un incendie gigantesque : au-dessus de la voiture, ballet magnifique, réglé à la minute, des canadairs si lourds et si légers : leur amerrissage, puis les largages à trente mètres : on voyait l’incendie presque rouge depuis la route, et la fumée qui montait. La déviation imposée nous a pris l’après-midi. On a fait le tour du lac à la place, découvert toute cette lande de terre inconnue jusqu’à alors, si loin de la route droite de la terre jusqu’à la mer, embouteillée à ses deux termes.
En travers de moi, il y aurait comme un incendie qui brûlerait ses derniers feux : la folie a perdu d’avance : les canadairs sont trop nombreux, c’est une bataille déséquilibrée. Mais pourtant. Alors que je devrai, je le sais bien, chaque minute, au travail de rédaction, j’ai ainsi commencé cette pièce – idée depuis longtemps, et avec le titre, le reste s’écrit si rapidement – impossible à achever sans. Sans quoi ? C’est l’écriture qui le dira. Ne pas laisser de trace, dit le poète.
En moi, j’ai de grandes brûlures sans cicatrice, large comme une vie ; de grandes brûlures assoiffées qu’aucune eau n’apaise : alors, accepter les déviations, aller.
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terminus — départs
mardi 28 juin 2011
En Sibérie tonnait le canon, c’était la guerre / La faim le froid la peste le choléra / Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes. / Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains / Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets / Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester… / Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode. Blaise Cendrars, (’Prose du Trabnssibérien)
Goodbye Train (The Apartments, ’The Drift’, 1983)
« you tear your dress, / your tear your stockings, / your tear everything we have »
Vrai, j’en aurai eu assez, finalement, de tout cela : le train. Après douze mois, deux mois de répit (un peu). J’en aurai eu assez : ces visions, monde au-dehors de la vitre, monde étiré depuis le sud jusqu’au nord ; et puis : du nord jusqu’au sud recommencé — derrière la vitre, la latéralité de toute cette ville passée à trois cent kilomètres heures, lever et coucher de soleil inclus. Dernier terminal : au terminus suivant, je descends.
Ô, ce n’était pas suffisant pourtant.
Avoir posé le pied sur la ville moins de trois heures aujourd’hui : quand c’est trois heures pour venir là, et trois autres heures pour rentrer : j’ai inventé pour moi-même un fuseau horaire mental qui se déplace avec mon propre corps. J’ai nommé cela le train ; et conservé tous les billets depuis un an : peut-être une centaine. Quel livre écrit ? Ces pages. Mon corps d’épuisement a manqué le changement d’heure ce soir.
Partir désormais aura d’autres destinations — sur une échelle plus dense et infime (une page de l’écran : la cartographie incertaine des continents intérieurs). Partir aura d’autres manières d’égorger les sens. Derrière la ligne d’autres lignes. D’autres épuisements. Et des filets de sang verticaux, de sang noir et léger comme l’air, filets qui disent les directions ; je suis, je suis comme je le peux, je perçois une direction et je suis sans trop voir où cela mène.
Ô, comme partir reviendra vite : mais est-ce qu’on part quand on arrive au même endroit ? Montparnasse-monde, terrassé de chaleur tout à l’heure, débordait (un incendie à Saint-Pierre-des-Corps interrompait le flux : hémorragie à la source : sous mes yeux). Quand je reverrai la Gare, j’aurai froid, si froid : et de la neige peut-être tombera alors. Et combien de corps tombés sur lui jusque là.
Je rêve la douleur de la neige dans le cou — ma peau brûlée l’évapore déjà peut-être.
Demain, c’est ne pas arriver qui m’attend. Il y a sur ce quai devant moi, le long couloir de la ville, des directions notées à la main comme sur du sable, et des horloges qui avancent d’une heure chaque minute : et lentement le soleil de l’autre côté, dit une voix en moi. Je lui réponds : si vite pourtant, si vite.
Moi, je marche une ligne après l’autre ; je n’arrive pas.
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et le reste,
mercredi 22 juin 2011
dernier jour de l’année avant régression vers la nuit :
n’y ai vu que du feu —rien d’autre que
et le reste,
désormais partir, et fermer les yeux sur le blanc de la page (quelle page) — pas d’image cette fois, pas d’image ce soir : que le blanc de la page pour enterrer l’année, et on appelle ça un solstice ?
désormais : dernier jour de l’année avant retour vers la nuit (intérieure, mouvante).
j’aurais trouvé le titre de ma pièce finalement : aujourd’hui n’a pas été vain. il reste à en écrire la fin. Et trouvé le nom des personnages. il n’y a pas de personnages. il n’y que des figures pâles et vivantes qui passent, voudraient s’enfuir.
non, pas l’écrire. non, pas de fin. la pièce n’a pas besoin (encore) de titre. juste passer du temps à côté d’elle comme on veille un mort, et soudain hurler pour vérifier qu’elle est bien morte ; qu’elle est bien devenue un mort (cela ne s’accorde pas).
quand elle sursautera, je lui dirai son nom.
en attendant, partir : je ne reviens plus dans la Grande Ville avant trois mois.
aujourd’hui n’a pas été vain, pourtant.
d’ici là, partir (plusieurs fois)
pourtant
le soir qui tombera sur septembre sera celui de juin, de début juin : la durée de la journée de septembre sera celle de début juin : on sera cependant de l’autre côté du solstice : bascule.
est-ce que j’aurais basculé aussi ?
ne pas y penser : seulement penser férocement à établir le silence dans la chambre au-dessus de la morte en attente et préparer les cris.
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ces enfants qui n’ont pas vu la lumière
dimanche 19 juin 2011
« …alors j’aurais du repos, avec les rois et les conseillers de la terre qui se bâtissent des solitudes, ou avec les princes qui ont de l’or, qui ont rempli d’argent leurs maisons, ou bien, comme l’avorton ignoré, je n’existerais pas, comme ces enfants qui n’ont pas vu la lumière ; là, les méchants ont cessé leur tumulte, et là ceux dont les forces sont épuisées par la fatigue sont en repos ; les prisonniers demeurent ensemble tranquilles, ils n’entendent pas la voix de l’exacteur ; là sont le petit et le grand, et le serviteur libéré de son maître »
Livre de Job (3:17-19).
Du repos, impossible. Impossible de s’arrêter, d’envisager la situation, de mesurer les distances. J’imagine que c’est pourtant nécessaire. J’imagine que ce serait salutaire. Mais impossible, évidemment. Ces derniers jours, impression que ce n’est tant moi qui change de villes, mais les villes qui défilent ; et le vent.
Du nord au sud, puis au nord de nouveau. Alors cela devait arriver : la jambe droite aujourd’hui, qui lâche (un peu). Manière qu’a le corps de dire — assez. (Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de son temps ?). Manière qu’a le corps pour immobiliser l’esprit : le maintenir à sa merci — je voudrais bien demander grâce, mais grâce de quelle douleur ? Je ne sais même pas où la douleur commence (dans le genou, plus bas, plus haut ?). Elle termine dans le crâne, cela est sûr.
Dix jours que je ne suis pas rentré chez moi —il y a bien quelque part, pour chacun, un chez-soi inhabité. Le mien est peut-être — quelque part — ce dehors sec et froid. J’aimerais tant dire je suis parti avec le vent, je suis le vent. Mais le vent intérieur me souffle au visage : je ne pars pas ; sur le côté, la ville change, et moi, au milieu, suis l’instrument qui permet au vent de les éparpiller.
Mes semaines sont comme une forêt sans issue, hors la lumière que laissent passer les branches là-haut. Quand le vent est fort, la lumière perce davantage, mais l’ombre s’agite aussi plus rapidement. La forêt est dense, le chemin a disparu. Ce doit être par là. Comment savoir ? Je me fie à la lumière, et la lumière traverse le ciel plus vite que le jour. Ce doit être par là cependant. Oui, ce doit être par là, dit la voix en moi qui lance, le genou brûle, la jambe traîne, mais la voix continue, ce doit être par là, alors je marche droit devant moi : ce doit être par là.
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les lointains sont par trop loin
vendredi 17 juin 2011
Le monde moderne
La vitesse n’y peut mais
Le monde moderne
Les lointains sont par trop loin
Et au bout du voyage c’est terrible d’être un homme avec une femme…« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »
Blaise Cendrars, Prose du Trassibérien
Dans Aix (il y a tant de fontaines que j’ai si soif tellement), marcher ne suffit pas pour éloigner la ville. Elle est si petite. Je la trouve à chaque pas devant moi. En rentrant si tard, si tard qu’il était déjà le lendemain, je n’ai trouvé que de la fatigue, à chaque coin de rue. Il faudrait écrire des phrases plus longues qu’elle, plus vaste que la fatigue : mais la fatigue, vois-tu, est cette chose dans le ventre qui forme le corps quand on l’épuise : ce point de force où s’agglutinent tous les jours de toutes les semaines passées. Alors la phrase devient courte sous le poignet. Elle dit déjà trop de choses. Il faudrait s’en aller pour la fuir elle aussi.
Dans Aix, je pense à Montmartre (c’est à dire à Pigalle, à cette rue qui monte à pic vers la butte, et main droite, la courte impasse aux façades de verre : le nom absent sur la porte, je n’ose frapper : je n’oserai jamais), cette image de Montmartre, folie du jour dressé pour nous seul qui l’assistons. Les cadavres allongées sur les marches : les bouteilles si précisément rangées dans le hasard où on le trouve, comme il nous paraît essentiel, comme obéir à l’ordre déterminé des temps.
Mais ce soir, il n’y a pas de bouteille. Il n’y a pas de marche. Il n’y a pas d’aube. Il n’y a pas de journée qui la suit (et la voix qui récite le jour pour le lever). Il n’y a qu’un soir, de fatigue de fatigue de fatigue. Des types devant cet immeuble. Ils rient fort. Ils n’ont même pas bu. Ils sont là pour occuper le soir tandis qu’il n’y a pas d’aube. (L’aube est à Montmartre, il y a deux mois). Qu’ils stationnent, nous on se barre. Mais je suis seul quand je me retourne, une boucle de cheveux imaginaires dans la main serrée. Ailleurs se prolonge d’autres pas. Cette fontaine où je puise la soif me donne encore plus soif lorsqu’elle se vide, comme à cet instant où je pense à elle, que je m’endors au pied de ma propre fatigue, cette fatigue dont j’aurais épuisé la mort même pour me donner cette vie, toute cette vie à venir pour l’écrire.
Aix au loin continue de battre ; je suis — au loin — le bruit que fait la porte quand elle va s’abattre.
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passer le temps
lundi 30 mai 2011
Peut-être la syntaxe est-elle née de la hantise de la mouvance et désormais c’est courir après l’impossible que de tenter de retrouver le musical sillage qui prélude, dans la nuit de la conscience, à l’avènement de l’instant. Il me faut bien essayer cependant, c’est la tâche qui m’est échue puisqu’à la distance infinie de la vie quotidienne où d’autres que moi affirment que j’existe, je n’ai que cette chanson à pousser… »
Claude Louis-Combet, Le Miroir de Léda
Ce que je voulais faire, c’était précisément cela, être dans le retard. Revenir sur cette journée serait établir le long journal d’une seule peur, ou la peur d’une seule longue journée faite de multiples brisures : et le verre brisée, par où le saisir, comment boire autre chose que sa propre blessure ?
Au réveil, il était juste quatre heures — et le réveil sonne encore en moi quand j’y repense cette sortie soudaine d’un tunnel éclairé, hors duquel je sortais dans un jour noir, l’inverse du tunnel : extériorité opaque contre l’intérieur lumineux. Quand le réveil me fait sortir d’ici, je crois que je pousse un cri : est-ce que ce n’est pas ce cri-là (qui ne m’appartient pas, mais mord encore sur le rêve) qui me terrifie ? Comme si le réveil produisait son propre réveil, doublure du sursaut qui provoque le sursaut final qu’est cette réalité qui m’entoure, cette chambre, le matin dehors qui m’attend.
Taxi à quatre heures trente — en l’attendant, je vois une voiture de police passer une fois, deux fois devant moi, au ralenti ; une troisième fois quand le taxi viendra. Ils cherchent quelqu’un (cette phrase dite à haute voix dans la douceur du matin encore noir me saisit, et je me retournerais presque : première phrase du jour que je prononce — depuis plusieurs semaines, je me fais cette réflexion : la première phrase prononcée à haute voix est comme le long fruit de centaines d’autres qui ne se disent pas — je devrais noter ces premières phrases qui sont un autre réveil, celui de la gorge, de la voix pour moi toujours si étrangère lorsqu’elle refait surface chaque matin (parfois, c’est dans l’après-midi que je me surprends à devoir parler pour la première fois).)
Le train de cinq heures trois gare Saint-Jean est rempli jusqu’à la gorge (c’est ce que je note sur twitter, et j’ajoute : "ne pas se faire mordre".) Je m’installe comme à mon habitude au fond de la voiture-bar, là où les places sont souvent libres. Un jeune enfant viendra en face de moi dormir pendant les quelques trois heures. Je lirai, d’une traite, deux cent pages, sans rien rater cependant d’Angoulême — du crépuscule de braise au-dessus de ses hauteurs.
À l’arrivée, Paris impose un changement de vitesse : après l’immobilité passée du train, le franchissement de Montparnasse-Monde, traverser des dizaines de couloirs sans changer de lieu. Puis le métro. Le métro est toujours l’épreuve des visages et des corps : des visages surtout. Par centaines soudain et tous ensemble : le métro est un apprentissage de la ville par ses visages ; douleur à traverser pour qu’elle creuse en moi la place qu’il lui faut, la rendre acceptable à mes yeux, puis rapidement essentielle. Il y aura les affiches de publicité, les grands immeubles qui apparaissent après la Place d’Italie et longent le métro aérien jusqu’à Quai de la Gare — toute cette beauté de la laideur qui fabrique de la ville, partout.
Je marche de Quai de la Gare jusqu’aux Grands Moulins en m’attardant aux pieds des grandes tours de la BNF — la chaleur est déjà là, toute entière. Je la vois se refléter sur les tours mais n’essaie pas de croiser le regard à ses sommets, je m’y brûlerais les yeux. J’avance, dans la fatigue — une journée entière est passée sur moi ; il n’est pas neuf heures.
Quand je sortirai de la fac, rejoindre le métro, une seconde journée sera passée : ce ne sera pas la dernière. Il restera tout le trajet inverse à accomplir (je dis cela comme je parle d’un rite) — mais la pression cumulative du jour rendra l’expérience de la ville seconde à sa première silhouette vue le matin : comme le sonar perçoit ses propres ondes et calcule les profondeurs en fonction du temps qu’elles mettent à revenir à sa source : j’avancerai, jusqu’au soir, ainsi. J’aurai alors passer le temps à le passer.
Puis, le midi. Il y aura le billet le train, tenu dans la main, et nos courses pour rejoindre le quai, le TGV déjà parti — mais qu’est-ce que cela change. Rires sur un retard qu’on concède à d’autres que nous, cet autre fantôme assis à ma place, dans le train que je ne prendrai pas. Moi, je serai dans le suivant. Surtout, entre les deux quais, la soif, grande comme le jour passé (déjà passé, l’image de ce train). Il est deux heures de l’après-midi.
De l’autre côté du train, de la lecture avalée sur ces kilomètres, la verrière de la Gare Saint-Jean, enfin : les récits qu’on invente sous elle, la note unique tenue par le roseau de la tristesse, celui de la vieille légende, plane au-dessus de cette verrière comme celle qui annonce les fermetures des portes. Veuillez vous assurer que vous n’avez rien oublié à votre place. Je ne vérifie plus, trop peur de la réponse.
Quand j’aurai traversé toute la ville à pied — la chambre aura gardé la peur du matin, inexpliquée, mais résolue finalement puisqu’il n’en reste qu’un souvenir diffus et sans image, quelques mots écrits rapidement à sa dictée, sur cette page que je ne relirai pas, une porte claquée devant moi : je possède d’innombrables clés, mais cette porte n’a pas de serrure.
Que faire. Frapper à cette porte ? Et si j’entendais quelqu’un de l’autre côté, approcher, et venir, lentement, tourner la poignée — et si la porte s’ouvrait, toute grande, sur un chemin de fer : le suivre lui aussi ?
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ce qui commence maintenant
vendredi 27 mai 2011
Black Road Shines (The Apartments, ’The Evening Visits... And Stays For Years’, 1985)
Froid
Dis-je
Noir dis-tu
Pour dire à l’unission
Des dieux d’ombre,Mais pourquoi ne pas dire
Rouge et feu
Les sûrs garants de la nuit
Piliers de l’hiver
Au porche de l’obscurité ?André Pieyre de Mandiargues , Ruisseau des solitudes, ’Rébellion’
Je toucherai bien la fin de la ligne : aller mettre un terme à ce qu’il faudrait désirer — comme cette journée fut longue, de tant de jours et de semaines ou presque : mais si je me retourne sur ces mois, c’est un clignement d’œil, et de larmes tombées que rien ne lavera ; oui, ce qui commence maintenant, à l’échec de chaque vague remontée jusqu’à moi, j’y suis (j’y suis toujours). Ce qui commence n’aura pas de terme et pourtant, j’irai là, écrire pour en commencer la fin.
Aimanter la fatigue, je dis, comme je respire, remonter à ce corps, les gouttes de sueur, on n’atteindrait que le creux du cou offert (je n’atteindrai, moi, que cela) : remonter la route, d’un fleuve qui rejoindrait, là, quelque part, à l’aine, sous le pli du bras, à la morsure du cou, cette espèce de mort, près des fleuves quand la mer pousse le courant en amont, ces terres mortes, qui donnent naissance au lever des soleils ?
De septembre à juin, c’est la ville empruntée en tous sens — puis, de juin à août : pour moi, c’est de vouloir la nommer qu’il faudra recommencer à vivre ; habiter ces couloirs, peupler intérieurement ces circulations. On me demande si je prends des vacances. On me demande cela et je ne sais pas vraiment quoi répondre. Je ne dis rien — on ne répond pas, peut-être qu’on me plaint. Moi, je continue de ne rien dire. C’est que le travail commence, alors. Et comment le dire : que ce travail n’est pas un travail. Et le temps couché de l’aube jusqu’au soir, cela commence aussi. C’est un long travail pourtant d’en raconter les heures pour mieux les posséder, les rendre visibles. Oui, entre, la respiration de vivre : cela commence encore, de l’écrire.
Il y a une route quelque part, où s’étendre de tout son long peut-être. Il y a une route qui termine, qui arrive quelque part, va rejoindre des masses mouvantes de routes sans directions. Sans doute. Jusque là, il y aura une manière de les vivre avant elle — alors, qu’on nomme cela le désir, ou le travail, longue vacance des tâches à effectuer, au profit des seuils à repousser. Peu importe.
Remonter ce corps le long de ses sueurs, le doigt posé sur la couture des choses, c’est trois mois où les projets accumulés, rêvés, échoués mille fois dans le cœur avant de les écrire (mais porter suffisamment ces livres non écrits en soi pour qu’ils résistent à l’oubli, et les oublier cent fois, voir ceux qui restent et qui seuls méritaient de le demeurer), se dressent en forme de lignes avancées ; ce n’est pas un métier, une hygiène, un besoin — l’écrire, seulement une façon de voir aux termes de sa propre histoire les routes où aller, des manières de mourir à ces routes, à ma propre vie surtout. Le long du corps la main posée, de désir prolongera le corps. Les vagues échouées, et la route, où aller, tracée pour aller s’y confondre — y aller pour cela, sentir sous le pas cette terminaison du temps qui saura m’inventer.
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freight train (blues)
mardi 24 mai 2011
Freight Train Blues (Bob Dylan, ’Concert au Carnegie Chapter Hall’ — 4 nov. 1961)
I’ve got the freight train blues
Oh, laydy mama got em on the bottom of my ramblin’ shoesEt tout ce langage perdu
Ce trésor dans la fondrière
Mon cri recouvert de prières
Mon champ vendu.Je ne regrette rien qu’avoir
La bouche pleine de mots tus
Et dressé trop peu de statues
À ta mémoireAragon, Elsa (’Chanson Noire)
C’est vers là que j’irai — vers là qu’il le faudrait, peut-être, cet espace sans mémoire, de corps pur. Ce matin, assis en sens inverse de la marche, je notais à la volée le double retrait du train et du dehors, et je n’imaginais pas que le mouvement se prolongerait en moi — comme d’une retraite ce sentiment diffus, celui d’une victoire concédée sur la défaite même, fatigue d’insomniaque, ivre et assoiffé de l’être davantage.
De Paris à Bordeaux, j’ai vu tous les ciels changer au passage : mais une fois échoué sur la terre ferme, je n’étais pas arrivé : le quai ne paraissait pas moins fuyant — dans la salive, la nausée de ces trois heures, la lumière haute de la verrière : et le creux dans le corps, vide. Ainsi, le recul du jour avait commencé sans moi. Il était midi, j’étais déjà réveillé depuis cinq heures, tout était passé, la faim même, et dans le poids de la valise, je tirais à moi toute la semaine passée, celle à venir.
Là, c’est un endroit précis du jour où coïncideraient tous mes mouvements intérieurs enfin, avec ces contradictions, ses violences, les douceurs les plus inexcusables ; par exemple : le visage qui affronte, dans le vent, les mots impossibles à dire en face ; le visage qui se penche alors, pour mieux voir, le biais de l’échange ; le visage qui recule, et le corps qui fait le geste d’avancer — dans ce réel, tout qui m’assaille, en désordre ; rien ne s’ajuste. L’étreinte reçue qui n’est pas redonnée.
Comme depuis une fenêtre, on verrait tout de la nuit : mais ce qui passe dehors, fixant longuement les fenêtres, incapable de dire ce qui la regarde, et pourtant le moindre souffle de vent dans les cheveux, je le vois ; et la moindre boucle. La musique danse fort tout autour, jusqu’à tomber. C’est la position que j’adopte face au réel, de retrait et de recueillement en regard des choses : la seule possible à mes yeux — la seule que je trouve inacceptable. Non, là au contraire, cette lande de terre intérieure (ou cette ville dans la bouche qui va), c’est là où il faudrait aller pour.
Oui — là : toute une manière de passé qui n’aurait pas besoin d’histoires pour se dérouler, en avant. L’instant le plus reculé de moi est toujours celui que je prononce. C’est à cela que j’ai pensé, dans le jour quand il fallait se retirer dans la nuit ; et dans la nuit, quand il fallait se retirer encore, fatigue plus grande encore. Tous ces retraits qui n’avancent vers rien. Mais là, plus loin que moi — cette lande de terre, le recul du paysage qui cesserait, les visages qui sauront se faire face, plus besoin de parler vraiment ce qui nous entoure : cette saveur de tombe effritée, une persistance des choses dans le vent tombé.
Il n’y a que ce vieux blues qui n’en est pas un, et la voix de Dylan, dans sa jeunesse la plus outrageuse (premier concert, vitesse affolée de dire, tout dire, tout recouvrir : redonner la vie aux secousses de Woody Guthrie) aujourd’hui, justement aujourd’hui, pour dégager la route, et frayer dans le désir les directions, les folies, la joie pure des pertes sans recours — au-delà de tout retrait.
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tendresses du bourreau
mercredi 18 mai 2011
Shadow Blues (Laura Veirs, ’Carbon Glacier’ 2004)
There’s a shadow beneath the sea
There’s a shadow between you and mePrends ma main camarade, j’aurai besoin de toi
Et les tueurs de merveilleux courent toujours
Arrêtez-les ! Arrêtez-les !On voudrait discuter, il nous manque un relais, un maillon de la chaîne, ou une catapulte…
Invention ! Invention ! On invente un trésor et pas un dépotoir ; encore que dans l’ordure poussent des #fleurs sacrées…
Bertrand Cantat Nous n’avons que fuir (p. 48)
Dans cette chaleur d’août, ces routes de novembre : on éventre tout ici, retourne chaque morceau de bitume — pour rejoindre le centre-ville, je dois passer par l’immense chantier que j’enjambe, presque : je ne manque pas de jeter un œil aux ventres de la ville ainsi mis-à-nus, souterrains qui apparaissent à découverts. Étrange anatomie qui ne semble réjouir que moi. Tous pestent sur les détours à faire et le bruit. Depuis un an, prolongation des voies piétonnes. En attendant, c’est de la pierre, des bruits de marteaux et de la terre partout. Une sorte d’exhibition sans chair ni sang d’un corps qu’on casse pour mieux le modeler. Je passe — regarde cela avec la tendresse du bourreau, la compassion de la victime. En regard de cette route, je suis l’un et l’autre à la fois, sans solution possible.
Vers Quatorze heures, quand l’ombre sous mes pas est la plus allongée, je sors — il le faut : séparation de la journée en deux, en son pli le plus strict. Frontière qui fait basculer l’écriture vers le travail d’écriture. Bref. Suis toujours surpris, comme un jeune enfant pleure l’absence répétée de sa mère, par cette présence diffuse de la foule dans cette ville à cette heure, foule immense chaque jour, plus immense à chaque jour. Un mardi, à Quatorze heures : que font-ils là, maintenant ? Personne dans cette ville n’est dans les bureaux, pour travailler ? Les rues du centre sont plus peuplées qu’un samedi en fin d’après-midi. Je dois passer entre les corps — que la chaleur et la lumière offrent sans vêtement, ou presque. La rue avait, au moins, dans son massacre, un peu de pudeur.
Quand, de retour à Quinze heures, je retourne à la page ouverte ici — mélange dans le crâne, comme après le rêve, d’images : la route, la terre qui déborde sous elle, les regards de ceux qui occupent la journée comme une position de tir, les regards de celles qui passent, sûres qu’on les regarde — et l’ombre agrandie de mon ombre, comme plus longue d’avoir marché là, d’avoir vu cela. Ou plus proche de rejoindre l’autre bout de la journée déjà entamée, par la faim (la soif) — et je réalise à peine qu’en notant cela, c’est ici que l’ombre s’allonge davantage, rejoint quelque chose qu’elle avait appelé, passe dans d’autres souterrains, affronte les beautés des foules libres et libérées, comme une épaule laissée nue sur la peau, et comme le regard s’y pose de biais, et l’écrit, le prolonge : foules qu’on finira bien, ici, oui, aussi, comme une route pour la franchir, ou comme mon ombre pour lui survivre, par éventrer.


