Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
nouvelles du jusant
mercredi 10 novembre 2010
Riptide (Laura Veirs, ’Carbon Glacier’, 2004)Ors sui, et ordoiez doit aler en ordure :
Ordement ai ouvré, ce set cil qui or dure
Et qui toz jors durra : s’en aurai la mort dure.
Maufez, com m’avez mors de mauvese morsure !Rutebeuf, Le Miracle de Théophile
Aussi loin du bord que du large, sans aucune proximité avec rien, ainsi exsangue de mer jusqu’à cette soif et du bord et du large, contradictoire et permanente ; les bouées autour flottent sur la boue, cette vase humide et enfoncée de toute part sous son propre poids — ni sur terre, ni au large, cet espace désolé des marées basses, cet espace d’orgueil et de supplice du jusant. Bastille ce soir où je note vite ces lignes est plein de lumière sous la pluie qui efface tout cela. Les bateaux accrochés à rien dans la mémoire attendent quelque chose qui est déjà passé. Rue Lappe à gauche, la soif toujours.
Il n’y aurait maintenant pour moi, comme secours, que de la musique baroque, les chants de l’Astrée, ou Rutebeuf (je ne peux pas reculer plus loin, Catulle est devenu illisible, mon latin est trop oublié), que cela, et encore — oui, me faut quelque chose de lointain, qui sera plus neuf que tout : à l’endroit où je me suis retrouvé, ici et maintenant, ne sais encore qui de l’appel du large ou de la terre l’emportera. Mais à la pointe du jusant, il arrivera bien un jour prochain, imminent peut-être, que le couteau tranche : quand il tranchera, que ce soit l’artère, le sang répandu de quelques nuits, ou la corde : je en sais pas : peu importe. Nager au-dessus de vingt mètres de profondeur ou danser dans la vase — que ce soit ceci ou cela, peu importe : mais ensuite rejoindre.
-
ensemble, l’oubli
dimanche 7 novembre 2010
Fade Together (Franz Ferdinand, ’You Could Have It So Much Better With Franz Ferdinand’ (2005))C’était, au demeurant, l’excellente santé des vertus et des vices, le tranquille agissement des cervelles communément conformées, la réalité pratique des idées courantes, sans idéal de maladive dépravation, sans au-delà ; en somme, les découvertes des analystes s’arrêtaient aux spéculations mauvaises ou bonnes, classifiées par l’église ; c’était la simple investigation, l’ordinaire surveillance d’un botaniste qui suit de près le développement prévu, de floraisons normales plantées dans de la naturelle terre.
Joris-Karl Huysmans, À rebours (Chapitre XII)
L’heure indique sans doute l’endroit où je suis : mais à travers la pluie, et ma vue plus mauvaise que cette nuit, je vois sur l’horloge là-haut plusieurs aiguilles en mouvement — alors je ne suis pas vraiment ici. Je monte le volume de la musique dans mes oreilles, prends la photo sans viser et m’en vais, irai vérifier chez moi l’heure, et la pluie, et la position de la nuit.
Mais quand j’y repense — ce n’était pas la lumière sale, ni la pluie qui tout compte fait ne tombait plus qu’à peine, ni la musique qui rendait seulement plus palpable la froideur du premier automne : non, ce n’était rien de tout cela qui m’empêchait de voir l’heure là-haut, mais cette foule de jeunes gens cravatés, les filles talons haut ; plusieurs dizaines qui s’étaient donnés rendez-vous au pied de la basilique, près du square, pour sortir, après (si j’ai bien compris les bribes de conversation que je saisissais malgré moi) l’oral d’un examen particulièrement décisif — les parfums des jeunes filles rendaient l’air irrespirable, et leur rire.
Toute cette palpitation vaine des êtres, ce grand défoulement réglé comme faisant pratiquement partie de l’examen, les corps prêts, dans le petit soir, pour s’user à tout ce que la nuit compte de possibilités pour fuir le jour et l’oublier : enfin, la grande idée du siècle : on irait là où les corps se rassemblent pour partager un peu de cet oubli. L’alcool aide, mais ce n’est pas cela qui compte. Ce qui compte, c’est d’être ensemble, ensemble on n’a pas peur de l’avenir, il n’existe pas, il n’y a que du présent qu’on fait danser autour de soi, avec lequel on joue, comme un partenaire emprunté au soir juste pour ce soir.
Ils s’étaient retrouvés à l’heure dite, et à l’heure dite, ils étaient partis. Mais moi, j’étais loin, j’avais froid, la nuit commençait pour moi qui ne devrais pas l’oublier.
-
Où m’emmènent leurs noms_
Laurent Margantinvendredi 5 novembre 2010
Où m’emmènent leurs noms, se demandait-il. Où m’emmènent ne serait-ce que leurs noms de rue, partout où je vais, partout où j’habite, partout où j’ai habité, parfois une seule année ou quelques mois. Il m’arrive même d’oublier les lieux habités pour ne me souvenir que des noms de rue, dont certains peuvent me hanter des années après. La rue Montcalm. La rue Hortense Foubert. L’allée des bois. (Et je reconstitue ou crois reconstituer alors l’ordre des années.) La rue de l’université. La rue des Anglais. La rue du chemin vert. Le quai Lapicque. La rue du château. La rue de la source. Des noms de rue, encore des noms de rue dans une ville imaginaire, bâtie par moi et seulement par moi, disait-il pour aussitôt se reprendre : non, bâtie par eux, qui m’emmènent je ne sais où avec leurs noms, car je n’ai pas choisi tel ou tel nom pour telle ou telle rue, je n’ai pas composé ce grand réseau des noms de rue sur la carte sans doute affichée dans une salle de la mairie où travaillent un ou plusieurs employés à la recherche des noms de rue (et de place, de square, etc.). Je ne les connais pas ces grands nommeurs, mais je les sens derrière moi, en moi, agissant sur moi année après année, habitation après habitation. La rue des Anglais à Conflans Sainte Honorine, quel sens ça avait ? Alors j’ai déplacé la rue des Anglais à Saint Malo, une rue choisie au hasard s’appelait désormais la rue des Anglais, qui convenait mieux là-bas. Et j’ai rebaptisé la rue des Anglais de Conflans Sainte Honorine rue des bateliers, qui me convenait mieux. Je ne vais pas me laisser dicter leurs noms, je refuse qu’ils m’emmènent où ils veulent avec leurs noms de rue, c’est fini le passé en moi qu’ils fabriquent avec leurs noms de lieu à eux, leurs inventions qui n’ont été, ne sont et ne seront jamais les miennes ! La rue des Anglais déplacée, très bien. Si en souvenir je vais à Conflans Sainte Honorine, je vais à la rue des bateliers (dont on entendait sonner les péniches les soirs de jour de l’An), pas à la rue des Anglais que je ne veux plus voir, dont je ne veux plus entendre parler. Car lorsque j’y marchais j’étais immanquablement piégé par une sensation d’Angleterre, des mots anglais me venaient à l’esprit et je me sentais alors habiter un pays que je n’avais pas choisi, où je n’avais mis les pieds qu’une seule fois, de manière tout à fait épisodique et insignifiante, sans que rien de ce pays ne m’intéresse ni ne m’attire, au point de ne plus jamais avoir envie d’y remettre les pieds, même pas dans une rue des Anglais loin de l’Angleterre ! Il y a heureusement des lieux habités en moi sans aucun nom de rue, continuait-il, des lieux vacants, des lieux vides de tout nom, qu’en faire ? Mais de ceux-là je m’occuperai plus tard. La rue Montcalm, enfant, déteignait sur moi sans que je m’en rende compte, elle s’inscrivait en moi comme le premier lieu habité dont je n’avais gardé aucun souvenir, aucune empreinte sinon le nom rue Montcalm, une rue de Paris dans le dix-huitième arrondissement où « nous » (j’étais compris dans ce « nous » alors que je n’ai aucun souvenir du « je » que j’étais dans ce « nous ») étions restés un ou deux ans, pas plus (je ne sais même pas combien de temps exactement), empreinte, continuait-il, à travers laquelle le nom me dictait sa loi, sa signification imaginaire : mon calme, oui, la rue où tout avait été paisible et reposant quand ce qui suivit – les immenses immeubles auxquels n’est associé aucun nom de rue – n’avait été que bruits, agitation et tambours nocturnes, que rues et avenues dangereuses à traverser, que cris d’enfants à entendre, que leçons à répéter, que mots à ingérer les uns après les autres comme de mauvaises pilules, oui, la rue Montcalm était le paradis perdu de la toute première enfance, de l’allaitement silencieux, la fenêtre dont je n’avais aucun souvenir donnant très certainement sur une rue déserte à certaines heures où « on » aimait se pencher (vague souvenir de photographies montrant cela), la rue Montcalm où il dut y avoir du bonheur dont je n’ai aucun souvenir, du bonheur pur – c’était cela que disait le nom, malgré moi en moi, et désormais sans moi. Je ne suis jamais retourné à la rue Montcalm voir si ce bonheur pur y avait été réellement possible, ajoutait-il songeur, non, je ne me suis pas laissé berner par ce nom en guimauve qu’on mâchouillait devant moi avec nostalgie, comme si rien de ce qui avait suivi n’avait été à la hauteur. Non, j’ai préféré effacer les noms un à un, et quand, bien plus tard, adulte déjà, je suis retourné vivre à Paris pour habiter la rue du chemin vert, je me suis efforcé de ne pas l’associer à la rue Montcalm, car là aussi le bonheur pur n’y était plus, n’y avait jamais été, même si venait bien sûr à l’esprit le quartier des maraîchers disparu depuis si longtemps, un chemin vert y conduisant ou ramenant à Paris qui n’avait pas encore poussé jusque là ; non, j’ai habité la rue du chemin vert en essayant de ne pas me laisser emporter par la beauté de l’image, par la grâce d’une histoire fictive, car tous les noms de rue semblent avoir une fonction pacificatrice, une utilité au fond touristique, vous et moi habitant « nos » villes, n’est-ce pas, en touristes, passant là une ou deux années, ailleurs cinq, puis peut-être dix, voire toute une vie prisonniers d’un nom que vous et moi n’avons pas choisi, les noms des personnages étant peut-être les pires, en Allemagne la rue Konrad-Adenauer est celle que j’ai détestée le plus (car au fond, souvent rétrospectivement, j’ai détesté devoir habiter un nom, j’ai détesté devoir me loger dans l’imaginaire des grands nommeurs dont je n’ai jamais vu et ne verrai jamais le visage), car j’avais et ai en horreur Konrad Adenauer, figure du patriarche allemand ayant subrepticement réintégré des centaines d’anciens nazis dans l’administration de la RFA tout en se faisant passer pour un grand démocrate, oui, cela me faisait mal au ventre de devoir habiter cette rue accueillant l’administration fiscale et le gouvernement régional, d’habiter au bout de cette rue, pas loin des champs et des jardins portant ce nom ignoble de Konrad Adenauer, « conservateur » planqué sous le troisième Reich mais qui sut recycler après-guerre les ex-nazis, un vrai conservateur donc, ce qui montre bien que les meilleurs éléments d’une dictature peuvent être tout à fait recyclables dans une démocratie, mais passons, j’ai eu dès le premier jour horreur de ce nom de rue, cela me gâcha les trois années que je dus y habiter, avec chaque jour le visage de Konrad Adenauer le conservateur dans la tête, j’espère ne plus jamais avoir à habiter un jour une rue Konrad Adenauer, je ferai tout pour l’éviter, comme je ferai tout pour éviter d’habiter une rue François Mitterrand ministre de la justice sous la quatrième République responsable de l’exécution de dizaines de militants indépendantistes algériens, je ferai tout pour éviter d’habiter une rue portant le nom d’une telle crapule, il me semble même que je serais tout à fait capable de débaptiser une telle rue à ma manière, c’est-à-dire à coups de pioche (et disant cela il mimait le geste de), oui, débaptiser à coups de pioche tous les panneaux de rue, tous les noms des grands nommeurs avilissant « nos » villes, polluant « nos » rues de leurs sales noms, leurs villes, leurs rues en fait (mais où leurs visages ?), villes imaginaires que je n’ai jamais voulu habiter, d’où le fait que j’habite désormais à la campagne dans un trou perdu choisi exprès parce qu’il ne porte aucun nom, si bien que j’ai dû renoncer à toute adresse postale ! Tous les noms me pèsent énormément, dit-il alors, tous sans exception, même le mien que je n’ai évidemment pas choisi, ce prénom annonçant de manière tout à fait abusive quelque laurier, et ce nom de famille correspondant, m’a-t-on dit sans que cela m’intéresse, à une colline en Normandie, qu’ai-je à voir, moi, avec le laurier et la Normandie où je ne mets jamais les pieds, qu’ai-je à voir avec ces prétendues origines purement imaginaires alors que je devrais porter un tout autre nom, un nom que je n’ai pas encore trouvé, que je ne trouverai jamais d’ailleurs car je me fiche bien de porter un nom quelconque, d’habiter un nom, malaise lorsque je dois inscrire le mien sur quelque fiche pour grands nommeurs, malaise de devoir apposer quelque part une empreinte nominale. Je ne signe rien.
Laurent Margantin
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #17, j’accueille Laurent Margatin — de œuvres ouvertes, ’revue de littérature’ : écriture exemplaire prenant le parti du numérique pour explorer les littératures germaniques (Kleist, Thomas Bernhard, le romantisme allemand), les écritures contemporaines, ou les auteurs de l’Océan Indien — Laurent vit actuellement à La Réunion.
Étrange, quand je reviens sur cette expérience des vases communicants commencée il y a un an, de constater le nombre d’échanges passés avec des auteurs vivants hors mes frontières. Le Québec (et même plusieurs fois), Israël, l’Afghanistan, la Réunion : frontières qui ont la fois peu de sens concernant de tels échanges qui n’en connaissent pas, et qui forcent cependant à se poser la question du lieu d’où l’on parle, et surtout qu’on investit : la littérature, assaut contre les frontières. (Kafka)
J’avais été marqué par le livre de Laurent, Insulaires (à lire aussi, L’Enfant neutre, tous deux sur publie.net) : fictions d’un monde coupé, aux lois propres mais dont l’étrangeté même me dévisageait, moi, vivant ici, sur le vieux continent.
Le texte qu’il m’adresse ici est issu d’un travail en cours — on lira sans doute prochainement sur son site, ou aux éditions publie.net, l’ensemble d’où il est issu. Je le mets en ligne ici, dans cette ville qui a été un immense port aux siècles passées, mais dont la mer est à une heure de voiture. Ici, dans une rue qui porte le nom de la capitale d’une île où je ne suis jamais allé.
Merci à Laurent pour l’accueil sur son site
Et suivre d’autres vases communicants ce mois — tout cela (encore !) sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier…
– Anne Savelli et Christophe Grossi
– Pierre Ménard et Daniel Bourrion
– Lambert Savigneux et Isabelle Butterlin
– Cécile Portier et Joachim Séné
– Marianne Jaeglé et Olivier Beaunay
– François Bon et Bertrand Redonnet
– Kathie Durand et Nolwenn Euzen
– Landry Jutier et Jérémie Szpirglas
– Anita Navarrete-Berbel et Lauran Bart
– Juliette Mezenc et Christophe Sanchez
– Murièle Laborde Modély et Sam Dixneuf-Mocozet
– Urbain, trop urbain et Scritopolis
– Arnaud Maïsetti et Laurent Margantin
– Piero Cohen Hadria et Brigitte Célérier
Mots-clés
-
des cadavres en moi
mardi 2 novembre 2010
Where Gravity Is Dead (Laura Veirs, ’Year Of Meteors’ [2005])A l’âge d’homme, j’ai vu s’élever et grandir sur le mur mitoyen de la vie et de la mort une échelle de plus en plus nue : le rêve. Ses barreaux, à partir d’un certain progrès, ne soutenaient plus les lisses épargnants du sommeil. Après la brouillonne vacance de la profondeur injectée dont les figures chaotiques servirent de champ à l’inquisition d’hommes bien doués mais incapables de toiser l’universalité du drame, voici que l’obscurité s’écarte et que VIVRE devient, sous la forme d’un âpre ascétisme allégorique, la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n’exprimerons qu’incomplètement faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance. Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime.
René Char, (Fureur et Mystère, XXII « Partage formel », in Seuls demeurent (1938-1944))
Des massacres, j’en suis plein — mais qui pour me juger ? Et des envies de fuir, quand tout est là, quand tout n’est pas assez là. Des cadavres en moi, des dizaines, chaque jour il m’en vient, des plus chargés de cadavres eux-même, cela ne fait pas de moi un monstre, ni un surhomme.
Des échelles que je me dresse pour sortir vivant du jour, j’en ai autant : et des longues, des interminables jusqu’au ciel, des qui ne voient jamais de sol au-dessus, qui s’appuient sur des ruines aussi fragiles et légères que — mettons — du papier : combien de grammes de papier faut-il pour supporter une échelle ? C’est un calcul qu’il m’arrive de faire, et de refaire. Je me passe de papier : il me reste l’échelle : je la pose contre des pages virtuelles. L’échelle, elle, n’en a que faire, elle monte. Elle ne m’attend pas.
Il y a quelque part, sans doute, un endroit où cela arrive : où les choses arrivent. Je n’y suis pas. Moi, je suis dans les massacres (pas les grands, les historiques, les fatals) : ceux qui mettent à mort les cellules mortes de mon visage, les ongles tombent, les cheveux. Les vies que je rêve pour des autres que moi qui portent mon visage, mes ongles et mes cheveux.
Dehors, le jour perd une heure. Encore. Personne pour la réclamer. Dehors, le jour s’en accommode avec la nuit, qui vient alors une heure plus tôt.
Des massacres, j’en suis plein — je vois mon corps tomber au milieu : je le vois comme n’importe quel autre corps. Et je me demande qui est celui qui le regarde, qui vient ensuite l’écrire ; je me demande — dans le rêve, la question brûlait, impossible de répondre — s’il faut monter ou descendre l’échelle.
-
ce tombeau très loin sous la terre
vendredi 29 octobre 2010
All Along the Watchtower (Bob Dylan - Live Before The Flood (with the Band), [1974])Qu’on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief, — très loin sous la terre.
Je m’accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.
A une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s’implantent, les brumes s’assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !
Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l’épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu ? C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.Arthur Rimbaud, (Illuminations, ’Enfance’)
J’assiste à la fondation des villes — j’y ai toute ma part, je suis d’ici, j’ai tous les droits et aucune repentance.
J’assiste pour toujours à la fondation des rues, je regarde, me penche jusqu’à tomber : j’observe : les cloisons étanches, mille petits tombeaux serrés : les bases où élever des tours qui ne tomberont jamais.
À trente étages au-dessus de ma tête, des familles entières viendront s’installer, vivre, et mourir, et se tromper avant, et pleurer la hauteur des tours qui les tentent tellement de sauter. Pour le moment, devant les bases où l’on coulera d’immenses tours de verre, je regarde l’eau monter du ciel jusqu’à mes pieds.
All Along the Watchtower (Bob Dylan - Live At Budokan, Japan [1978])
Ici, il devait y avoir de la terre, mais on l’a tellement recouverte qu’on ne sait plus. Ensuite, les trains passaient, on les voyait par dessus la rambarde s’en aller ou rentrer dans la gare proche — on se tenait à trente mètres au-dessus des wagons, on pouvait sans crainte leur lancer des pierres. Puis, on a fabriqué un toit au-dessus de ce précipice et on y construit la ville. Des grands immeubles, des bureaux.
Sur les dessins d’architecte, on recouvre ces immeubles de plantes grimpantes, de cascades d’eau (comme je hais les dessins d’architecte), de forêts luxuriantes — manquent seulement les animaux sauvages et les cages autour. La ville qu’on invente n’a pas d’âge. C’est mille maisons posées les unes sur les autres, elles pourraient avoir été construites il y a dix ans, il y a vingt ans, ou dans cent ans.
Aux frondaisons de ce siècle, il faudrait faire l’inventaire des monstres que la ville invente pour nous paraître présentable. Quand les premières tours monteront, la Bibliothèque juste en face va nous sembler si petite.
Comme j’aimerais savoir le jour où l’on coulera le béton sur les fondations : j’y lancerai un livre, je sais déjà lequel, et peut-être une pièce de monnaie. Mais sans doute me l’interdira-t-on au prétexte que cela déséquilibrerait l’édifice ? Quand on dort mal, on accuse le petit pois sous le matelas.
Moi, je veille sur les trente étages qu’on va construire : je ne dors pas, je cherche ce que je jetterai au milieu des barres de fer et du béton, quelle pièce de monnaie, quel livre.
All Along the Watchtower (Bob Dylan - Live à Paris[avril 2009]) -
contre ce mur surgi
mercredi 27 octobre 2010
Wonderwall (Ryan Adams [reprise de Oasis], ’Love Is Hell’)Hélas, les yeux fragmentés, portant au loin et tristes, permettraient peut-être de mesurer les distances, mais n’indiquent pas les directions. Le champ infini des possibles s’étend, et si, par hasard, le réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des possibles que, dans un brusque étourdissement, allant taper contre ce mur surgi, nous tomberions à la renverse.
Marcel Proust, (La Prisonnière)
Murs à droite, à gauche, comment sortir de la ville ? — Échappée de lumière par l’anfractuosité du ciel, mais couleur cassée des murs, on n’en sort pas ; à s’en briser le cou, pourtant, se tordre et chercher. Fenêtres alignées dans le même alignement des vies qu’on pourrait deviner rien qu’à voir les draps étendus et le linge séché, la même parabole pour les mêmes images qui vibrent à l’intérieur, mime l’illusion rêvée de nos réalités. Sortir, mais par où ?
Mains rongés jusqu’au sang, démangent — m’aperçois que je saigne même dans la paume de la main : sans blessure, mais douleur vive, sang qui tombe sur mes chaussures, c’est comme cela que je remarque.
Porte ma main à la bouche — sans blessure, non : sueur rouge. C’est peut-être de n’avoir pas assez porté la main à ces murs. Corps qui immobilisent le désir, rien à faire. Me coucherai dans le froid, blessure non cicatrisée, ahuri de la douleur sans cause.
J’attends encore un peu, pour une fois, suis en avance au rendez-vous : derrière, une publicité honteuse (une réclame pour changer de voiture : préférez en une plus jeune, quelque chose dans ce genre…), à droite, des murs, à gauche aussi, et au-dessus le ciel pas assez grand ; la main rouge, que je porte à la bouche pour faire taire le sang, coule encore.
L’image qui voudrait se saisir de cela ne le fait pas, prend simplement la prison de la ville pour témoin, et moi ici, je ne serai toujours que le centre de la ville : saignant toujours la douleur jamais éprouvée, que la photo ne prendra pas — quelques jours après, devant Saint-Eustache, en avance encore, je saurai (mais n’aurai pas d’appareil photo pour le comprendre — seulement la main qui saignera de nouveau : je saurai.)
-
le dessein des villes
mardi 26 octobre 2010
Other Towns and Cities (Camera Obscura, ’My Maudlin Career’ [2009])Ce que je crois – sans pouvoir alléguer de suffisantes raisons à cette croyance – s’énoncerait donc ainsi : le péché qui fit (et défit) l’enfance dispose de tous les mots sauf d’un seul pour tenter de se dire. Mais, parce qu’il est un mot qui manque, l’absence mine la phrase. Et la phrase ne peut se développer que d’une manière oblique et allusive, élaborant lentement ses circonlocutions, gyrovaguant à l’infini autour de son point de vacance, construisant des récits que leur fin décourage parce qu’ils n’ont pas de véritable fin, menant une réflexion épuisante sur un objet non objectivable – la même phrase (qu’on ne l’oublie pas !), la seule et unique, que les modestes vérités du réel ne retiennent pas, et qui fuit vers le plat horizon du néant et du non-dicible.
Claude Louis-Combet
(Le Péché d’écriture) [1997]Pas de villes qui ne concentrent en elles toute une puissance de réflexion : comme deux miroirs posés l’un en face de l’autre en travers desquels on essaierait de se placer pour entrevoir, en bougeant la tête, un bout d’infini plongeant dans la nuque : pas de descriptions (pas de récits) de la ville qui ne s’efforceraient de traquer ces reflets et qui voudraient à la fois les prolonger et les intercepter.
Avenue de France, la semaine dernière : ciel gris sur fond de vitres grises — c’est le ciel qui prend la couleur des façades de verre, et non l’inverse. De toute manière : on voit les bureaux à ciel ouvert, les types qui travaillent (là un ministère, ici un siège social : mais il y a des passerelles, et qui fait la différence ?) de part et d’autre des minces cloisons, on entend presque les ventilateurs des portables et le bruit des photocopieurs. Avenue de France sur laquelle les étudiants viennent de passer pour rejoindre les cortèges Place d’Italie. On chercherait en vain la trace de leur passage sur les vitres — et pourtant, en faisant attention, on verrait peut-être les mains négatives qu’ils ont déposées.
Mains négatives — qui rejoindraient d’autres mains : mains positives, le mot existe aussi, je l’apprends, je le note. Je ne l’oublierai pas. Il faudrait écrire la trace et les contours de celles-ci aussi — je n’oublie pas non plus.
Pas de villes, non aucune, qui ne possèdent ces parois où déposer ses mains pour appuyer, non pas faire bouger les structures, mais dresser dans l’absence de mot le récit de son passage, ici, là, et comme on rêverait d’immeubles tout levés de mains posées les unes sur les autres, dans le dessein nu et sans raison, seulement œuvre de mains dont les tracées à la sueur de notre sang resteraient cent mille ans après pour raconter encore la fin interminée de la ville qui s’écrirait ainsi.
-
le monde insaisissable
vendredi 22 octobre 2010
Lamento della ninfa | a 4 voci (Claudio Monteverdi, ’Les Indes Galantes’)dans cette vacance qu’a tout photographe sans pellicule qui voit soudain le monde insaisissable jusqu’à ce qu’il soit de nouveau armé,je sentais un deuxième temps,qui comptait tout.De même,aujourd’hui,ce rayon de soleil sur ta manche.Il faudra un an pour que ce rayon soit absolument identique,mais tu auras vieilli d’un an.Parabole photographique du temps irréversible.Dans l’amour,l’ardeur close,tout est compté,avec la précaution et la minutie de ceux qui savent leurs jours finis.
Que mes photos soient dans le quotidien ;notre œil tourné vers le futur antérieur de l’image consignée:nous avons été cela.
Alix Cléo-Roubaud (Journal) [7 avril 1980]
L’appareil photo me sert à voir : sans, ce qui passe devant moi m’échappe, la lumière ce soir et les ombres qui reculent sous les pas, l’eau qui s’éloigne.
Sans, comme ce soir — j’assiste à ce qui n’aura jamais plus lieu sans pouvoir jamais le retenir : lieu qui s’efface comme je le regarde : cruauté de ce soir : lieu qui s’efface puisque je le regarde.Alors, cette photo, prise en 2006 — quand je venais souvent ici, faire le tour du propriétaire, des tuileries jusqu’au Sentier, passant par le Palais Royal derrière le théâtre de la Comédie, se perdre en haut de Montorgueil, rue des Jeûneurs inaccessible : ce soir, la statue de Henri Miller au pied de Saint-Eustache nous sert de cadran solaire. Mais l’heure passe devant le pas qui la précipite, c’est ainsi.
J’aurais traversé le jour comme une longue course, et de la semaine (durée, ai-je dit, depuis lundi : la semaine finira que ce jour n’aura pas été épuisé) : je me dis — si j’ai laissé ces pages depuis quelques jours, c’est comme pour l’appareil photo (il me sert de la même manière : éprouver plus densément les circulations vives du temps). Impossible de me situer, depuis lundi. Impossible de savoir de quelle côté des lignes je me trouve.
(Votre voix qui lit (sans voir aucun mot dans la myopie et le noir) : "peut-être la syntaxe est-elle née de la hantise de la mouvance" — tout autour, les ombres tremblées nous tiennent froid.)
Sans appareil photo, désarmé, démuni, — mais libéré aussi peut-être, et plus proche de ce qui nous fait rejoindre la ville ensemble — livré au dehors, on marche sur le trottoir comme sur la neige : laissant derrière nous la direction dans le froissement de traces, et offert devant nous à l’immense route dépliée dans le monde sans ornière, ni fin.
-
aux pensers enragez
mardi 19 octobre 2010
Old Stars (Jack The Ripper, ’Lady First’, 2005)Nuict, mere des soucis, cruelle aux affligez,
Qui fait que la douleur plus poignante est sentie,
Pource que l’ame alors n’estant point divertie,
Se donne toute en proie aux pensers enragez.Philippe Desportes (1599)
C’est une image du Mépris de Godard que j’aurais voulu ici — le début, surtout, avec la phrase en voix off qui ouvre le film —, mais impossible de le retrouver dans les entrailles de l’ordinateur : à la place, je cherche les images que j’ai prises il y a un an jour pour jour : et je trouve cela, que je n’aurais pas pu prendre aujourd’hui, que je n’aurais pas su voir.
C’est d’Aubigné que je relis ce soir, et comme je cherche le vers juste qui dira ce que je lis, profondément, je ne le trouve pas, mais immédiatement, c’est Desportes, exact contemporain, qui me le dit, dans l’exagération la plus grande, la colère la plus inépuisable.
Qu’importe : la musique que j’écoute n’est pas du tout celle que je mets pour signer ce jour — c’était hier davantage que ce soir —, mais qu’importe.
Ces pages, dont j’inscris en moi le rythme — photographie du jour ; musique qui enveloppe ; phrase incantatoire, incitatrice, poussée dévorée sur le texte ensuite qui ne fait que formuler dans un autre langage l’image, la musique, la phrase : et puis le titre, en dernier —, qui d’autres que moi pour en saisir l’articulation essentielle, oui, essentielle. Combien les combinaisons de chaque pan qui me lancent dans l’écriture me sont vitales. (Mais qui d’autres que moi pour lire ces pages ? )
Ne pas écrire ici pour établir le compte du jour passé, pour faire le solde de tout compte : au contraire, pour en finir avec lui et l’oublier.
Dans le hasard apparent qui me fait trouver la combinatoire, la formule magique qui seule pourra venir à bout du jour, c’est une manière de survivre à cela, qui dit la survie du jour en moi et qui exige sa mise à mort. Il est une heure du matin.
Il est bientôt deux heures du matin. Toute la colère qu’on voudrait loger de n’être pas plus loin, encore, après, la rage même qu’on amasse dans les rues, les journaux, les insuffisances qu’on trouve en soi — rage qui tient éveillé les yeux grands ouverts sur ce qui nommera cela, pour le traverser (les deux types ivres de la rue Nollet, la femme enceinte dans le métro, et le soir, remontant rue Legendre dans l’angle de Truffaut, les ombres que cela faisait : tout cela se dira bien : mais de quelle façon ?)
Rage de la douleur plus poignante ressentie dans l’heure noire.
Dans le corps, le jour ne s’est pas encore dilué. On continue, quoi faire d’autre : je dormirai plus tard.
-
à quai
vendredi 15 octobre 2010
I might float (Syd Matters, ’BrotherOcean’, 2010)Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées !Paul Verlaine, Romances Sans Paroles (Ariettes oubliées, IX)
(Mai, juin 1872)Suis resté à quai — impossible de prendre le train ce matin : Paris est séparé de moi par une longue grève de sable et de ballast fins — complets, ou annulés, ou plus accessibles à la réservation, les trains me sont décidément interdits : jour resté en surface, donc, difficile d’y plonger.
Dans les heures qui ne me semblent pas dues, dans lesquelles je me trouve malgré moi, seule la lecture sauve — un peu — et encore ;
Aux heures d’amertume, je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?
A. Rimb.Suffira-t-il de lire pour se lire, et écrire en retour ? Mais trop faible pour sortir : heures de grandes précisions pourtant, où chaque minute apporte et sa part de vide et sa part de puissance que renouvellent, dehors, la courbe de la lumière et la musique que j’écoute ce matin — des voies baroques, le lamento della ninfa de Monteverdi —, tout cela que j’arrache comme je le peux, dans le travail pris, oui, arraché vraiment, à ce qui s’interpose entre moi et le temps.
Le culte du vertige… mais n’oublions pas que le vertige se prend sur les hauteurs.
R. RadiguetAlors, je tombe en ricochet une heure après l’autre, sans doute, n’ayant de tout ce temps libre que du temps en trop — lisant (écrivant ce que je lis : du mal à faire la différence désormais), lisant encore, ne sachant ce que je lis du temps dehors ou du passé derrière moi déjà écrit, ou à écrire, du passé qu’on construirait sans cesse — et les nouvelles du jour qui tombent elles aussi : on tire sur les yeux maintenant, à balles irréelles, à balles perdues ?— et le soleil qui tombe, lui aussi : de plus en plus tôt : tout cela qui tombe et qui revient : et au milieu de la chute, je serai la hauteur entre chaque chose.
N’ai pas pris de photo depuis deux semaines : c’est la première fois que je laisse tant passer de temps. Ai trouvé deux images de Saint-Eustache : le jour, la nuit, sans doute à deux saisons différentes, deux années différentes, deux angles différents : Saint-Eustache est toujours là, dans la mémoire d’abord, et dans la ville, Paris qui est si loin ce soir, si loin.
Le Rossignol, qui du haut d’une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d’un chêne et toutefois il a peur de se noyer.
C. de BergeracJe sais bien que le vertige est un désir, celui de tomber, non de toucher terre — je sais bien que le désir lui-même ne se formule pas ainsi : mais par la peur, et le vide en soi qu’on éprouve quand le corps lâche. Un désir vient, ce soir, seul, je n’ai pas besoin de le provoquer : se noyer dans le temps libre comme on se jetterait de la plus haute tour de la plus haute ville, et ne jamais rejoindre le sol.
