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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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la dune — vestiges d’un désir
samedi 14 mai 2011
La Plage (Yann Tiersen, ’Les Retrouvailles’ 2005)
… que
tu te déplaces
alors
ou nonsur l’enjambée
la hauteur
icireprend.
—
… plage
du plus haut
comme
sans qu’ici le vent
ait
à reprendre
soufflemoi-même arrêté.
André Du Bouchet, Ici en deux in ’Poèmes et proses’
Longue plage de temps et d’espace morts à atteindre comme l’endroit le plus reculé du monde : reculé, c’est le mot, puisqu’à chaque pas que l’on fait pour monter dans le sable, on descend de quelques centimètres, de sorte que plus on avance et plus la dune recule sous le corps, et tout ce qui s’offre à nous s’éloigne — la mer de l’autre côté continue d’apporter du sable, encore et encore : et la dune s’élève sous nos pas qui s’enfonce, au loin.
Morts, je dis morts de temps et d’espace les sables : les grandes étendues de temps et d’espace mortes qui sont là pour rien, ou peut-être pour finir la terre, commencer quelque chose de l’ordre de la lumière sans couleur, sans chiffre, de la pure lumière descendue sur la peau sans filtre, et le ciel blanc, et la mer blanche, et toute cette blancheur des peaux sur toi, et qu’ainsi toute pureté bue ne resterait que toi dans les sables enfoncée comme moi où la soif encore me fait me jeter sur le sol blanc en toi.
D’épuisement peut-être, et c’est d’avoir trop respiré : la chaleur ici fait trop respirer, et la fatigue de descendre à force de monter fait trop respirer — d’épuisement ou de soulagement : de la solitude gagnée — tapis étrange de hauteur et de profondeur : de hauteur sur le ciel et la mer, de profondeur aussi comme ce promontoire s’avance sur quelque chose de l’ordre de la vie atteinte. Les vêtements sont de trop. La peau est de trop. La morsure du sable sous le pied ; et des lèvres sur la lèvre : peu d’endroit comme ici où on ne peut demeurer seul — peu d’endroit comme ici où malgré tout, le sentiment de l’être l’emporte.
Et l’envie de se précipiter en bas, de sauter : ô cette envie domine tout. Comme au dernier étage d’un immeuble, on se penche sur la cage d’escalier qu’on vient de grimper, le désir irrépressible (toujours réprimé) du vide : ici, même chose. Mais la mer est à plusieurs kilomètres. Si on saute, on ne tomberait que sur la souplesse du sable, et non sur la plaque de béton de l’eau. Le vertige est là, impossible à satisfaire. Il est ce creux formé dans le corps où vient se loger le désir — immense langue de terre que vient recouvrir, chauffé à blanc, le sexe échoué des vagues qui s’abattent au bas des dunes et que le cri des foules recouvre : il faut aller plus loin, il faut continuer d’avancer, il faut trouver du sable que personne n’aura foulé pour enfin — à grands pas, trouver un endroit du monde où la mort serait passée comme enjambée par la dune ; où le désir serait sans vestiges : et où mordre.
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scènes d’un théâtre mental
vendredi 13 mai 2011
Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène profonde.
Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face.
Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom.
L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire.Henri Michaux, Ailleurs, ’Voyage en Grande Garabagne’, II, 19)
L’image est prise depuis les toits du théâtre de l’Odéon, au moment de l’entr’acte (entr’acte qu’on nous impose pour ne pas nous perdre totalement peut-être ?). Je prends à la volée les tranchées de rues allongées là, qu’on voit grâce aux voitures qui forment les trottoirs véritables, donnent les directions. Je me souviens du froid. Je reconnais encore le froid qu’il faisait à cette inclinaison légère, mais sensible du réel : la photo penchée garderait la trace de cela, le tremblement du corps.
Des mois plus tard, la chaleur doit être aussi grande que ne l’était le froid, alors.
Toute la journée a été hantée par une image, une seule, qui s’est rehaussée d’un scénario très complexe, très précis, que j’ai dû rédiger pour m’en défaire. Une fois cela écrit, je l’ai totalement oublié ; j’ai pu continuer le jour.
Ma scène du théâtre mental. UNE RANGÉE D’HOMMES VÊTUS DE COSTUMES EXACTEMENT SIMILAIRES FORMENT LE DÉCOR — SILENCIEUSEMENT S’APPROCHE UNE JEUNE FILLE, QUI VIENT DÉSIGNER, APRÈS LES AVOIR TOUS SCRUTÉS, L’UN D’ENTRE EUX ; CELUI-CI VIENT AUPRÈS D’ELLE, LA SERRE DANS SES BRAS JUSQU’À CE QU’ELLE TOMBE, ÉTOUFFÉE, IMMOBILE. L’HOMME REJOINT LES AUTRES. AU BOUT DE QUELQUES LONGUES SECONDES, IL S’ÉCROULE DE LA MÊME MANIÈRE QUE LA JEUNE FILLE. (NOIR)
À ne pas cesser d’écrire toute la journée sur le théâtre, essayant d’approcher de l’intérieur corps, masques, figures, folie de la représentation, gestes de l’acteur vers le rôle, du rôle vers la salle remplie, ou plus souvent vide (mais deux spectateurs suffisent à contredire le vide), je sors du jour travaillé par mes propres phrases — comme l’épaule du tireur garde après le cesser-le-feu l’impact du recul infligé par l’arme au moment des détonations. Et le bruit autour de lui, dans la fumée qui se dissipe, silencieuse soudain, d’une soudaineté qui rend audible le silence alors longtemps.
Du haut du théâtre, qu’est-ce que je peux voir du théâtre ?
Rien.
Mais la ville, je ne la verrai jamais si latérale. Image parfaite de ma journée.
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mes usines
jeudi 12 mai 2011
Aucun Express (Noir Désir (reprise de A. Bashung), ’Tels Alain Bashung’, 2001)
Les arbres sont responsables de plus de pollution aérienne que les usines.
Ronald Reagan
Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ?
Michel Foucault, Surveiller et punir
J’ai bâti pour moi seul une Règle — je suis lié à elle comme en liberté, chaque heure sonne pour moi la tâche à effectuer, je lui obéis comme à un Dieu auquel on a renoncé de croire, envers qui on vénère le renoncement à la foi même. Je réalise que la vie réglée ainsi est plus ample, nombreuse : en elle l’épaisseur étrange de toute une semaine — le soir, quand il faut allonger son corps, la fatigue mord sans effort sur la nuit ; oui, c’est la sensation même de la fin comme on dit en anglais, au dernier plan des films.
Cependant, il y a des angles morts. Dans l’organisation forcenée de mes jours, je réalise que la lecture n’occupe aucune place : impossible de lui accorder une heure. C’est parce que je sais que, lorsque je n’ai pas au moins deux ou trois heures devant moi, impossible de commencer à lire ; et jamais je n’ai, devant moi, deux ou trois heures, au moins.
Le train est devenu naturellement pour moi mon cabinet de lecture.
Alors, je ne compte plus les trajets en heures, mais en romans (ces derniers mois, redécouverte du roman : lutte sans fin avec cette forme, je ne suis pas réconcilié, mais on n’a pas encore rompu les pourparlers). C’est ainsi : mes arrangements plus ou moins avouables avec le temps.
Ma Règle n’a pas de nom, évidemment. C’est une usine avec ces tours, ces gardes chiourmes, ces pauses salvatrices, ces pointages — je pourrai donner l’impression d’une astreinte, mais c’est le contraire : cette règle est l’organisation joyeuse, effective, utopique, d’une réalité qui me devance toujours.
Évidemment, l’une des règles de ma Règle (l’une de ces premières Lois) est que chaque semaine, chaque jour, chaque heure, la règle se réajuste, et invente d’autres règles. Évidemment, cette règle aussi, le temps la devance ou l’anticipe. Évidemment, cette Règle m’échappe tout à fait dès la deuxième heure. Mais enfin : la joie utopique de mon ici et maintenant, elle, demeure. Le travail, quand il est livré à ses champs libres (magnétiques) doit s’ajuster au désir.
Étrangement : la seule Loi immuable reste les heures consacrées à la lecture, dans le train, dans la hâte, une page après l’autre, une gare après l’autre.
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Village des Batignolles
_Sarah Cillairevendredi 6 mai 2011
Au moins cette eau du puits glacée, bois-la : le ficus vit encore.
La façade a été ravalée.
Les jeux du square de nouveau en travaux : en 1998, le nouveau revêtement de sol, à l’aspect d’écorce, sur lequel rebondir en marchant.
Tu brunches à vingt euros.
Les bureaux de tabac tenus par des Asiatiques.
Trois enfants sont nés.
Dix mille le mètre carré.
Le mec du manège, ses converses, devenu bossu.
Les jours de brocante où il pleut.
Mon Franprix est ouvert le dimanche matin, on n’y trouve presque plus de produits Leader Price.
Dans l’autre Franprix, les caissières sont hindoues.
Retours à la ligne paresseux.
La mode des planches aux terrasses des cafés.
Le Stereorama a été remplacé par une boutique de fringues.
Les scientologues qui fument devant le Celebrity Center ne proposent plus leur test de stress gratuit.
Feu village olympique — village des Batignolles.
Parc Martin Luther King, les arbres font enfin de l’ombre.
On est Batignollais.
Ouverture de magasins bios et de librairies dont deux de mangas.
Les boulangeries affichent leurs prix aux concours de baguettes.
Je fais coucou aux trains depuis plus de dix ans, je vais voir les canards, mais, au troisième enfant, ne me tape plus guignol.
Un nouveau Picard.
La piscine ne vaut rien, alors qu’à Jaurès.
Les sushis livrés.
Le ficus survit aux histoires d’amour.
Le ficus, il y a de ça quatre ou cinq ans, je l’ai mis dans un coin de la cour, devant les grilles métalliques du traiteur italien, puis je l’ai oublié.
Récemment, en sortant les poubelles, à la place des branches sèches où pendaient encore ça et là quelques feuilles ternes bordées de marron, j’ai remarqué un feuillage, non pas luxuriant, mais bon, fourni.
C’est un ficus ordinaire, offert par un ami il y a très longtemps, je ne sais plus à quelle occasion, un ficus d’étudiant.
Quand j’avais dix-sept ans et cet ami vingt, j’avais tapé son mémoire d’esthétique sur Freaks de Tod Browning.
Il faisait des études de philo à la fac de Clermont-Ferrand et moi, déscolarisée depuis plus d’un an, j’écrivais de la poésie, les journées étaient longues, j’allais à la bibliothèque universitaire lire ce que je trouvais sur Rimbaud et Verlaine, ma sœur qui m’avait recueillie chez elle à Clermont me donnait rendez-vous à midi, je mangeais avec ses amis de philo, contenant mon mépris pour la vie estudiantine faite de pots et de ciné-clubs tandis que, mue par un mysticisme quasi cabalistique, je composais avec labeur une fresque hyper-moderne.
L’année d’après, je pris un chien.
Martin, l’ami du ficus, pour me remercier d’avoir tapé son mémoire, m’offrit Rimbaud le fils.
Ce printemps-là, un dimanche après-midi, allongée sur un banc de la place Jaude, ma tête posée sur les genoux de ma sœur, je lis Un privé à Babylone, et je me souviens du rire joyeux, venu de l’enfance, qui nous secouait, elle et moi, et me soulagea, car, depuis que j’écrivais de la poésie, je ne riais plus très souvent. Dès le lendemain, avec tout le sérieux de mes dix-sept ans, je repris la pose de poète maudit, espérant toujours, néanmoins fleur bleue, qu’un homme (me) dorlote aussi (les rêves de ma sieste).
Freaks — Tod Browning (1932)
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #23, j’accueille Sarah Cillaire — c’était un rendez-vous pris depuis le mois précédent, et décision prise d’évidence d’échanger sur (ou autour ?) des Batignolles. Alors que nous nous connaissons depuis quelques années maintenant — je date notre rencontre de l’hiver 2007, une lecture dans la galerie Mycroft pour la présentation de la collection Déplacements — nous nous sommes rendus compte seulement récemment que, lors de mes passages à Paris, nous étions voisins : nos immeubles à l’angle d’une même rue : les Batignolles, on aurait pu s’y croiser cent fois ; nous ne devions pas passer aux mêmes heures…
Sarah habite le quartier depuis plusieurs années maintenant — et évidemment son rapport à ce lieu et à la vie qui l’a fabriqué peu à peu diffère du mien, qui n’y suis que de passage, même si ce passage dure parfois sept jours la semaine.
De Sarah, je ne suis pas qu’un lecteur attentif, admiratif aussi : écriture si sensible, exigeant tant d’elle-même, tout peut-être, dans les liens qui traversent la vie et sa phrase, leur déprise l’une en l’autre ; si ce vase-communicant a un sens à mes yeux au-delà de cet échange croisé sur un même coin de rue, c’est qu’il dit aussi une part de l’amitié qui peut unir deux regards différents, dans le croisement desquels s’échangent les accords plaqués sur des espaces de partage, accords qu’on dit brisés aussi, et continus.Des vies nombreuses de Sarah Cillaire, en lire quelques lignes dans ses livres : Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?, et 10 fois en moyenne aux éditions Publie.net.
Merci aussi pour son accueil, chez elle.
Et suivre, via le groupe Facebook, d’autres vases communicants ce mois — tout cela sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier…
- Les vases communicants de mai :
– G@rp http://lasuitesouspeu.net/ et Franck Thomas http://www.frth.fr/
– Maryse Hache http://semenoir.typepad.fr/ et Jérôme Wurtz http://aquelquepasdelusine.blogspot.com
– Joachim Séné http://www.joachimsene.fr/txt/ et Guillaume Vissac http://www.fuirestunepulsion.net/spip.php?rubrique1
– Louise Imagine http://louiseimagine.wordpress.com/ et KMS http://kmskma.free.fr/
– Kouki Rossi http://koukistories.blogspot.com et Christophe Sanchez http://www.fut-il.net/
– Christopher Selac http://christopherselac.livreaucentre.fr et Pierre Ménard http://www.liminaire.fr/
– Isabelle Butterlin http://yzabel2046.blogspot.com/ et conte de Suzanne http://valetudinaire.net/
– Franck Queyraud http://flaneriequotidienne.wordpress.com/ et Christophe Grossi http://kwakizbak.over-blog.com/
– Piero Cohen-Hadria http://www.pendantleweekend.net/ et Dominique Hasselmann http://dh68.wordpress.com/
– Daniel Bourrion http://www.face-terres.fr/ et Anita Navarrete-Berbel http://sauvageana.blogspot.com
– François Bon http://www.tierslivre.net et Urbain trop urbain http://www.urbain-trop-urbain.fr/
– Candice Nguyen http://www.theoneshotmi.com/ et Samuel Dixneuf http://samdixneuf.wordpress.com/
– Morgan Riet http://cheminsbattus.wordpress.com/ et Marlène Tissot http://monnuage.free.fr
– Michèle Dujardin http://abadon.fr/ et Jacues Bon http://cafcom.free.fr/
– Murièle Modély http://l-oeil-bande.blogspot.com/ et Vincent Motard-Avargues http://jedelego.free.fr/plus.html
– Cécile Portier http://petiteracine.over-blog.com/ et Sandra Hinège http://ruelles.wordpress.com/
– Mariane Jaeglé http://mariannejaegle.over-blog.fr/ et Michel Sarnikov http://la.mauvaise.herbe.over-blog.com/
– Sarah Cillaire http://www.seriescillaire.com/ et Arnaud Maïsetti http://www.arnaudmaisetti.net/spip/
– Christine Jeanney http://www.christinejeanney.fr et Jeanne http://babelibellus.free.fr/
– KtyZen http://ktyzen.posterous.com/ et Xavier Fisselier http://xavierfisselier.wordpress.com
– Martine Rieffel http://lireaujardin.canalblog.com/ et Brigitte Célérier http://brigetoun.blogspot.com -
faire boiter la réalité
lundi 2 mai 2011
Futile Devices (Sufjan Stevens, ’The Age Of Adz’, 2010)
L’endroit le plus utile dans une maison, ce sont les latrines.
T. Gautiers
Cette image, on pourrait la trouver n’importe où, sur n’importe quelle ligne de n’importe quel train — d’ailleurs, pas besoin de prendre le train pour voir cela : seulement, dans le train, la vitre passe plus rapidement à autre chose, alors je la supporte davantage. Ces cimetières de voitures qui attendent d’être remplies : non, pas cimetières, seulement des grandes plaines de béton plantées au milieu du monde par commodité essentielle, aucune autre préoccupation n’a présidé à leur conception (mais ces terrains vagues destinés aux voitures, est-ce qu’on les conçoit ?). Juste la nécessité de l’immédiateté la plus pratique, la plus utile.
Évidemment, non : on ne conçoit pas ce genre de réalité. On la décide, c’est tout. Y consentir, est-ce un peu renoncer ? Seulement, dans la ville dressée ainsi tout en long, sans immeuble, parking devenus emblème (allégorie ?) de toute ville, on est devenu incapable de dire à quoi on a renoncé, au juste.
Je marche ce soir en boitant légèrement — toujours cette faiblesse à la cheville : nulle douleur véritable ; ma démarche l’accompagne, j’ai adopté le pas de cette douleur pour l’effacer sous la marche, elle dessine une sorte de chute calculée et permanente qui est la mienne désormais (je crois qu’elle n’est perçue par personne vraiment — sauf évidemment par ceux qu’un affaissement régulier est un signe, décelable entre tous.
Je marche ce soir dans l’organisation sans beauté de la vie, et rien ne me paraît plus insolite que cette présence déroulée des choses pour moi seul qui y assiste. Ce n’est pas l’agencement administratif du chaos qui me sidère, mais comment tout finit par lui échapper, et face aux lois pourtant prévues par lui, ces non-ajustements de la réalité qui le fait boiter, doucement, tendrement, avec la joie d’une blessure arrachée au plaisir.
Si la vie boite avec moi, je crois pour un peu que j’y participe : qu’elle ne boiterait pas sans que je l’y entraîne : et ce mensonge me fait sourire quand je rentre — dans la fatigue de la journée traversée dans l’euphorie d’après l’épuisement (dès huit heures du matin, je ne tenais plus debout : alors, après vingt trois heure : dans quel état je me trouve puisque j’ai finalement tenu, debout), je laisse l’haleine froide de cette ville mal fabriquée à nos désirs souffler sur moi. Je retiens sa respiration comme un baiser déposé maladroitement et dont le visage gardera, jusqu’au soir, l’empreinte d’une morsure imprécise, inadéquate, injuste : parfaite pour que ce baiser serve de talisman contre les laideurs du jour : y voir à travers lui la promesse d’une catastrophe qui sauverait.
Mots-clés
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le long couloir du jour
dimanche 1er mai 2011
Memory lane (Elliott Smith ’From a Basement on a Hill’ 2004)
Et pourtant, et pourtant
J’étais triste comme un enfant.
Les rythmes du train
La « moëlle chemin-de-fer » des psychiatres américains
Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés
Le ferlin d’or de mon avenir
Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d’à côté
L’épatante présence de Jeanne
L’homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passant
Froissis de femmes
Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature !
Et derrière les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendentCendrars, Prose du Transsibérien
Tu dis : ce long couloir qui entraîne ne commence pas, ne s’emprunte pas (à qui le rendre ?), ne débouche jamais. La seule lumière qu’on voit, c’est celle qui s’éteint, sur les façades bleues des étangs verticaux tendus comme des paravents, là. Tu fais une pause à ce moment-là, sur ce point : là (tu souffles, un temps : silence). Et tu reprends, comme pour toi-même : c’est ainsi.
Demain, ce sera avant l’aube que je me lèverai ; le train est à 5H02 (la précision : joie infime) : alors, quelque part entre Angoulême et Poitiers, il y aura soudain un peu de jour répandu, six heures trente huit fera basculer hier au maintenant arraché par la lumière : et je continuerai à lire (ce roman qui est davantage qu’un roman). À Paris vers huit heures et demi, je serai épuisé de la journée : elle ne sera pas commencée. C’est ainsi, dit la voix qui continue, mord sur sa propre pensée jusqu’à moi.
Le long du long couloir de la semaine — désirable, ô — il y a ce point de bascule de la fatigue qui organisera spatialement chacun de mes pas : comme les lumières tremblées des couloirs de l’Odéon, une lumière après l’autre effondrées, il y a aura la possibilité de la suite que je laisserai venir à moi pour m’y confondre.
Tu dis mais je ne t’entends plus, voix dans le crâne : la semaine qui t’attend sera la dernière avant d’avancer le long du long couloir de l’été que tu prépares comme un rendez-vous (déjà repéré le endroits du matin, de l’après-midi, du soir, dans la ville pas encore chaude de Bordeaux qui s’annonce en juin brûlante, de fièvre, oui, de fièvre (tu dis plusieurs fois le mot pour l’appeler déjà, un mois à distance), ce mois, dit la voix qui s’adresse à moi en hurlant maintenant, que tu inventes comme une femme, que tu construis comme une phrase. Tu dis cela et d’autres choses encore, mais je ne t’entends plus ; demain, dès l’aube, à l’heure où : il y a aura, du tram jusqu’au train, et du métro jusqu’à l’autre, un long couloir à traverser avant d’arriver jusqu’à la fatigue de la nuit qui recommencera tout.
Hâte du jour sale : hâte de le lever moi-même avec la force du corps, hâte de le porter jusqu’où il saignera sa dernière goutte, bue finalement avec toute ma tendresse à ses propres lèvres.
Memory lane (Elliott Smith ’ Live Detroit Bar’)
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rentrer, déblayer, écrire
mercredi 27 avril 2011
Little Deschutes (Laura Veirs, ’July Flame’, 2010)
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque c’était moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m’efforçais de détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là,—les plus chers, les plus désirés—, du champ des réalisations possibles. Même si par une invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon œuvre je n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui ne vînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par l’amour.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, "Du Côté de chez Swann" — ’Noms de Pays : le nom’
Défaire les valises, ce n’est pas le plus long — mais réorganiser le temps, reprendre pied dans l’habitude : oui, interminable. Balayer fermer partir, à l’envers, cela ne fait que rentrer, mais ce seul mot prend davantage de place que trois verbes ensemble. Il y a ensuite écrire : mais voilà — écrire vient ensuite, parce que avant, il y a tout ce qui prend la place de ce mot : rentrer.
Avant écrire, il y a écrire à : des lettres en attente, de l’attente qui n’attend plus ; des attentes qui ne peuvent s’écrire que dans l’instant du retour : dans le noir, quand il faut fermer les volets pour ne pas être aveuglé. Les lettres qui se forment au hasard prennent la forme de ce noir, s’entrechoquent un peu, trouvent la sortie malgré tout, on l’espère.
Désormais, je sais que devant moi, il y a plusieurs mois qui ne formeront qu’une seule journée vaste et large (mais qui ne suffira pas.) L’été, décider de le passer d’un seul tenant devant la table de travail : cela ne suffira pas, non : mais enfin. Je fermerai les volets, les deux mois d’été seront une seule nuit, dans le manteau de laquelle je me cacherai.
Mais d’abord, les lettres, donc : écrire à, c’est retrouver dans le poignet la douleur d’écrire sur : ce papier blanc sans ligne, s’affronter à la raideur de la main, faire face à des lettres qui m’échappent, qui ne sont jamais (assez) les mêmes, la difficulté de se relire alors que sur l’écran le mot ne résiste pas : tout le contraire sur papier. Aucune lettre n’a la même forme (et pourtant, je sais que mon écriture est reconnaissable : dans le fait que je ne sais pas écrire une seule lettre de la même manière ?).
Toujours en reprenant la plume cette pensée à Michaux : le bras droit cassé, il apprend à écrire de la main gauche : émerveillement du corps qui résiste, qui forme des lettres à soi-même inconnues. Ce serait là une belle image de l’écriture : quand soudain le corps fait barrage à la volonté, et qu’on assiste à la naissance d’un autre corps, excroissance folle, sauvage (de quels fonds venus ?). Volonté mort de l’art. Préférer l’aquarelle à la gouache pour sa propriété de fabriquer des formes seules coulantes sur la surface du papier selon le grain. Même chose pour l’écriture : dépend d’un si grand nombre de choses comme le poids du sang dans le corps, le rythme du cœur qui bat (à chaque changement d’une pulsation, tout bascule : de là les basculements incessants.)
Écriture manuscrite trop associée à mes yeux (à mon poignet) aux écritures scolaires ; je veux dire, surtout, de concours : longue dissertation harassante (mais cela ne va pas sans quelque joie, aussi, de la pensée gratuite traversée comme essentielle), soumise à lecture, soupèsement, jugement de Dieu.
Toute différente désormais : les lettres écrites, dans la folie des lignes absentes, délivrées des choses à dire (enfin, on peut dire le reste, tout le reste, quand on n’a pas quelque chose à dire) : toute livrée à sa pure morsure sur la page qui avale et avance, se fait dans le recouvrement de toute trace.
Il ne restera de la page posée en support que le mélange des lettres : c’est un juste retour des choses.
Désormais, je suis rentré.
Demain, je reprends le train de l’aube — mais ce ne sera pas partir, car tout recommence — demain, je reprends le train et la ville sera là : oui, toute prête à l’écrire.
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aux reflets des villes
mercredi 20 avril 2011
Reflections (Daft Punk, ’Tron : Legacy’ (BO)
REFLET
(re-flè ; le t ne se lie pas dans le parier ordinaire ; au pluriel, l’s se lie : des re-flè-z argentés) s. m.1° Réflexion de la lumière ou de la couleur d’un corps sur un autre.
Les reflets des nuages sur les champs.Tous deux ont la tête garnie de petites plumes à demi relevées en huppe noire, à reflets verts et violets, BUFF. Ois. t. VIII, p. 325.
Ce sont ces reflets infinis des ombres et des corps qui engendrent l’harmonie, DIDER. Essai sur la peint. ch. 3.
Nos pensées sont susceptibles de différents coloris : séparées, chacune a une couleur qui lui est propre ; rapprochées, elles se prêtent mutuellement des nuances, et l’art consiste à peindre ces reflets, CONDIL. Art d’écr. II, 6.
Tels, dans l’airain brillant où flotte une eau tremblante, Le soleil..., croise son jeu mobile.... Et des murs aux lambris rapidement promène Des reflets vagabonds la lueur incertaine, DELILLE, Én. VIII.
Le perfide reflet [de la lune sur les armes] les a trahis tous deux, DELILLE, ib. IX.
Le reflet c’est la lumière renvoyée frappant dans la demi-teinte un corps solide, et il ne faut pas que le jour ait l’air de passer à travers la toile, TH. GAUTIER, Feuilleton, Moniteur universel, 9 mai 1868.Fig.
Saisir, dans les caractères, tous les reflets des vertus sur les vices, et des vices sur les vertus, MARMONTEL, Oeuv. t. IV, p. 411.
La littérature, qui n’est que le reflet des moeurs, LAHARPE, Cours de lit. t. VII, Introd. p. 54, dans POUGENS.
Le siècle de la reine Anne ne fut qu’une espèce de prolongement ou de reflet [du siècle de Louis XIV], CHATEAUB. Génie, II, III, 5.Littré
Il y a une autre ville dans la ville — non : pas en elle vraiment, mais comme sur elle, posée comme une strate supplémentaire qui la multiplie, la contient et l’épaissit. Sur elle se pose cette ville, une main positive qui laisse ses traces de doigts, de sang, de tout ce qui pourrait la signer avant son départ. On ne voit jamais de geste, seulement sa trace. Un dépôt de ville sur la ville qui se laisse voir, parfois, à quelques passants plus en retard encore que les autres qui courent manquer leur train. Ces passants en retard lèvent les yeux au ciel et ne rencontrent que de la ville traversée par elle-même. C’est pourquoi (mais pour d’autres raisons encore, plus opaques) ces passants ont la haine de la ville — ignorent combien leur haine accroit le désir que la ville leur porte.
Quand ces passants veulent la saisir, ils n’ont entre leurs mains que ce dépôt de désir qui leur restera entre les doigts, spectre de la ville, cadavre de la ville, fantôme hantée par la ville, et hantise de la ville qui continue sur eux.On ne croirait pas, au premier abord, que Maldoror contînt tant de sang dans ses artères ; car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre.
Lautréamont, Maldoror, Chant II
Géométrie ininterrompue de la ville, angles durs, droits, sévères, définitifs, certains, indubitables — précis de vocabulaire absolu de lignes incontournables qui finissent, dans les intersections qu’elles découpent, par dessiner (non : par invoquer) une ville de fer et d’os noirs, sans terre (il n’y a pas de terre dans cette ville) : ainsi, qu’on se plonge dans les reflets de la ville, on ne verra qu’une vérification de ses lois, une justification, et une élaboration recommencée de son espace. Les théorèmes qui la fabriquent nous restent inconnus. On sait qu’ils sont justes cependant, plus justes que dix, ou cent, ou mille commandements divins, puisque la ville tient droite, elle.
La terre ne montre que des illusions et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques concises, par l’enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre de l’univers.
Lautréamont, Maldoror, Chant II
Reflets donnés et échangés comme des caresses au-dessus du lit : et lit lui-même qui donne le change des caresses, explicite les équivalences d’or pour chaque morsure et baiser (ce sont les mêmes), et à chaque cheveu arraché dans le désir, le reflet au centuple. On se dresse dans la nuit soudain : c’est la nuit soudaine — on devrait être rassuré que tous ces corps mélangés sur soi (en soi) n’étaient que de la matière évanouie du cauchemar : on est plus épouvanté encore d’avoir fait naître pour de faux ces images qui nous manquent alors comme notre première enfance ; nous manqueront pour toujours.
Ô lampe poétique ! toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d’une manière qui, je l’avoue, me parait extraordinaire ? Tes reflets se colorent, alors, des nuances blanches de la lumière électrique ; l’œil ne peut pas te fixer ; et tu éclaires d’une flamme nouvelle et puissante les moindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proie à une sainte colère.
Lautréamont, Maldoror, Chant II
De quel cadavre Maldoror est-il le reflet ? De la ville — que je porte. Qui se porte partout, en moi, hors moi que le jour défait. Et le fleuve qui passe, devant tous sans que personne ne voit ce qu’il transporte d’une rive à l’autre et sans passeur, moi je le vois sur chaque reflet que la ville construit à mesure que je l’invente (là, puis là.) Sais-tu que je pourrais répondre, un jour, d’autres reflets ? Il faudrait d’autres murs, et d’autres corps mélangés (me dis-tu) et d’autres cadavres que tous les livres du monde n’y suffiront pas, peut-être. Mais il faudrait. Aux reflets des villes, on graverait avec nos mains emmêlées des villes inconnues aux longs cheveux de pluie qui descendraient jusqu’aux fleuves, se confondant avec les rues, rouges écarlates comme de la colère, puis noires, bien noires comme des lettres nues.
Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites bien attention ; vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là ; mais, on dit qu’elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d’un regard désespéré, la surface et le limon du fleuve.
Lautréamont, Maldoror, Chant II
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enfer de la soif (partir)
samedi 16 avril 2011
Prends-y garde, ô ma vie absente !
Rimb.
« et le bruit neuf » : départ — rails, rides sur la main, toutes droites comme jamais le sont les départs ; et les affections : cette odeur de chaleur propre et ventilée des intérieurs (et pourquoi cette pensée sans douleur ni nostalgie, cette pensée toute là, immédiatement là quand j’entre dans le train, adressée à la brume de cendre qu’on traversait jadis dans les compartiments fumeurs du train vers Metz, l’odeur terrible du tabac sec jamais sorti d’ici, la nausée soudaine, âcre, qui demeure) — ici, dans l’attente sous l’horloge géante de Saint-Jean, rien que du départ, partout, partout et rien qui n’arrive que des trains qui partent.
Sur les bas-côtés, qu’on se penche un peu (encore un peu, oui : encore — on ne tombe jamais) : c’est toute cette nourriture qu’on jette aux rails : des cigarettes terminées dans l’attente et la hâte, et la soif de fumer maintenant qu’il est interdit (mais il est interdit aussi de fumer là, dehors : tant pis : il y a des degrés dans l’interdit), mégots qui s’allongent sur le bord du métal ; et autres déchets vifs : vois le courant du fossé, autour. Aller où boivent les vaches : toutes alignés au passage des trains, et soif, soif toujours de partir, mais sur le billet, destination écrite, on n’y échappera pas : JAMAIS.
Peut-être un Soir m’attend où je partirai tranquille — sans savoir où, et même sachant où mais, ignorant de toutes les solitudes qui m’attendent, aller, dans le pas qui précède tout : non, on ne part pas quand on va, d’un lieu à un autre, donné : non, ni Nord choisi, ni Vignes des pays noirs : nulle part aller sans s’y retrouver — alors : où ?
Si songer est indigne, partir, comme boire, dans la soif jamais atteinte d’une gare qui toujours recule à celui qui tend le bras (il y a, là-bas, je sais, des étangs dans lesquels passe le ciel rapidement, et pourrissent des corps de vingt ans qui toujours espèrent ; et moi, devant : qui regarde, compte les arbres et les gibiers qui dorment).
Haine des étapes qui ne donnent du sommeil qu’en échange d’un repas — au dort dîne des auberges vertes, préférer m’en aller où le pas gagné m’entraîne ; mais toi qui mens, parfois, quand le soir s’ouvre comme un sac et se répand, que tu regardes le soleil tomber tomber (tomber), et qui ne dis rien, plus jamais rien, à part l’insulte crachée soufflant que la plaine est trop grande et que la jambe manque où mordre la terre de poussière levée sous le vent, oui, toi qui pourris aussi, dans la Ville déserte : oh, qui dira désormais le nom de la mer, où aller loin, et où moi j’irai bien (mourir peut-être : rêver), sans date, sans lointain, et de n’être appelé que par de la soif — me pencher sur les fleuves des Pays de langue inconnue : et boire, boire longtemps jusqu’à ne plus me voir dans les reflets des eaux noires, les rails de tous mes passés.
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un dépli — dans la chambre du mort
vendredi 15 avril 2011
Chorus - Since by man came death (Georg-Friedrich Haendel, ’Messiah’)
Texte écrit en écho, réponse, appel, à la séance 18 des ateliers d’écriture de la BU d’Angers proposée par François Bon.
Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. Que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé.
Marguerite Duras, La mort du jeune aviateur anglais
On est dans la chambre du mort, on y est peut-être depuis quelques minutes. Mais le mort ne l’est pas, mort — il respire, respire le plus lentement du monde, et c’est sans doute à ce moment là que le souvenir commence, quand je comprends que le mort est seulement mourant. Ma main est posée dans celle d’un adulte, serrée, tous autour parlent dans la langue étrangère de ce pays ; je ne comprends rien. On ne parle pas, on murmure, et ces mots sont plus étrangers encore. De lourds rideaux jaunes et rouges sont tirés contre la fenêtre, mais laissent passer un peu de lumière, c’est-à-dire : un peu de poussière. Plus on s’éloigne de la fenêtre, plus il fait sombre. Et le lit est posé à l’endroit le plus éloigné de la fenêtre. On reste combien de temps ? Le temps de saluer le mort (celui qui va mourir.) On sort soudain lentement. Je descends les escaliers et part en courant respirer la chaleur dehors.
Des années plus tard, l’image revient — mais comme altérée par autre chose qui lui fait écran. Désormais, je sais bien ce que c’est, veiller un mort. La veille d’un mort, dans ces régions du sud qui vivent encore la liturgie de leur terre, c’est chose banale. Il y a un mystère qui ne se résoudra jamais, c’est le lieu où je suis, et le nom du mort. Le visage est invisible aussi, mais c’est celui de tout les morts ; il n’y a pas d’énigme autour de lui. Il a le visage de qui va mourir, exactement comme on se le représente — un masque de peau tendue, des lèvres gercées, des yeux clos, sans terreur. Si je reviens sur l’image, il n’y aura que la chaleur, et la noirceur du lieu qu’on tient à distance de la lumière au-dehors pure, transparente, assoiffée. Et moi, au milieu, qui ne reconnais personne ; un oncle, une tante, un père. Peut-être ; je ne revois rien. Moi au milieu, retrouvé ici sans me souvenir de l’heure précédente ni du soir qui a suivi — l’annonce de la mort peut-être. Impossible de retrouver. Je reste avec la soif et ce silence étouffé.
Longtemps que je remets en cause cette image — un rêve, peut-être, ce ne peut être qu’un rêve, ou la fabrication d’un souvenir à partir d’autres images. Mais non. La précision du décor (j’ai encore dans la bouche la soif, et devant moi le tissu de ces rideaux, je peux en mesurer le poids rien qu’en fermant les yeux), et le souffle d’un mourant (est-ce que cela s’invente ?), la densité du silence qu’on chuchote. Quand il faut s’endormir et qu’il est impossible, humainement, de lutter contre la veille, enfant mais plus âgé, cette image revient, elle dure. Elle prend l’espace de toute une nuit. Et quand il faut la creuser, savoir qui, où, quand — non ; un mur. Toujours ce qui fait écran, et que j’ignore.
Il faudrait écrire, maintenant, puisque je sais que commence là le souvenir ; je veux dire : non les autres, mais la faculté de se souvenir, rendue possible, imminente, là — et pour être plus précis : juste après. Il faudrait écrire, mais non pas le mort lui-même, lui compte si peu dans le souvenir : non, ce qu’il faudrait dire, c’est ce qui a fait écran longtemps et qui s’impose désormais à moi comme la condition même de ce souvenir, et celle de l’écriture, de toute. Ce serait cette langue bruissante autour qui ne cesse pas, plane au-dessus du mourant. Comme un chant (ce n’en est pas un, mais c’est ainsi que la langue Corse m’apparaît, toujours, et peut-être cela vient-il de là) — une sorte de prière mais toutes tissées dans les banalités. Non, il y avait de la gravité, mais pas de tristesse, dans cette chambre et ces voix, une tâche à faire, veiller le mort, et on pouvait le faire en se donnant des nouvelles : celle du temps qu’il fait, la santé des enfants. Cette chambre du mort, est-ce qu’elle n’est pas devenue, pour moi, ensuite (mais déjà) la chambre d’écriture — et ces voix, les échos de ce que le livre viendrait recueillir, tendues au-dessus du corps immobile et encore chaud de celui qu’on veille sans le voir ? Silence parlé de l’intérieur de lui-même, en lequel il faut se tenir pour écrire, je veux dire : profondément. Ce qui commence après n’est pas seulement la suite de ce lieu, il est aussi sa reformulation, et tous les récits que je serai capable de rejoindre ne pourront aller que vers là, d’où ils viennent.

