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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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comment rejoindre ?
jeudi 23 décembre 2010
Big Jet Plane (Angus & Julia Stone, ’Down The Way’, 2010)« Il lui sembla que le creux qui se faisait en lui pour la joie ne se remplissait pas : il ne restait qu’un sentiment de sécurité neutre et un peu abstraite, qui était sans doute le bonheur de retrouver Irmgard. Il essaya de se pencher par dessus la barrière en s’accoudant plus haut ; il sentait son genoux heurter les croisillons de métal. « Comment la rejoindre ? » pensait-il, désorienté. »
Julien Gracq (La Presqu’île)
Image tenue à bout de bras tendus à travers les barreaux du jardin, essayant d’agripper un peu de la trace de ce matin-là, matin plus blanc que le gris sale du jour au-dessus des toits. Jour blanc sur le Jardin du Luxembourg, mais la grille est fermée : dans le froid, on reste un peu au-dehors, étonnés, désœuvrés, on regarde malgré tout, l’étendue pas encore foulée de poussière blanche sur le sol qu’on ne voit pas, nulle part. Il serait tombé tout cela dans la nuit ? On s’était dit les jours précédents, avec du mépris et de l’incompréhension, que le monde devait être bien pauvres en nouvelles pour que les journaux ouvrent tous sur ces histoires de pluie et de beau temps — et pourtant, impossible de ne pas s’arrêter sur ces images : ville qui a disparu sous quelque chose de liquide et froid, qui s’est changée en une autre ville qu’on reconnaît comme son masque mortuaire, surface, dépôt, projet futur d’une réalité impossible.
Les faunes du Parc que Verlaine avait chantés sont là encore, mais comme issus d’un autre décor, font vibrer tout ce qui les entoure avec une présence différente ; il n’y a pas de vent. Quand on fera le tour du Jardin (salut aux éditions José Corti) fermé sur toute la surface, les yeux toujours portés sur les surfaces blanches du parc, on aura une impression désagréable, comme un agacement sans objet. On réalise au bout d’un moment la nature du renversement. Ce n’est pas le Parc qui est enfermé entre ses grilles, mais nous dehors qui sommes prisonniers dans la ville. Lorsqu’on finira par rentrer, on remontera la rue Souffot : il n’y a plus que de la boue sur la route, et plus de neige, seulement des traces de pas sur les trottoirs.
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porte battante
mardi 14 décembre 2010
Time and Space (The Cinematic Orchestra, ’Ma Fleur’, 2007)
Cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un même jour […] les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communication entre eux d’après-midi différents.
Marcel Proust (À la recherche du temps perdu)
Peut-être que mon année n’aura pas rejoint sa rive — je déteste les bilans, n’en ferai pas, mais au moment de prendre ce train (le dernier du semestre), impossible de ne pas ressortir la pile de billets que je conserve, et les tenant à pleine main, peser le poids de cette année ne m’aura fait éprouver que du temps en moins : ne jamais thésauriser, c’est une manière de marcher, une façon de trouver le rythme de son pas et de chercher les endroits où le poser : les passages que disent les billets de train ne racontent pas cela, seulement des trajets passés.
Ces dernières semaines, il y a eu comme une accélération — les tâches sociales, toujours aussi insensées (n’en comprends aucune), et toutes ces choses laissées en cours jusqu’à ce que le cours me rattrape : affaires courantes devenues urgentes. Mais en laissant le temps passer sans l’écrire, je n’en garderai que son précipice le plus tenace : c’est bien. Les rues d’Avignon, les récits qu’elles racontent, les froids, les insomnies, les lectures qui demeurent, celles dont je ne garde que l’oubli, et la musique derrière tout cela qui fait avancer le temps. Il faudra l’écrire. Demain, pas aujourd’hui.
Ce doit être le contrecoup de cette moitié d’année soudain retombée, ou peut-être est-ce seulement de s’être réveillé trois matins de suite avant cinq heures du matin — fatigue immense comme la ville que j’ai dû remonter et redescendre six fois en deux jours, de sorte que, arrivé au bout d’elle, je m’écroule. Mais j’aurais pu faire un mètre de plus, s’il l’avait fallu.
Alors moi, au milieu ? Semaines en porte battante : me demande ce que je serai, de la porte ou du courant d’air qui la pousse. Du type qui essaie de franchir, qui attend le bon moment pour. Qui va s’élancer. Qui est sur le point de s’élancer. M’intéresse de moins en moins les projets, seul le geste : celui qui entraîne. L’hébergeur du site me demande si je veux renouveler : je dis oui. Je n’accumule pas cependant, juste besoin de fixer ces états de présent qui disent le mouvement.
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manque de carnage
dimanche 5 décembre 2010
Green Gloves (The National, Boxer, 2007)L’ennui : manque de carnage. Dans les bonnes époques, il est une préparation.
Henri Michaux (Passages, Notes au lieu d’actes’
Je me frotterais bien aux angles durs de cet immeuble, histoire de voir ce qu’il restera de ma peau, et de mes maladies, de mes langages trop souvent usés, histoire de voir ce qui sortira vivant en tout cas ; et si rien, je comprendrais, mais je n’accepterais pas.
D’ennuis en ennuis (je veux dire : d’habitudes en habitudes), il m’arrive de me dire que ce qui brisera l’ennui en sera une part. Une volonté moins bornée, une sorte de faiblesse concédée qui ne sera pas différente des retards annoncés des trains — on reste une heure au milieu des paysages, on attend, et puis le train démarre de nouveau, les deux femmes sur les sièges à côté continuent de râler (contre quoi ?), le train arrivera. On n’a jamais vu un train ne pas arriver. Mais on voudrait que le retard réoriente les directions. On voudrait que la nausée se change en colère. On voudrait aller plus loin que soi.
Le contraire du vertige ressemblerait à cela — cet ennui des arrivées prévues. Mais ça ne durera pas. Le carnage arrive, il est déjà là. Il grandit à mesure dans la tête, dans le ventre. Il mord sur chaque instant. Il est l’instant qui vient. Il est dans le pas qui va sur l’instant déjà perdu. Il est plus près de moi que la route que je prends, mais chaque pas le repousse. Chaque pas jusqu’à le rejoindre, et je serai là aussi pour l’emporter avec moi, mon pas qui l’accomplira, le sèmera.
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Felt_KMS
vendredi 3 décembre 2010
All The People I Like Are Those That Are Dead(Felt, ’Forever Breathes The Lonely Word’, 1986)
Sur la pochette il est coupé en deux, comme déchiré entre deux existences. Un peu flou.
La première fois, c’est Lloyd Cole qui revient en souvenir inoffensif. La K7 gagnée à un concours d’une radio fm, il fallait répondre aux questions sur minitel, une k7 de Lloyd Cole and the Commotions on était en 1986. Rattlesnake.
1986, l’année de sortie de ’Forever breathes the lonely world’. Monde parallèle. Dimension complexe qu’on appréhendait pas encore. Une sorte de coté obscur ou lumineux fermé par une frontière opaque. Dans une interview en 85 lorsqu’on demandait à Lawrence Hayward s’il aimait Lloyd Cole il répondait non. Vingt cinq ans plus tard, les deux se croisent certainement au bar des perdants magnifiques.
Dix albums. Dix singles. Dix ans d’existence. Il en aura fallu dix de plus (et Belle & Sebastian) avant de commencer à écouter leurs albums. L’année où l’on décide de changer d’existence. La K7 était déjà perdue depuis longtemps.
C’est plus tard que l’ombre un peu inquiétante de Lawrence Hayward arrive. Comme un double fantomatique marchant à nos cotés. En devient indispensable. Une douleur que l’on porte avec soi au quotidien comme une preuve d’existence. Le groupe n’existait déjà plus depuis longtemps.
Sur la pochette, un peu flou, il est coupé en deux, comme une photo que l’on déchire de colère. Une déchirure pour une autre. Œil pour œil. Petites vengeances dérisoires.
Les chansons avaient quelque chose de grave et de léger à la fois. Les notes et des paroles insidieuses qui mettaient un peu de temps à pénétrer l’épiderme mais ne le quittait plus ensuite. Ou bien juste l’espoir que ça soit réellement léger malgré les crispations au creux de l’estomac. On traînait ces années là avec ces filles au cœur trop malléable. Les filles de septembre dans les rues grises étaient comme ces chansons. Graves et légères à la fois.
Lawrence avait remplacé le cristal de la guitare de Maurice Deebank par les notes parfois un peu grasses de l’orgue de Martin Duffy. C’est lui coupé en deux sur la pochette. Un peu flou.
On changeait d’époque. Comme si les années se faisant plus pesantes il fallait épaissir le son, perdre en transparence. Comme ce long manteau noir dans lequel elle enveloppait les jours d’hiver.Sur la pochette il est coupé en deux, comme un billet de banque déchiré en deux dont chacun garde une moitié dans son portefeuille, lorsque l’on croit encore que les années, on dit des dix ans, permettront de les recoller.
Il reste les souvenirs d’attente dans la lumière avec cette voix dans les oreilles et toujours l’angoisse au creux du ventre, de ne pas savoir si l’on n’attendait pas pour rien. De ne pas savoir si ce n’était pas la dernière fois, de sentir le téléphone vibrer dans la poche, et voir la silhouette dans l’ombre de la nuit tombante au bout du quai.
La pochette de carton est effilochée aux extrémités, par trop de frottement. L’usure du temps. L’usure de la vie. Comme l’on s’use les épaules en rasant les murs de trop près. To feel, felt, Felt. Ressentir. Feutré aussi. Les mots ont toujours un sens. Pourtant la voix de Lawrence faisait souvent comme des petites piqûres. Des brûlures de minuscules gouttes d’acide sur la peau.
On était tiraillé comme ça entre deux. Le coté pile et le coté face ne peuvent jamais être côte à côte, ne jamais se rejoindre. Juste une illusion d’optique tant que la pièce tourne assez vite. L’orgue un peu gras rassurait plus que le cristal, il fallait plus de corps pour oublier celui que l’on allait perdre.
Les rituels presque par superstition. Les petits gestes. On se prenait parfois à danser sur la jetée au gré des ombres, jetant le monde dans l’oubli des eaux sombres.
On se prend plus tard, à revenir comme par habitude, sans plus rien espérer du ciel ou de l’enfer. On se prend à revenir parce que quelque part sur l’horizon qu’on usait de nos yeux guettant son arrivée, on a laissé un peu de soi. Des morceaux déchirés. On se prend à guetter des fantômes. Tout ça ne dure toujours qu’un temps. Il y a un moment où il faut choisir son camp.
Des chansons de Felt, il reste toujours des bribes d’échos persistants après qu’elles se soient terminées. Un reste de réverb ou simplement l’impalpable notion du souvenir du plaisir.
Sur la pochette, un peu flou, il est coupé en deux, comme déchiré. Certains passent leur vie à recoller les morceaux. Les chansons de Felt sont comme les pièces d’un puzzle que l’on assemble patiemment. J’ai toujours préféré la deuxième face. On finit toujours par choisir un coté où tomber.
It’s better to be lost than to be found
I should listen hard to the voices from within
They are telling me that I’ll never win
I should save myself I shoud save myself from sin
But I wouldn’t know where to beginKMS
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #18, j’accueille KMS — dont le site est depuis quelques années pour moi (ne suis pas le seul) une sorte de radio toujours ouverte, sur les souvenirs (les siens, ceux que je n’ai pas), la musique (une certaine idée de — rapport au temps, à la trace laissée, à leur présence vive), la mélancolie du rock qui tiendrait dans sa puissance à dire le temps de son inscription (et à la la faire durer). Une manière aussi de lire l’histoire et la vie dans la musique qui s’en empare.
Le mois dernier, il écrit un texte sur cette impossibilité de parler de Felt : d’en parler vraiment, de l’intérieur. Pas faute d’avoir essayé, apparemment. (Et moi aussi). Proposition naturelle alors : lui ouvrir ce matin, prétexte des vases communicants, ces carnets — et faire le pari qu’à la faveur de la déterritorialisation, on pourrait mieux dire, ou au moins approcher plus près ce que dans notre espace propre on manque, quand bien même ce manque devient aussi une manière de dire le rapport qu’on a avec cette musique.
Je dis tout cela dans le partage, évidemment.
Qu’il écrive sur Felt (et cela précisément, sur Felt) conjure l’impossibilité que j’ai eu moi, à l’écrire — le manque n’est pas comblé, sans doute, mais au moins est-il prononcé (et par quelqu’un d’autre, et ici : tout cela est bien, tout cela est juste).
Je ne connais pas KMS — il y a un an, il se trouve qu’on était (on s’en est rendu compte après) au même endroit au même moment, au concert de Peter Walsh à l’Européen. Le texte que j’ai écrit (non pas pour lui, mais chez lui, donc), est une manière de rencontre aussi — un partage encore, de ce qui n’a (eu) lieu que dans la musique.
Merci à lui pour l’accueil sur son site
Et suivre d’autres vases communicants — (46 ce mois…) tout cela (encore !) sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier…
– Daniel Bourrion et Urbain trop urbain
– François Bon et Michel Volkovitch
– Christine Jeanney et Kouki Rossi
– Anthony Poiraudeau et Clara Lamireau
– Samuel Dixneuf-Mocozet et Jérémie Szpirzglas
– Pierre Ménard et Christophe Grossi
– Michel Brosseau et Jean Prod’hom
– Lambert Savigneux et Silence
– Olivier Guéry et Joachim Séné
– Maryse Hache et Cécile Portier
– Anita Navarrete Berbel et Landry Jutier
– Anne Savelli et Piero Cohen-Hadria
– Feuilly et Bertrand Redonnet
– Arnaud Maïsetti et KMS
– Starsky et Random Songs
– Laure Morali et Michèle Dujardin
– Florence Trocmé et Laurent Margantin
– Isabelle Buterlin et Jean Yves Fick
– Barbara Albeck et Jean
– Kathie Durand et Nolwenn Euzen
– Juliette Mezenc et Loran Bart
– Shot by both sides et Playlist Society
– Sourire du reste et Barbara Albeck
– Gilles Bertin et Brigitte CélérierMots-clés
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la chambre de vision
mercredi 1er décembre 2010
Colors And The Kids (Cat Power, ’Moon Pix’, 1998)De N...
... On n’a plus le droit de voir hors de la chambre de vision. Vous comprenez, il y avait trop de monde dehors. Comment les surveiller ?
Ils allaient partout. Il devenait pratiquement impossible de les tenir et puis, forcément, ils recevaient par les spectacles de la rue et de partout des impressions diverses.
Alors ? L’Unité d’un peuple, nous n’allions quand même pas la laisser partir en miettes...Henri Michaux (Face aux verrous, ’XI. Nouvelles de l’étranger’
Remonter la pente, on dit cela, non ? Mais la pente est froide (ce n’est pas la pente, évidemment, c’est l’air autour, mais quelle différence). Plus les rues sont longues ici, plus elles sont froides — c’est un fait, je ne lutte pas contre les faits. J’avance seulement parce que la rue continue, et s’il fait froid, la rue n’y peut rien. La semaine tout entière s’y agglutine. Je la remonte.
Dans le contre-jour (le contre-jour lui aussi est plus féroce dans le froid, ce doit être une question d’horizontalité de la lumière, de pesanteur de l’air ?), impossible de voir un seul visage. Tant mieux, dit la voix en moi qui ne saurait pas les regarder. Mais les corps qui me frôlent sont là pour dire la ville. Pourtant, quelque chose m’inquiète. Personne ne remonte dans la même direction que moi, et il me semble que je suis seul à avancer par là.
Rêve : je marche dans les couloirs d’un bateau qui coule. Et j’avance pour remonter à la proue encore immergée. Mais tous les passagers que je croise vont dans l’autre sens, persuadés qu’eux marchent vers la surface. Mais on ne voit pas les visages : et comment parler à qui n’a pas de visage.
Du Louvre, garder les images de la lumière et du contre-jour dans le ciel noir au-dessus de la tête. Les seuls visages que je vois sont sur les tableaux accrochés. Et dans la tête, les visages des morts.
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ballade — solutions d’un rêve
vendredi 26 novembre 2010
Malmo Livs (Lady & Bird, ’La Ballade of Lady & Bird (live)’, 2009)Musiciens à la voix argentine,
Doresnavant comme ung homme esperdu
Je chanteray plus haut qu’une bucine :
Helas si j’ay mon joly temps perdu.
Puis que je n’ay ce que j’ay pretendu,
C’est ma chanson, pour moy elle est bien deue :
Or je voys voir, si la guerre est perdue,Clément Marot ([Adolescence Clémentine, ’Ballade — ’De soy mesme, du temps qu’il apprenoit à escrire au Palais à Paris’)
On me montre le livre, on me dit que je l’aurais écrit (je n’en ai aucun souvenir, aucun désir), je le prends, et le soupèse ; sur la couverture, c’est bien mon nom, mais je ne le reconnais pas. Je le repose, et voilà qu’on me le remet entre les mains (ces sourires qui m’entourent m’écœurent, moi, je veux seulement sortir, il fait si chaud dehors, du moins, je crois).
Je l’ouvre — aux premières pages, je vois qu’il s’agit d’un journal, d’un récit sous forme de journal, ce que je déteste (avec le nom d’une ville, puis la date, et le texte, etc.). Cela m’écœure encore plus. On appuie sur moi des regards bienveillants, doucereux, insupportables.
Sur les dernières pages, le livre est imprimé avec mon écriture, ma mauvaise écriture irrégulière, trop hâtive, imprécise, ronde. C’est trop. Je repose une seconde fois le livre, et en sortant (tout le monde a disparu), je répète à voix haute la phrase qui terminait le livre, certain qu’au réveil je l’aurais oubliée — au réveil je ne l’ai pas oubliée, mais elle n’a aucun sens : toute une vie vaut bien cette guerre.
Il y a une chute au rêve : elle est venue longtemps après le réveil. Quand je suis sorti, dans le soir encore clair, près de la poste, deux personnes discutent violemment, au loin, je vois que c’est une jeune fille et un homme, très grand, immense, lui s’emporte surtout. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils vivent dans la rue ou parce que l’homme est impressionnant, mais personne ne vient s’interposer entre les deux : je suis trop loin, j’entends les cris, c’est dans la galerie commerciale, on passe à côté d’eux, personne ne dit rien. L’homme est très menaçant. Quand je passe, il semble calmé, et la fille (dont le visage si jeune est démenti par un regard de vieillard) lui prend les mains, elle dit (voix d’ailleurs, et syntaxe comme d’un autre siècle, posée, comme tirée tout droit du phrasé des romans anciens) : ne me fais pas la guerre, ça ne vaut pas.
Elle répète, non, ça ne vaut pas, et le type lui tourne le dos et s’en va dans une injure ; elle, elle reste là. Quand elle pose les yeux sur moi au moment où je passe, elle me regarde avec méchanceté, s’éloigne, et c’est à moi, je crois, qu’elle adresse l’injure.
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ces feux à la pluie
jeudi 25 novembre 2010
Rainstorming (Birdy Nam Nam, ’Birdy Nam Nam’, 2005)Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre. — Douceurs ! — Ces feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. — Ô monde !
A. Rimbaud (Illuminations, ’Barbare’)
En transparence, la ville se laisse pénétrer par la lumière noire du matin, et la découpe des tours au loin est rayée, de bas en haut, ou de haut en bas, tant le vent réorganise le sens du monde dehors.
Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.
A. Rimbaud (Illuminations, ’Enfance, IV’)
Toute chose égale par ailleurs : la hauteur des tours, la longueur des traces, la surface de ma vitre — impossible de faire le point : je ne peux voir que les gouttes-là, au premier plan de ce matin-ci. J’ai sur la table les livres sur lesquels je travaille. L’écran de l’ordinateur posé devant les livres organise souplement les perspectives (le dictionnaire, la feuille nurmérique où j’écris, les réseaux, la densité des flux d’information dans lequel je puise aussi). Mais là où l’écran spatialise les épaisseurs, la vitre sur ma droite écrase. La pluie s’est arrêtée pourtant les gouttes tombent encore.
J’ai soif, si soif ! Ah ! l’enfance, l’herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze… le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte-Vierge !… — Horreur de ma bêtise.
A. Rimbaud (Une saison en Enfer, ’Nuit de l’enfer’)
Je pourrais tendre la main pour boire à la pluie posé pour moi, mes doigts se heurteraient à la paroi froide de ma réalité. Une douleur de plus, un manque de plus ; tu vois, je n’ai pas vraiment froid et les lignes s’accumulent sur l’écran (mais à mesure quel manque se creuse ?), et l’orage a quitté la ville. L’eau aurait pu laver la vitre, au lieu de cela, elle laisse de profondes traces de poussière, des sillons vides qui laissent voir leur ventre.
Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié !
A. Rimbaud (Une saison en Enfer, ’Adieu’)
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en coup de vent
mardi 23 novembre 2010
Idiot Wind (Bob Dylan, ’Blood on the Tracks’ (NY Sessions), 1975)La chaussée est très large, en sorte
Que l’eau jaune comme une morte
Dévale ample et sans nuls espoirs
De rien refléter que la brume,
Même alors que l’aurore allume
Les cottages jaunes et noirs.P. Verlaine (Romances sans paroles, ’Streets’)
J’aurais passé moins d’une révolution de soleil à Paris — pied posé sur la grande ville un peu avant midi, et à six heures du matin le lendemain, j’étais parti : j’aurais vu le jour, puis la nuit, et puis l’aube encore : mais moins d’un jour, c’est le temps passé ici : moins d’un jour, et le reste de la semaine ne durera pas plus longtemps.
J’ai si bien organisé mon temps (je veux dire : cloisonner : l’organisation m’ignore), que je ne sais souvent pas le jour qu’il fait : à part lundi (et dimanche, veille de). Pour les autres jours, il y a seulement le matin, et l’après-midi. Tâches assignées au matin et à l’après-midi opposées : flux de travail différents. Mes seuls repères.
Il n’y aurait donc que les photos pour me dire le jour qu’il était : qu’il fera, évidemment, puisque je prends toujours les mêmes, aux mêmes lieux, aux angles presque semblables. Lu cette phrase, quelque part, sans me rappeler où : ’l’avenir aura déjà eu lieu.’
Sous la toise de cet arbre, la ville paraît rentrer toute, et moi dessous encore, prenant la photo au passage le plus vite possible, moi évitant le froid et le regard (celui de l’immeuble sur moi, mais évitant le mien aussi sur les immeubles : cela me ferait perdre trop de temps), passant en coup de vent, coup de vent moi-même, provocant le coup de vent qui m’emmène, passant seulement d’un jour à l’autre en moins d’un jour.
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la forme des lettres change plus vite, hélas, que le cœur de la ville
lundi 22 novembre 2010
City Talks (Syd Matters)Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L’immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel) ;C. Baudelaire Le Cygne
Jusqu’à la fin, on lirait la ville sur elle, il suffirait de suivre du doigt ses parois pour s’y rendre, on irait de plus en plus auprès d’elle, comme dans l’Innommable, au point central de sa condition, il n’y aurait qu’un mot qui la dirait, la boucle bouclée sur elle-même la dirait et rendrait le silence légitime, enfin : au seul espace où le silence pourrait l’être, dira-t-elle.
Des mots, mais pas les mêmes, on lit : on voit bien les lettres, mais ce qu’elles disent est trop souvent recouvert par elles-mêmes, qu’est-ce qu’on peut lire ? Je corrige : on ne voit que la forme des lettres, jamais les lettres en elles-mêmes. La ville dira qu’elle n’a rien voulu dire, qu’elle dira ce qui se prononcera, parlera dans sa bouche, ivre du sang.
C’est près de la Rue Nollet que j’ai pris la photo à la ville : en face, la salle de concert et la file qui attend, le billet à la main. Sur le trottoir où je suis, la boutique est fermée : rideau de fer descendu couverts de graffs tracés vite, en plusieurs fois peut-être (il faut graffer en regardant constamment derrière son épaule que les flics ne vous voient pas : d’où la vitesse, l’approximation — nécessaire à la langue parlée sur les murs de la ville). Des graffs qui s’effacent les uns les autres à mesure qu’ils parlent, dialoguent, racontent leur histoire.
Jusqu’à la fin, on cherchera le sens de ces mots, on ne verra pas qu’ils nous mèneront à les lire, que le sens est précisément celui qui nous emmènera : l’endroit où précisément on ne saura pas les lire : on lèvera les yeux sur d’autres murs encore qui raconteront d’autres histoires, et ceci jusqu’à la fin jamais atteinte de la ville, tue.
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le site, en mon absence
vendredi 19 novembre 2010
Vier Lieder op. 2 — "Schenk Mir Deinen Goldenen Kamm" (A. Schoenberg — au chant : Sandrine Piau)« Ici a lieu l’avoir-lieu, lui-même sans lieu, sans espace réservé ni consacré pour sa présence, de la communauté : non dans une œuvre qui l’accomplirait, et encore moins dans elle-même en tant qu’oeuvre (Famille, Peuple, Eglise, Nation, Parti, Littérature, Philosophie), mais dans le désœuvrement et comme le désœuvrement de toutes ses œuvres. »
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée
Ces moments loin du site, loin d’écrire ici, je ne les choisis pas, ne les provoque pas. Ils viennent, ils arrivent, je les accepte. Ils ne sont pas nombreux, il ne durent pas longtemps. Une semaine, pas plus. Et quand on revient, on sait qu’on est resté longtemps loin parce qu’il faut de nouveau entrer les codes d’accès — le lieu ne nous reconnaît plus d’instinct, sa mémoire n’a pas duré jusque là, on ouvre la porte sur une maison gardée dans le noir longtemps volets fermés, on avance précautionneusement comme un voleur, on ne fait pas de bruit, on ferme la porte sur soi lentement.
Ce n’est pas le dehors qui m’a empêché ces derniers jours, la vie sociale, le reste : le dehors empêche de toute manière, trouve toujours ses raisons ; il n’a pas avoir de raison pour empêcher, interrompre. M’apparaît surtout l’évidence que l’interruption du site a sa nécessité, qu’elle fait partie aussi de son écriture, et qu’à cette respiration je suis aussi soumis : puisqu’elle permet qu’entre batte quelque chose qui puisse essouffler ma vie, peut-être, autant que possible, dans la faible mesure de ma faible présence ici.
Le lieu vit peut-être qu’on l’habite, mais vit aussi des temps morts où on le laisse, inoccupé et désœuvré — et le site n’est rien d’autre qu’un espace : un espace en accroissement renouvelé, sans terme, sans autre frontière que le prochain mot qui l’agrandit : mais un espace, tout de même, en action et en mot, un avoir-lieu sans lieu dans lequel parler n’a de sens que dans le geste qui permet de parler ensuite, après la fin.
Espace où survit en absence ce qui pourrait recommencer ma présence : quand on revient, on mesure le temps à la surface de poussière qui s’est déposé sur tel meuble, on pose le doigt, la trace qui se creuse ponctionne moins le temps passé qu’elle ne désigne la place d’un désir prochain, à inventer.
