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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Hors jeu_
Jean Prod’homvendredi 7 mai 2010
Ave Verum Corpus, Lodovico da Viadana ("Missa solemnis pro defunctis")
Il ouvre les yeux sur un jour sans attrait. Alors il baisse les paupières qu’il glisse sous l’oreiller et il se terre. Forclos, rideaux tirés, chassé dès le réveil, c’est clair il n’en sortira pas. L’éprouver et le dire n’y change rien, la lumière insiste, il remue à peine, incapable d’en appeler au courage. Ce matin le jour est fané.
On devra se rendre à l’évidence, aucune transaction n’écartera le soleil de sa course, il faudra faire avec ce qu’il traîne derrière lui, les besognes auxquelles la vie parmi nos semblables nous oblige pour être des leurs. Ça durera ce que ça durera, jusqu’au soir peut-être. On hésite même à plier bagages, à solder l’entreprise, pour se débarrasser enfin des tâches fastidieuses qui nous incombent, au risque de finir sa vie plus tôt que prévu, avant le crépuscule. Pourquoi ne pas fuir sur le champ les humiliations promises ? Mais un peu de raison nous rattrape : il en faudrait du courage pour s’engager sur cette voie et s’y tenir, sans que les regrets et la mauvaise conscience ne nous rejoignent avant midi.
On se lève donc parce qu’on sait que ce soir, pour autant qu’on y parvienne, on pourra retourner dans le tambour de la nuit qu’on aurait voulu ne pas quitter, pour y être à nouveau enfermé, tourné, retourné, préservé, lavé. On se lève donc en sachant qu’on n’ira nulle part. On fera pourtant comme si on en était et personne n’en saura rien. On se fera petit, tout petit, invité surnuméraire : ne toucher à rien, n’entrer en matière sur rien avec qui que ce soit, demeurer muet calé dans l’ombre, mais y demeurer avec tous les égards que le rien doit à ce qui est et à ceux qui s’y sont embarqués. A bonne distance, ne pas en être, refuser toute invitation et survivre jusqu’au soir. Un sourire ici, un autre là, une politesse en guise de viatique, pas plus, pour ne pas casser.
On s’y essaie, on sème nos petites lâchetés pour donner le change et passer inaperçu, cacher sa misère. Mais qu’on ne nous accable pas, on essaie simplement de garder la tête hors de l’eau, un ou deux sourires à ceux qu’on croise, sans y toucher, fonds de poche que celui qui n’a rien à perdre dépose dans la main de celui qui veut tout, ni victime ni coupable, innocent de n’être rien, au diable les plaintes. Tout à l’autre par calcul, tout aux autres pour sauver sa peau. On se rend compte alors que ceux-ci sont comme nous, mais ils sont dedans et on est dehors, on ne bronche pas et ils sont ballottés. Et voici qu’ils répondent à nos sourires, sourient à leur tour, nous remercient de notre sollicitude et de notre bienveillance alors qu’on n’a pas quitté le rivage, ancré à l’inavouable. Mais ça ils ne le savent pas et on ne le leur dira pas. On les voit batailler pour rester debout dans la tourmente du jour et notre misère souriante est à leurs yeux comme un réconfort. On est resté dans la nuit, ils sont dans le jour. On ne voulait rien, défait, vidé, et nous voilà élevé au rang de contrefort.
Et soudain, de don modeste en modeste don, de sourire en sourire monte la sensation d’être présent comme jamais, dedans le monde sans qu’on le veuille, avec en face ceux qui bataillent pour ne pas succomber ou être chassés. On se prend à en faire plus qu’on n’en a jamais fait, sur un mode qu’on ignorait, simplement pour que ces inconnus courageux ne s’effondrent pas. On leur cache un peu de la vérité, on ferme les yeux, on souhaite qu’ils atteignent vivants la fin de la journée.
Ce soir je suis comme une plaie vivante que la brise et l’ombre viennent caresser, je me retourne, heureux d’avoir passé debout ce qui aurait pu être un enfer, l’air glisse sur la peau, avec la lumière, ma raison est au point mort. Ce que j’ai laissé en arrière, la nuit, le fond du jardin, les racines auxquelles je m’agrippais pour remonter le talus n’ont pas changé. Le temps s’est arrêté là-bas, par delà les jours, les images, les souvenirs qui ne retiennent que ce qui se défait. Les chemins durent bien après qu’on les a quittés.
Je me retrouve sur le chemin de la Mussily, indemne, étonné d’être là. Tous les jours pourraient être ainsi, n’est-ce pas ? On demeurerait sur le seuil, on ne toucherait à rien, parce qu’au fond on n’y croit guère. On n’en serait pas, on aiderait d’un sourire ceux qui sont embarqués et on cueillerait quelques rameaux pour en être un peu.
On n’y voit bientôt plus rien, je rentre, dépose mon ombre au pied du lit, me glisse dans le grand tambour de la nuit avec le sentiment crépusculaire d’avoir encore une fois sauvé ma peau et la fierté de ne jamais avoir été aussi généreux, solide et transparent que ce jour où je ne fus pas.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #10, j’accueille Jean Prod’hom - dont le blog, Les marges (jours ouvrables) travaille avec une grande densité l’écriture quotidienne, où les fictions des jours tendent peu à peu à défier leur épreuve, à défaire en eux à la fois leur fatigue et leur résistance.
C’est un hasard, un beau hasard, qui me fait accueillir ce très beau texte avec le chant religieux qui l’accompagne, quand j’écris ce jour, chez lui, aussi autour (depuis), les chants sacrés de Bach. Les relations se font en secret, à distance, et pas nécessairement besoin de se voir pour reconnaître d’emblée les miroitements que l’on travaille et partage.
D’autres vases communicants ce mois
 (merci à Brigitte Célérier pour l’immense travail de veille et de recensement !)– France Burghelle Rey et Morgan Riet
– Anthony Poiraudeau et Loran Bart
– Anna de Sandre et Francesco Pittau
– Mathilde Roux et Anne-Charlotte Chéron
– Michèle Dujardin et Daniel Bourrion
– Jean Prod’hom et Arnaud Maïsetti
– Christophe Sanchez et le coucou
– Antonio A.Casili et Gaby David
– Michel Brosseau et Christine Jeanney
– Matthieu Duperrex et Pierre Ménard
– Joachim Séné et Franck Garot
– François Bon et Kill me Sarah
– Juliette Mezenc et Ruelles
– Cécile Portier et Luc Lamy
– Chez Jeanne et MatRo7i
– Landry Jutier et notes&parses
– Piero Cohen-Hadria ou et pendant le week-end
– Florence Noël et Juliette Zara
– Marianne Jaeglé et Brigetoun -
hâte ; et bascule
mardi 4 mai 2010
Dernières bourrasques de vent, derniers souffles froids — aigrette au bout des doigts qui mord ; et le dos courbé une dernier fois pour remonter les rues, je longe Boulevard Clichy vers La Fourche, six heures du matin vide comme une terre de vigne en avril ; lointain aussi ; dense des foules évanouies — et malgré moi je sens dans tout ce froid des saints de glace les promesses de chaleurs pesantes en lesquelles je me sens tellement mieux.
Plus tard, dans quelques semaines, quand trente degrés dehors et que les autres se plaignent, se poser dans la trajectoire de la chaleur (hâte) : ne respirer qu’en douleur, et sentir le poids de l’air par effluves, et l’odeur du sol brûlé, des pierres sur les trottoirs ; le soir qui ne descend qu’avachi tout contre soi, et dans le lit, le corps qui n’a pas besoin de plus de peau qui l’étouffe, le corps qui cherche un autre corps pour y déposer sa lourdeur.
Mais pour le moment, dans ce froid qui clôt l’hiver d’avril, solitudes ; semaine qui ouvre mai sans honte, dernier effort pour clore une partie de l’année ; oui : hâte que cette année se renverse sur l’angle de sa hanche, et bascule, au coin de la rue — bientôt juin, que je devine dressé derrière tel immeuble de pierre blanche, et qui m’attend, posé en avant du pas qui presse pour chasser le froid, appeler à lui la fatigue qui fait tenir debout et les pages noires.
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retour(s)
vendredi 30 avril 2010
Route déroulée sous le pied, pédale d’accélérateur sensible, pente du jour jusqu’en bas qui laisse voir (un peu) ce vers quoi on bascule, demain.
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geste mécanique du matin (Chopin)
dimanche 25 avril 2010
Les nocturnes de Chopin sont pour moi associées immanquablement au matin tôt, très tôt, quand la nuit est déjà levée mais que le jour ne vient pas — aux gestes mécaniques que l’habitude fait pour moi parce qu’il faut se préparer et partir.
Opus neuf, les trois premiers mouvements — me semble que ce sont ces notes qui font venir le jour ; frappent la poignée des battants, fracturent les dernières minutes qui m’en séparent : oui, plus sûrement que l’heure.
Il y a dans ces nocturnes (vraiment, le mot me fait violence) l’image de cet arbre que je suis venu prendre, l’autre jour, après l’avoir vu (c’est rare, et même impossible pour moi, de revenir prendre en photo une image que j’ai vue sans l’appareil avec moi — image qui m’est dès lors irrémédiablement coupée). Planté face au fleuve, sur un banc de pelouse inutile et qui ne pousse pas, autour de lui ; entre la route et le quai, l’arbre n’est du côté de rien, ni de la route, ni du fleuve, ni de ce carré de pelouse noire — sorte de frontière mauvaise et fausse entre deux territoires qui ne communiquent pas.
Entre l’arbre sans feuilles et ces mouvements de poignets (quand j’écoute l’interprétation de Arrau, je vois les levées de poignets et les coupes franches des phalanges), il y a tout, vraiment tout, de l’indistinction du jour qui se fait comme malgré lui, fatalement.
Je me prépare dans la fatigue, prends ma valise et sors sans bruit avec toujours plus de retard — mais suis toujours le premier dans le train, devine le quai avant qu’il ne s’affiche. Dans les oreilles, c’est l’opus quinze qui commence ; mais cela appartient à un autre moment du jour.
Alors j’éteins la musique et ferme les yeux : la journée commencera derrière les trois heures de train.
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derrière la cloison
samedi 24 avril 2010
Il est minuit vingt-et-une et comme je veux noter le jour passé (ou traversé), j’entends derrière la cloison les sanglots de la voisine, du voisin ; comment reconnaître un sanglot d’un autre.
Duras dit quelque part qu’il n’y a rien de plus bouleversant : entendre quelqu’un pleurer sans savoir la cause ; et rester de l’autre côté de cette paroi ; solitude terrifiante de l’autre éprouvée par soi : solitude de soi pour l’autre.
De part et d’autre de la journée précisément, j’ai le sentiment que cette cloison ne m’a pas protégé mais exposé — écrire tout le jour sur quelques lignes, travailler en avançant (et impression d’avoir en une seule journée plus avancée qu’en un mois) avec la musique autour de moi ; et toujours, sentiment de culpabilité : si c’était trop fort ? Quand la musique s’arrête entre deux pistes, c’est là qu’on l’entend : et sa violence peut-être. Mais sans elle, je suis désarmé, impossible de l’éteindre, de la baisser.
Alors que je me pose le soir — silence en moi et autour, musique retombée et j’en ai le vertige — c’est le sanglot qui traverse les cloisons, qui dure. Peut-être a-t-elle pleuré tout le jour ; peut-être que ce sanglot n’est qu’un rire nerveux, plus appuyé. Peut-être que ce sanglot n’est qu’une petite crise de larmes sans conséquences, bientôt oubliée.
D’ailleurs, il cesse.
Cri de chien dans la rue.
Puis rien, vraiment.
Que le bruit de l’ordinateur qui souffle.Alors je reste là, enveloppé dans ce silence plus que de raison, et je me sens "fouetter à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues" — au loin ; au près ; rien ne vient, aucun son — la journée échouée sur moi comme une vague gigantesque à dix mètres de la rive, lourde de larmes, de promesses, de menaces et qui finit par se rompre pour se casser en filet d’eau sans écume, transparente, noyée dans son immobilité.
Derrière la porte, non : plus rien.
Dans la rue non plus — en moi, pas davantage.
Demain, le jour m’attend. Le réveil est mis : dans sept heures, je me lève — je passerai la journée sur la route ; minuit trente-huit : j’ai déjà oublié le bruit heurté de ces pleurs et j’en reste inconsolable.
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corps noir
vendredi 23 avril 2010
L’usure du temps va plus vite que le temps — on le voit dans les corps passés, on le voit aux visages, aux mains trop lourdes, aux jambes trop cassantes sous le poids des souvenirs qui se défont. On le voit aussi à l’importance qu’on cesse d’apporter aux mouvements du monde qui ne concernent plus et devant lesquels un haussement d’épaules suffit à dire : j’ai déjà vu ça, alors peu importe.
Aurais-je le temps du visage défoncé, du corps latent, traces plutôt que portes aux cernes condamnées ? Ai-je même le corps pour cela ?
— Aurais-je la lâcheté du déjà-plus ? —
Quand on fait le tour de la cathédrale (de l’extérieur, le corps de la vieille église semble serpenter au milieu de la place ; construit sur plusieurs siècles, elle n’a ni la rigueur ni l’évidence de Notre-Dame — et c’est grand mystère lorsqu’on y pénètre et qu’on s’attend à la voir courbe, mais qu’elle s’étale aussi droite que la croix), on note l’avancée des travaux, les conquêtes de la pierre blanche sur le noir de suie qui la couvre.
Corps couvert de verrues brunes et profondes jusqu’à la racine — qui pour s’en soucier ? au juste, c’est son âge ; et la ville qui la colore peu à peu de ses crachats est la première coupable. Mais non : on s’efforce de recouvrir ce noir, de le vaincre : au laser, dit-on, on attaque la pierre (on dirait plutôt qu’on la remplace) et le blanc pur se révèle aussi lumineux que le jour.
On s’approche et on voit bien que ce n’est pas le noir qui jure sur le blanc, mais bien le contraire. La propreté semble plutôt insulter la noirceur du vieillard, l’opacité fière de ce qui n’a plus d’âge — et en retour, je regarde mes mains, veines qui déforment, creusement dans la paume ; pose celle-ci contre le mur noir du vieux corps mort déjà de toutes ces foules qui l’ont dépeuplé, mort donc mais debout ;
et moi, alors : aurais-je le temps de ne pas tomber ?
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mises à jour
jeudi 22 avril 2010
Il me semble que c’est l’église Saint-Roch | juillet 2006
Aujourd’hui, temps vacant ; nécessité de lire, trois heures : et aucune phrase ne sort vivante. Qu’attendre du jour après ?
Rien d’autre qu’attendre.
Classer, ranger, ouvrir (balayer, fermer : et pas même partir).
Mise à jour des liens ; se dire : dis moi ce que tu lis, je te dirai… — mise à jour tout court, établissement du programme des prochains jours : mise à plat des délais et remise sine die de ce qui ne se fera jamais : jusqu’à la prochaine fois.
Mise à jour du site : version deux point un du spip ; et toujours une bascule qui fait peur, comme un pied dans le vide et on ferme les yeux : surpris que le sol en bas finit par me retenir.
Mise à jour d’un article qui fait violence au temps présent quand y revient : j’imagine une histoire des prisons qui soit un récit fantastique.
Classement des photographies : ouverture d’une nouvelle série — série en cours, comme les autres, et j’accumule j’accumule (je n’ai pas touché à mes murs, ni aux arbres : mais avec les pierres maintenant, impression que j’établis un autre état des lieux du réel, je ne sais pas) ; on verra le récit qui s’en dégagera.
Dans ce classement, je retrouve ma première photo — la plus ancienne sur mon ordinateur et de fait : la première (j’ai dû en perdre de plus antiques encore, mais alors elle ne comptent pas) — il me semble que c’est l’église Saint-Roch, autour de laquelle j’aimais tant marcher (j’ai été étonné de la retrouver dans le dernier livre de Jean-Jacques Schuhl, avec des échos si forts).
Et par hasard, je trouve via twitter un lien vers, dit-on, la première photographie montrant une personne. L’intitulé, dans son étrangeté, me fascine longtemps : oui, à cause du temps d’exposition, il était difficile de capter quelqu’un ; et je rêve un peu autour de ce type qui se fait cirer les chaussures boulevard du temple.
Le premier homme, donc : c’est ainsi le premier homme et on ne le voit pas (même s’ils sont deux : pourtant le deuxième, on le voit encore moins...) ; sorte de brindilles au milieu du décor rayé de la ville autour. Tremblé de gris contre le bougé du monde autour (ou de l’image tremblé sur l’exposition de la lumière d’une ville : et c’est sans doute le plein jour, mais j’ai l’impression d’un matin froid, d’une aube lumineuse de gel).
1838, c’est Hernani et Marion Delorme à l’hiver, c’est la mort de Talleyrand, c’est Ruis Blas à l’automne, la naissance de Bizet, c’est Nerval à 30 ans en Allemagne avec Dumas.
C’est donc aussi le premier homme qui posséderait son image (mais qu’en sait-on ?), c’est la ville pas encore détruite, et que j’ai partagé (et j’ai des souvenirs, moi, sur la rue où il est : et quel est le partage ? quel est l’abîme ?). Ce sont les rues construites sans plan vraiment. Et la figure de ce type gris, tremblé, bougé par la main qui le fait naître, comme un dessin sur la plaque impressionnée de Paris ; 1838, c’est le 26 mai, le déplacement légal de dix sept mille Cherokees (comme avant eux les Choctaws, les Creeks et les Chickasaws), parqués dans des camps de concentration et envoyés à pied de Géorgie en Oklahoma, sur la piste des Larmes. Mais est-ce le même monde ? Et surtout, où en est-on, deux mille dix, des rues et des pleurs qui y conduisent ?
Au pied de la rue Taimbaud, c’est un peu de passé qu’on affronte, ce vingt deux avril de mise en repos de soi avant d’autres bascules. D’autres rues de passé qui s’affranchissent de moi se lèvent là-bas, et je ne sais où sera ma fatigue quand il faudra affronter leur pente.
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étagères vides ou vidées
mercredi 21 avril 2010
La tête l’esprit comme une étagère vide — comme une étagère vidée et la poussière des livres déposée sur son sol : non pas trace mais empreinte plutôt de ce qui a été retiré et qui loin maintenant ne sont là que si loin, maintenant.
Les mains et les bras comme tout le corps dépossédé — comme après longue journée d’emménagement déménagement les bras qui tombent qui pèsent : les bras dans la douleur de ne plus rien porter ; et tous le corps plié des cartons qu’on a su déposer.
Et dans la fenêtre lumière traversante découpante : poussière de la fenêtre écopée comme emportée jusque sous les ongles ; et juste là, reprise là à la surface des étagères vidées ou vides peut-être avant d’être de nouveau occupée : ma tête, si lourde et vide, des étagères montées ; vacance des livres apportées jusqu’ici, de la poussière sous le temps.
On lève des livres comme ces pierres pour s’en abriter et les peupler : habiter un moment leur présence et s’en envelopper de tout — dans le vide atteint par eux, je reste sans force et souffle sur la poussière comme une bougie qui ne m’éteint pas —
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offres et demandes
lundi 19 avril 2010
Sur les côtés des portes, aux façades, je regarde toujours les plaques d’or qui annoncent, sans qu’on le demande, les compétences et les offres. Je n’ai jamais l’appareil photo au bon moment et enrage par exemple alors que je suis désarmé et que je vois cette affiche sur la façade du presbytère : "cours de gestuelle de la parole divine".
Quand je reviens avec l’appareil, je fais le tour de la place mais ne trouve plus la porte, bien sûr.
Alors, comme à mon habitude, je vais chasser le soleil et le trouve réfugié derrière le portail ouest (sur ces pierres, on avait d’autres manières d’écrire les offres des enfers et les demandes de paradis) : je le suis jusqu’à me retrouver au bord de la nef, devant des jeux d’enfant — square aménagé avec sol souple pour amortir les chutes ; balançoires aux couloirs vives. Je devine que devait sans doute se tenir là, il y a quelques siècles, le cimetière avec ses cyprès et ses croix tordues chevauchées sans harmonie. Au milieu des cris d’enfants, je me dis que c’est dans l’ordre des choses.
Je me laisse entraîner dans une ruelle où va tomber le soleil, et lis les plaques des médecins, des avocats : c’est une ville de médecins et d’avocats. Devant moi, une longue liste à la Rabelais : je comprends parfaitement qu’après avoir consulté le médecin, on aille voir l’avocat, mais cherche alors sans les trouver la plaque du fou et celle du muet. Enfin, Rabelais, en passant dans cette rue, aurait sans aucun doute pu ajouter un chapitre au Tiers Livre : dans l’angle, une maison plus basse qu’une autre affiche : "Réflexologue".
Le soleil est tombé encore une fois bien trop loin pour moi, qui doit rentrer.
Ainsi, dans la ville moins nette, j’invente à chaque porte une nouvelle profession pour un désir toujours moins bien formulé, et toujours plus brûlant d’être ignoré.
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façades
vendredi 16 avril 2010
De l’apparence de nos vies cachées derrière les murs : du signe manifeste extérieur qui voudrait cacher le contenu latent derrière les pierres — de la réalité, qui n’apparaît qu’à la surface : dans la volonté de ne rien dévoiler de ce qui se dit dans les discours intérieurs.
FAÇADE
(fa-sa-d’) s. f.A. 1. Mur extérieur d’un bâtiment.
2. Cour. [Sans déterm.] Mur extérieur d’un bâtiment où se trouve l’entrée principale, généralement le plus décoré.B. P. anal.
1. Littér. Partie visible formant un mur.
2. Fam. Visage.C. Au fig. Apparence souvent trompeuse.
Loc. adj.
[En parlant d’une pers.] (Tout) en façade. Dont la valeur n’est qu’une apparence trompeuse.
[En parlant d’une chose abstr.] De façade. Qui n’a que l’apparence de la réalité.
Plate-forme horizontale placée devant nous : les murs de nos maisons ont des yeux aux volets clos la nuit, une bouche par où l’on entre, des oreilles d’où s’échappent les fumées : image d’enfant si évidente.
La façade ne cache pas, non, mais désigne ce que l’on cache. Et quand bien même on ne saurait rien de ce qu’il y a derrière un visage, les clapotis en surface signent assez bien les grands remous intérieurs pour qu’on n’ait pas à demander à voix haute.
Simplement, on se place devant ce visage des villes comme devant une femme — dans l’attente, et irrésolu : mais non pas sans espoir.
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