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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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des beautés singulières
samedi 8 octobre 2011
Assis au bord du fleuve dans le noir qui nous entoure, de la lumière soudaine, qui passe sur nous et s’éloigne pour laisser la nuit de nouveau, avant que d’autres lumières s’approchent et nous éclaboussent, puis le noir agit comme un flash prolongé avant le retour de la lumière encore, ça n’en finira pas (cette lumière ne se fixe que sur nos conscience, quand on voudra la prendre en photo, elle ne se laissera pas impressionnée) et ainsi jusqu’à la fin recommencée du monde ; il nous faut du temps avant de comprendre que la lumière qui ne cesse pas de nous éblouir et de nous manquer vient des bateaux en contre-bas qui passent, lancent un peu de jour sur le mur derrière, et s’en vont, l’eau devant remue un peu sa noirceur, en surimpression d’un courant qui va, en amont en aval, de sa force résolue vers moi,
une opacité mate et tremblée aux reflets desquels les tours de la ville sont secouées, on voit par transparence des pyramides se dresser à la surface, où la lune est une étoile de plus, images inversées d’un autre désir, d’un autre ailleurs ; par dessus tout ce jeu des ici et maintenant insensés, ce ballet de lumière et d’ombre incessant au rythme du passage des bateaux tous projecteurs braqués fait apparaître sans cesse son visage, ou le fait sans cesse disparaître, comment savoir, la nuit puis la lumière, pure l’une et l’autre, viennent et s’effacent sur nous, qui parlons de plus en plus bas, à toi la chaleur et à moi le froid, comme si du jour ou de la nuit nous nous étions échangés les énergies fondatrices, le temps a tellement de prise sur moi ; quand le type s’avance, encapuchonné, titube lentement vers nous, un mouvement de recul qu’on partage, les premiers mots inaudibles, comme il tend son portable, on comprend qu’il nous demande quelque chose – de lui écrire quelque chose, d’écrire quelque chose –, qu’est-ce que j’aurai pu lui écrire, et pourquoi moi,
je n’ai pas le temps de composer le roman que je lui aurais rédigé en quatre mots, un autre s’approche, le brutalise d’un seul regard qu’il ne posera jamais sur nous, l’éloigne sur le banc voisin, les bières qu’on aligne comme plus loin, là-haut à Montmartre (oh, penser à ce qu’on boit, et pourquoi : oublier sans doute, ou est-ce pour se souvenir du temps qui précède la toute première heure), et toujours entre nous et le fleuve, sur les murs derrière, tout au long des quais, la lumière qui nous longe, frôle nos cheveux mal emmêlés qui viennent se confondre dans cette nuit aux folies passagères, des beautés singulières, inapprochables.
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eschatologies (de la course à pied)
jeudi 29 septembre 2011
Où vont ceux qui courent, en cercle, dans les parcs le soir avant leur fermeture ? Je me posais la question quand je les voyais tourner tourner. Ils voudraient semer quelque chose, je disais, et j’ajoutais, l’air sérieux, et pour rire : non, ils courent pour oublier la mort. Ceux qui m’accompagnent me contredisent toujours, avec ce ton de gentil reproche ; ils ont raison.
Tout à l’heure, revenir et revenir sur un texte que je voulais écrire ici : et impossible ; non pas que je savais ce que je voulais écrire, mais ignorais comment le dire : j’écris toujours pour savoir ce que j’avais eu envie d’écrire, et comment, c’est la phrase qui me le dit. Mais il y a des images qui déclenchent et dont il faut bien rendre gorge pour en justifier la nécessité secrète, pour apaiser en elles la soif qu’elles imposent : un lieu intérieur où le jour s’est fabriqué avec plus d’intensité, et dont le texte porte la trace tout en demeurant secret, je le sais bien : ce qui en ressort est toujours lointain, mais je reconnais toujours en lui l’écho premier. Là, il était question de manège, du contact insensible sur la main, un toucher qui perfore, et puis ce qui doit rester insensé et donc tu pour toujours. Mais évidemment, je ne faisais que formuler la même image dans l’élément de l’image : rien ne se disait qu’elle, et comme on trace un cercle sur lui-même, on finit par ne plus distinguer le cercle du tracé. Alors, sortir, et ce soir, comme souvent, courir une heure, en cercle, dans le parc avant sa fermeture. Où suis-je allé pendant une heure ?
Les directions qu’on prend dans l’esprit, quand il va au bout de l’effort de courir : après quarante minutes (pour moi, toujours après quarante minutes), un basculement intérieur : les dernières vingt minutes passent malgré moi, la foulée n’obéit qu’à une mécanique naturelle, déhanchée, traversée par la douleur – la pensée ne se fait plus vraiment comme elle en a l’habitude. Jusque là, je m’attache à établir le jour précédent, le jour suivant : c’est une manière de rêve éveillé : fabriquer l’oubli violemment. Puis, quarante minutes : il arrive ce moment où l’oubli prend sa part et évacue tout. C’est au bout de quarante minutes, oui, quand la douleur même s’oublie : une sorte de règne des fins, d’ouverture infinie à la fin incessante.
Il n’y a plus dans le corps qu’un prolongement de l’esprit, puisque le corps est soudain ce qui habite l’esprit, et non l’inverse (penser aux belles pages de Echenoz sur l’immense Émile Zatopec dans son Courir) : tout ceux qui courrent savent cela, possèdent en eux une telle horloge mentale qui procure ce sentiment de passer outre : finalité sans fin de courir.
Au premier tour, la lumière rasante, dans la ligne droite qui monte quand on fait le virage de la grande allée : lumière qui heurte les yeux ; on baisse alors le regard, on est ébloui pendant plusieurs centaines mètres même après avoir fait le tour : crise d’épilepsie minuscule, euphorisante. Au second tour, même endroit, la lumière bat contre le torse. Au troisième, elle rythme le foulée ; au quatrième et au cinquième, elle traîne partout dans la poussière, on la piétine, sur le point de disparaître tout à fait. C’est comme avancer dans la mer, quand on mesure sa taille à la hauteur des vagues sur le corps, qu’on avance et que la mer monte jusque dans la nuque mouillée, et les cheveux répandus autour de soi : oui, c’est comme avancer dans la mer, mais à l’envers : on remonte le temps – à force de tourner, la terre lentement recule en soi, elle va passer ; c’est nous qui la faisons rouler sous notre foulée.
Je pense à l’écriture soudain : je me dis : c’est ainsi qu’on avance les lignes, c’est ainsi que je travaille en moi ces lignes : non pas dans la certitude de délivrer ce que je sais en amont de moi, mais comme pour produire de l’ignorance et la disposer sous la forme que la langue sculpte quand la lumière de telle ou telle phrase vient la briser : et cela m’apparaît alors, qui me dévisage, nomme ainsi le monde. Oui, tout ce corps à corps. Le seul désir de raconter ces morceaux de ville qui viennent en soi se fracasser : et celui de le dire, parce qu’on est certain qu’ainsi d’autres que soi se liront, et la liront, prendront part à elle, à soi-même enfin, un peu.
La finalité de la course à pied, ce n’est pas le temps : ce n’est pas les autres, à devancer (on double autant qu’on est doublé : ce beau mot de doubler, ces doubles de moi qui sont mes spectres, mes frères, mes autres ombres que je dépasse de temps en temps pour que d’autres me dépassent) ; ce n’est pas l’oubli de la mort, c’est une manière de face à face avec le corps quand il est près de se rompre, une invention de son corps, de chaque muscle qu’on éprouve de nouveau, un agrandissement de soi. Écrire, est-ce que ce n’est pas dans ces lieux mêmes ?
Où aller : non pas tourner en rond, mais reculer, lentement, résolument, ces territoires d’inconnus qui nous cernent, et qui prennent corps d’un jardin entier, avec de l’autre côté, la ville qui passe, respire un peu, dans laquelle on retourne ensuite, après une heure, armé de plus de fatigue encore pour traverser la nuit qui s’avance, qu’il faudra encore une fois écrire pour lui appartenir, et se rendre de l’autre côté de l’aube, franchir.
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poursuites
mercredi 28 septembre 2011
Dans la course insensée, du soleil ou du train, qui suit qui, peu importe. Épilepsie contagieuse : ce jeu d’apparition-disparition du soleil derrière les paravents dressés par tout ce dehors pour le seul plaisir de faire se lever l’aube à chaque mètre. Moi, je vois surtout que la nuit tombe à chaque mètre. La vitesse emporte tout.
La poursuite braquée sur moi est un signe que je ne lui échapperai pas, jamais. La poursuite braquée sur les villes mortes le long des gares fait apparaître les ombres chinoises du monde abandonné, les mauvaises herbes partout, les fleurs sauvages. Mais on ne les voit toujours que lorsqu’elles disparaissent. La lumière les longe comme un fleuve qui ne rejoint jamais les centres des villes. Peut-être.
Le soleil est un point fixe et mouvant sur la ligne des lignes du train : comme ces brûlures de cigarettes apposées rituellement sur les pellicules du film, pour se repérer dans le récit brisé des images. Un point comme une main fermée, grosse comme la lune. Sans contours. Sans arrière-plan et sans nuance. Qu’on fixe dans les yeux pour ne plus voir que ce point quand on les ferme.
Je suis dans le ventre de toutes ces choses qui te réveillent le matin. Quand un train passe, j’en habite un quelque part. Je pourrais crier en lui que le jour se lève, c’est toujours alors près de moi qu’il dresse la tête, les cheveux en bataille, le combat perdu d’avance sur la nuit ; et dans la course qu’il entame, la respiration rauque des machines, souffle brisé comme le va-et-vient des corps qui se cherchent dans le corps de l’autre, le désir d’aller plus vite que mon train. Mais quand ce train arrivera de nouveau dans cette ville au loin, le soir déjà.
Non, je marche et je n’ai pas pied. Je penche la tête, je ne vois plus mon corps plongé dans la vitesse entière des choses. Je crierai encore l’aube suivante, la nuit pour qu’elle recommence – poursuites de théâtre qui aveuglent celui sur lequel la lumière se pose, désormais visible de tous, même s’il ferme les yeux. La vitesse emporte tout encore.
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toujours là
vendredi 23 septembre 2011
Le monde entier est toujours là quand je vais, par là, ici et que j’entends ce grondement des rues en moi : la vie pleine qui recommence à aller plus loin : où je suis pour ne pas être rattrapé.
Tout le jour, rester à la table de travail, et coudre et coudre, et le fer chaud, et le métier remis cent fois, et les ratures à même les yeux, et les ongles mangés de creuser cette terre devant moi impossible que je rejoins tout de même, à force d’impossible.
Mais c’est une fois par jour au moins, le dehors ; je sors : une heure, moins, marcher dans cette ville qui n’est pas la mienne, en vérifier les jonctions qui ne se font pas, et puis, simplement remettre en moi les phrases de la demi-journée : quand je rentre, tout reprendre, tout réécrire. Demain fera de nouveau le tri. Écrire est fait de plus de lignes effacées que de mots.
Le monde entier, lui, est toujours là : ce qu’il faut : trouver comment et où cela vient correspondre au plus juste. Le monde entier n’attend pas, moi si. Moi j’attends quelque chose qui soit comme (et de suite, rentrer, vite). Les marches dehors durent le temps d’en finir avec telle ou telle phrase, le rythme du pas établit les équilibres, expulse les faussetés, comme de la sueur.
Le monde entier est plein de ces violences, qu’en moi je garde pour conserver le visage qu’on me prête. Je suis là pour les recevoir, longtemps, longuement, je tiens le regard de ceux qui passent, et j’attends qu’ils se détournent. Un jour, je saurai quoi en faire (un jour).
Dans ce boitement de la journée, dehors, dedans, j’obéis à d’étranges élans qui me secouent le jour : quand je suis dedans, c’est de n’être pas dehors, et la douleur est grande ; quand je suis dehors, toutes mes pensées vont au dedans, aux phrases qu’il faut écrire pour toujours.
Il y a en moi ce texte-monde à écrire que je possède, que je ferai, et qui pour le moment bat intéreurement sa pulsation instable, insistante, dévorante. Y répondre, oui. Mais d’abord, le monde entier des choses, toujours là, qu’il faut atteindre dans son nerfs le plus central. Ensuite : ensuite un dernier regard au ciel, et respirer, et aller.
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harmonies (des lignes brisées)
vendredi 23 septembre 2011
Tout serait histoire de lignes brisées dans cette vie : non pas de hasards, ni de rencontres, ni même de fatalités : seulement de brisures entre des lignes qui se croisent, donnent naissance à d’autres lignes, viendront briser encore et encore d’autres lignes qui fabriqueront peu à peu ces entrelacs de désirs et de confusions pour venir jusqu’à moi nommer cette vie, brisée.
D’une ville à l’autre, et d’une journée l’autre, je cherche les cohérences, je ne les vois pas, je ne fais face qu’à des correspondances, les lignes de ce train ne se croisent pas, elles : moi, je passe.
S’y emmêler est une joie, s’entrelacer comme des cheveux aux réveils, passer la main pour faire le compte des nos morts, une fois la bataille nocturne menée, et perdue. C’est une joie, celle de ne plus savoir quelles lignes prendre, les directions confondues soudain. Mais la douleur au soir de les avoir remises dans l’ordre, rétablies les évidences : grande aussi.
Je cherche la définition de l’harmonie, la trouve :
S’il se trouve une âme et un corps tels que toute la suite des volontés de l’âme d’une part, et de l’autre toute la suite des mouvements du corps se répondent exactement, et que, dans l’instant, par exemple, que l’âme voudra aller dans un lieu, les deux pieds se meuvent machinalement de ce côté-là ; cette âme et ce corps auront un rapport non par une action réelle de l’un sur l’autre, mais par la correspondance perpétuelle des actions séparées de l’un et de l’autre ; Dieu aura mis ensemble l’âme et le corps qui avaient entre eux cette correspondance antérieure à leur union, cette harmonie préétablie.
/FONTENELLE. Leibnitz.L’harmonie est ce déséquilibre incessant qui se rétablit dans un équilibre en sursis, une chute rétablie in extremis à chaque seconde, un manière de se situer au milieu du monde à chaque pas, et chaque pas redéfinit le milieu du monde sous le mouvement : chaque pas est ce milieu du monde qu’on avance en soi vers ce point où il va se détruire. Ce point de rupture de l’équilibre qui vient tout rééquilibrer – si c’est écrire, ou désirer, ce point, et si c’est autre chose.
Oui, l’harmonie est ce grand écheveau de sens, plein de ces déséquilibres aberrants qu’on me reproche, avec douceur, quand je ne suis pas là où la ligne l’exige – les choix qui se forment en moi sont contraires à toute logique : seulement, l’harmonie qu’ils façonnent peu à peu ressemble vaguement à cette vie, voilà tout. Si je prends du recul sur le dessin étrange , il prend forme de mon visage : il pourrait porter mon nom.
C’est précisément mon visage dans mes rêves : celui que je ne vois pas dans les miroirs qu’on me tend. Il y a quelque part, des endroits où ces lignes vont : oui. Je les suis comme je le peux, j’en écris certaines, et j’en rature d’autres ; cela forme d’autres lignes : vois-tu, si c’est la beauté que je cherche, c’est peut-être parce qu’elle est le corps de cette âme-là, un labyrinthe de villes, une rue multiplié sur un pays entier, un continent intérieur — correspondances antérieures à ma volonté que je viens reconnaître comme on va reconnaître un mort sur lequel longtemps demeurer en silence avant de tendre une main au-dessus du visage et lui fermer les yeux sans le toucher, d’une caresse sans larmes ni reproche : avec la certitude du réveil prochain.
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vitesse et précipitation
mercredi 21 septembre 2011
Après deux mois, je retrouve ce train à même place, monde dehors à même vitesse, mais paysage intérieur méconnaissable : ce qui a changé, impossible de le dire. La distance est la même mais pour rejoindre, impression d’en faire davantage ; le soleil est plus lent aussi. La vitre est sale ; derrière elle, le jour se lève malgré tout, par habitude sans doute : je le vois bien.
Lorsque je prends note sur l’écran de tout ce jeu en moi entre ce monde coulissé à main gauche, les livres à droite sur la table, et les lignes que j’aligne peu à peu devant moi pour dire à la fois le monde et les livres, des correspondances jouent, évidemment. Je sais bien que ces phrases n’ont pas le même poids quand je les écris dans ce train. Je sais qu’elles n’occupent pas le même volume sur la page, n’emportent pas la même vitesse — mais comment ensuite les accorder aux autres, les lignes écrites seulement au bureau.
Ai-je pourtant écrit deux jours de suite au même endroit, cet été. D’un café à l’autre : un jour il fallait trouver un lieu où s’isoler du bruit ; le lendemain, la page réclamait au contraire ce bruit même que je fuyais et la fraîcheur ; et le lendemain, c’est la chaleur, la lumière, qu’il fallait. (Mais toujours la soif). D’un café à l’autre, donc : et les lignes en portent la trace, oui.
C’est à la taille des arbres qu’on peut dater leur âge ; un cheveu fait descendre en lui la mémoire de plusieurs mois, centimètre après centimètre ; et le train qui s’éloigne avec moi creuse dans mon corps d’autres dépôts, m’impose un précipité de phrase qui exige.
Quand de la phrase dépend la force de la pensée (ou son absence), et qu’elle ne dépend que de la forme d’un nuage, d’une vitesse plus ou moins atteinte, d’une lumière qui se pose ou non sur la main, je reste toujours à la fois accablé par tant de fragilité, et sûr d’être confiée à des hasards qui seuls parmi le chaos éparpillé des choses savent où ils vont, accordent à chaque moment de cette fragilité la force nécessaire pour se survivre à elle-même, et passer.
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sagesse du mendiant
mercredi 21 septembre 2011
Dans cette ville comme en mon propre rêve : quand chaque lieu est un signe qui se retourne vers moi, une figure qui me peuple, et qui s’adresse à moi : tous ces fantômes de moi qui se portent sur ces murs comme pour dessiner à la craie sur un tableau quelques phrases que seul je saurai lire parce qu’ils sont de ma main, au geste illisible de mon poignet –
mais signes qui parlent en moi leur langue étrangère, je passe des Grands Moulins à Bercy, il y a cette moto renversée dans son sang noir, plus loin, un autre trottoir, un fauteuil renversé comme un frère, et pour quelle chute, les feuilles tombent aussi, je continue – il y a des couples qui pleurent : non, pas des couples, seulement le garçon, penché sur l’épaule de la fille, qui sanglote lentement, comme on apprend une leçon et qu’on la récite parce qu’y dépend notre vie : je croiserai un autre couple, ainsi penché, et les larmes : quelles signes ;
le reflet sur chaque lieu de cette ville est en moi, je serais bien ce qu’elle abrite, et lorsque je marche sur elle, dévore une part de ma propre chair : m’y enfoncer, ou la fuir, est le même pas : c’est pourquoi j’écris je marche la ville : elle le sait, elle, et se laisse faire ; c’est un rêve, il défigure ma réalité comme sur un visage le lent passage d’une feuille de papier aiguisée :
cette nuit encore, quand je la quitte, cette ville, il y avait ce couple, ces larmes, les paroles qu’on n’entend pas, qu’il ne faut pas profaner ; il y avait un pont à ne pas franchir parce que de l’autre côté coule un autre fleuve ; il y avait des étoiles une à une franchies, dessinées au tableau qu’on efface comme un baiser sur des lèvres pécheresses, oui.
Dans l’éloignement de l’éloignement, Notre Dame aussi, le pont laissé seul, et le regard du mendiant qui savait ce que sait d’un regard celui qui appartient désormais à l’épaisseur de signes de cette ville et qui vient me dire mon nom pour que je le reconnaisse ; et moi je suis passé, désirant à chaque pas reculer la ville en moi, ou en retirer sa brûlure –
il y avait partout comme l’évidence d’évoluer au milieu de mon bannissement, et voir sur le sol, cheveux arrachés du fou, les traces de mes propres pas qui me précédaient quand je leur tournais le dos. Il y avait la voix du mendiant au-dessus de la nuit, qui disait un secret, ces secrets dont on est possesseur dans nos rêves, et qui nous sont ravis dès l’éveil, et donne soif – la ville intérieure s’est retirée de nous, c’est le jour, il faut y prendre part : le rêve lance en moi la douleur impossible à désigner en dehors du rêve que j’écrirai sous la forme de cette ville et des signes abandonnées qui la jonchent.
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éperdument
mercredi 14 septembre 2011
le rêve de demain est une joie, disais-tu dans ton souffle perdu, mais la joie de demain en est une autre, ajoutais-tu dans le souffle suivant, et au mouvement de tes cheveux, j’ai deviné la suite, qui disait avec toi : rien heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait ; car c’est différemment que vaut chaque chose — oui, alors il n’y aurait qu’à oublier, chaque jour, le jour suivant, pour n’accepter que le présent simplement parce qu’on l’aurait attendu comme la fin du monde, puisque la fin du monde entier des choses t’aurait conduit jusqu’à moi :
fabriquer de l’oubli et bâtir des ponts entre nos deux corps [1] : c’est à cela que servent les rêves, je crois, fabriquer de l’oubli, mais ce n’est pas cela que je cherche : ce qu’il faudrait, c’est oublier aussi le lendemain, évidemment : n’être qu’au lieu où l’on se tient, sans cesse, comme le jour est contemporain de sa position dans le ciel, et sa folie ; demeurer aux mêmes endroits (mais en silence, juste : oui),
c’est épouser le long, lent, éperdu mouvement des astres qui s’abat sur nous à chaque instant : oui, vraiment : comment vivre en dehors de cette fabrique de l’oubli qui me rend si présent à cette justesse et à toi : c’est pourquoi le rêve de demain est aussi une douleur, dans sa joie même — et l’absence, une simple vacance de temps, qui demande : où se situer dans l’équilibre éperdument rompu de soi (ô, comme ce mot éperdument impose une voix oui qui le rend désirable) : pourquoi cette question - il y aura d’autres manières d’oublier ces jours, de se rendre présent demain.
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ce navire à l’ancre
mardi 13 septembre 2011
Ce navire à l’ancre tu peux couper la corde, à quoi sert-elle, quelles attaches, pour quels larges, les larges sont désirables tant qu’on les approche, une fois en eux, ce ne sont que des attaches de plus desquelles se défaire pour quels larges de nouveau — pensais-je alors dans ce milieu moite de la nuit noyée sous cette vie morte, absente, au pli régulier de la nuit où l’on respire sans s’apercevoir que l’on dort, finalement, moins d’épuisement que par habitude : et je me suis endormi, dans le balancement intérieur d’un bateau immobile au milieu de la mer qui parcourt des centaines de kilomètres sans voile ni moteur : rien qu’au mouvement de la marée, aller.
Le large est comme le pire, il n’est jamais certain. Cette phrase au réveil [2] dont je perçois vaguement le comique, le sourire méchant de celui qui sait et se tait, sous l’énigme.
Le large est chaque mètre que je fais, oui – chaque ligne, chaque page, chaque seconde qu’il faut rejoindre : la journée, c’est les ongles qui poussent dans les tombes, les cheveux qui sortent d’une terre aussi moite que ma nuit pour dire : le large est aussi une verticalité qui s’enfonce dans la gorge, c’est un cri qu’on retient pour ne pas tomber, c’est une chute qui se produit sur des centaines de mètres du matin jusqu’au soir, et c’est, aussi, une manière d’approche qui laisse le monde à distance pour mieux le voir, comme on touche la peau d’un corps qui tremble dans la noirceur d’encre de cette nuit de noyade, où se perdent corps, âmes, quoi d’autres : tout le reste qui demeure quand le bateau s’abîme, qu’il ne reste de lui qu’un peu d’écume et de vent.
Je tranche chaque matin la corde d’un bateau pour un large qui se refuse.
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une cartographie sans territoire
dimanche 11 septembre 2011
« Tous les matins on met les montres à l’heure / Le train avance et le soleil retarde » — cette habitude, prise il y a un an, de lancer ici la page avec les mots des autres (quitte à prendre la parole, autant la prendre plus haut que soi) : mauvaise sans doute, comme toutes. J’y renonce.
La journée est toujours en moi brisée nette comme cette image, en deux par l’arbre : de part et d’autre de midi, le matin (écritures sans filet), le soir (le travail long, lent, raisonnable), et entre les deux, rien d’autre que ce pont entre le matin et le soir sur lequel je cours : si j’utilise encore ce site (chaque soir, se poser la question : conserver ou non ce site, tout supprimer d’un geste, pourquoi pas : qu’est-ce que cela changerait), c’est pour chercher de telles correspondances, ce vers quoi elles font signe (comme une cicatrice signe le visage : oui).
Étrange comme ces jours où les décisions se prennent : impression d’être pris par elle, plutôt. C’est un jour comme celui-ci. Aujourd’hui, je relis quelques unes de ces pages, comme après une longue route on mesure la fatigue en regardant la distance des points d’arrivée et des points de départ : ici, je ne les trouve pas. Non que j’aie fait un cercle, mais parce que rien ne les relie. Mais la fatigue, elle, est là, empêche de se reposer.
Simple note pour moi, pour ceux qui par hasard tombent ici : ce carnet est une cartographie d’un territoire qu’elle invente à mesure. Désormais que le temps compte en moi, qu’une année s’ouvre dans laquelle je m’engouffre en coup de vent, et qui passera si vite, prendre simplement acte de cela : je ne noterai ici que l’endroit où je me situe.
NE RÉGLER DE COMPTES QU’AUX TEMPS DE PASSAGE.
Haine de l’intériorité. Défaillance du corps, toujours.
Ne rien faire que raconter l’endroit et le temps passé à le traverser : je ne me retourne pas.
Mots-clés
[1] l’oubli est une tâche qui s’invente chaque jour : une tâche noble qu’il faut construire
[2] _Étranges ces phrases du réveil, comme des morceaux d’épaves que la nuit n’a pas suffit à oublier, et qui demeure, en surface, flottants malgré tout, et auxquels il faut régler un compte, comme ici en marge, sans quoi la journée ne passera pas : j’ai un carnet rempli de phrases du réveil, insensées, mortes, ignorantes, que je laisse en marge pour toujours.



