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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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à peine (réveillé)
lundi 22 février 2010
Journée passée à la regarder passer : à ma gauche, ma table de travail est encombrée de livres qui arrêtent la pensée plus qu’ils ne la produisent ; à ma droite, l’appareil photo qui ne délivre pas.
Devant moi, j’ai bien l’écran ouvert, les courriers et le bruit du monde — ça ne suffit pas. Alors, je m’entoure de musique pour ne pas tomber dans le silence, pas trop.
Mais c’est sans doute d’être malade depuis trois jours, de ne pas dormir la nuit et de traverser le jour à peine réveillé que je laisse tout, de rage, d’insuffisance, de sursaut, pendant deux heures - et j’écris sans relire trois pages qui m’en produisent soudain dix, sous le poignet — j’assiste. Et le reste à poursuivre ? Journée regardée comme on traverse, au feu vert, dans rue embouteillée : sans regard sur le côté.
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composter
samedi 20 février 2010
À l’aller et au retour, le contrôleur n’est pas passé, et j’ai conservé mon billet dans le sac : quand je l’ai vidé, le billet toujours net, ni composté ni validé, je me suis trouvé devant une image assez juste de ce jour : n’avoir remonté puis descendu le pays que dans son illusion (ou dans la mienne) — n’être allé d’un bout à l’autre de cette journée sans jamais l’avoir justifiée, sans que elle-même ne se justifie face à moi.
Un livre lu, ces deux cent pages qui me laissent sur le côté, et pourquoi même l’avoir ouvert, ce n’était pas si imprévisible après tout. Deux cent pages de plus qui bavardent tant la complaisance de soi qu’elles s’oublient la seconde où on ferme le livre. Ce film, regardé sans en attendre rien vraiment, et qui en effet ne fait rien fonctionner malgré quelques promesses (et un dernier plan qui pourrait presque déplacer tout le reste du film — mais en fait, non).
Il y aura bien eu la grande ville, et le travail (quelques pages en avant, mais bien plus d’effacées : même si, je le sais bien, ici contrairement à ailleurs, cet effacement est déjà un gain sur soi), et cette chanson
mais le froid partout et la fatigue à faire lever les rideaux qui se dressent à chaque pas. Pourtant, chaque jour recommence, on y prend part comme on fait violence à la nuit passée.
Cet après-midi, j’irai prendre des photos de cette immeuble de verre, sûr qu’il laissera sur la pellicule numérique des traces qui feront signe d’ailleurs, encore.
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nos images
mercredi 17 février 2010
Dans le reflet du reflet (et avec le miroitement de l’appareil photo, l’image reflétée sur l’écran que l’écran redonne : je ne veux pas compter les surfaces, sûr que le désir de sauter dans le vide serait trop grand, et le vertige, impossible à dompter) : les rides du ciel pour chaque seconde passée à attendre le bon moment où les saisir.
On n’est pas assez armé face à ce genre de reflet qui renvoie une image plus dense que le miroir : il y a plus redoutable que le miroir promené le long du chemin — c’est le miroir fixé sur le sol, et au-dessus duquel on passe par hasard : hasard qui nous cloue.
On voit, dans ce hasard, l’image troublée et concentrée de soi-même : image crachée par le ciel de nos propres larmes à venir, de nos futures peurs.
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une vague après l’autre
mardi 16 février 2010
Elle m’avait expliqué une vague après l’autre, le surf est histoire de patience, elle avait ajouté d’oubli, de négligence soigneusement arbitrée, d’élection et de précision, elle avait réfléchi pour lâcher comme pour elle même : de savoir quelle vague et pour quoi, et comment laisser passer derrière soi celle-ci pour s’emparer de la suivante, au bout de combien de temps : et parfois la suivante, c’est des heures après, on ne sait pas.
Alors — j’ai demandé — dans l’eau, on passe plus de temps à ne pas surfer, donc — mais c’est qu’attendre la vague fait précisément partie de ça, qu’il n’y a pas de temps mort, de contretemps si tu veux, le temps comptable n’a pas lieu d’être, n’a pas de rapport avec ce qui se joue dans le fait d’attendre et de se lever, une fois sur cent, et de tomber même à peine levé ; le temps toujours à sa place bat à la fréquence de la vague, une vague après l’autre et ne pas la prendre ne change rien, elle avait répondu.
Des mois plus tard, devant les surfeurs au loin, je me pose et j’attends comme eux — j’ai déjà pris, cet été, d’autres images de ces types qui attendent de se mettre à l’eau, ou ces rangées de surfs dans l’océan, et certains (je les observe) qui sont restés toute l’après-midi et n’ont pris qu’une vague, ou deux.
Cet hiver, sur cette plage, la lumière descend sur eux et tombe juste. Il n’y a pas de vent, pas de vague levée.
Ici, ils se contentent de rester à la lisière, et sur la fin de minuscules vagues, ils lancent leur planche courte en courant, se jettent debout sur elle, glissent sur quelques mètres. N’importe quelle vague suffit pour cela — elle aurait ajouté : pourvu qu’elle soit morte.
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contre-histoire
dimanche 14 février 2010
Rien n’est à toi, dit la chanson que j’écoute, volume au plus haut pour qu’aucune note ne m’échappe, ni le souffle de l’air autour, et les silences qui font tenir haut la voix du type qui crache ses mots comme si ne pas les dire ferait s’effondrer le monde ; et comme je suis là, dans la pièce chaude, entouré de cela, la nécessité de l’histoire ce soir, l’urgence de la prolonger.
Rien n’est à toi, c’est juste l’histoire du monde ; aux salariés de cette usine, disent les informations, on envoie une lettre annonçant leur licenciement, sauf — sauf s’ils acceptent un nouveau poste, payé deux fois moins que peu, de l’autre côté de l’Europe. Volume serré contre le corps, dehors le froid ne m’atteint pas, il visse encore d’un cran la chambre où je me tiens, et le bruit du monde qui frotte contre la voix du type, qui crie de plus en plus le refrain pour ne pas céder.
Rien n’est à toi, chacun sa petite seconde : en haut du phare la semaine dernière, le monde comme en miniature, les arbres qu’on pourrait piétiner d’un regard — fourmis tout cela — le sommet des arbres qui m’apparaît comme la surface de la réalité — fourmis encore, et fourmis les mouvements des cimes au rythme du vent — je m’enfonce dans mon manteau : on me pose une question, je n’ai pas entendu ; je réponds quand même — j’ai une chance sur deux de tomber juste. À la télévision, la célébrité se monnaie à la seconde : et le soir, patiemment, une ligne arrachée sur l’autre à l’écran de l’ordinateur, on construit dans le bruit fort de cette musique la contre-histoire du réel qui saura lui rendre gorge, au moins.
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arme par destination
samedi 13 février 2010
C’était pour surveiller la mer, ce qu’elle pouvait apporter : temps de guerre qui a laissé dans son sillage ces carrés comme seuls vestiges — ici, sur la pointe, on en a posé sur toute la côte, sans ordre et sans art ; des blocs de béton armé, je crois. Il y en a peut-être dix, mais on ne les voit pas tous ; et dans le soir qui descend, c’est comme si la nuit en apportait d’autres que j’aperçois peu à peu.
La plupart sont tagués, et l’un d’entre eux surtout, entièrement recouvert d’écritures : sur lui, je lis tout le roman de ces années — et des années qui viennent. Ce sont peut-être des signatures : comme on s’approprierait un bâtiment sans propriétaire, sans fonction, sans possibilité même de lui en attribuer une. On peine déjà à leur trouver un nom : blockhaus, casemate, bunker. Alors, sur eux, on n’écrirait quoi d’autre que des lettres, et aucun mot ; son propre nom projeté en rêve pour recouvrir toute mémoire et tout sens.
Ceux qui ne sont pas recouverts d’écriture le sont par le sable qui avance sur eux, année et après année, et j’imagine dans quelques siècles ces bunkers qui dépasseraient à peine au milieu de la mer, les jours de grandes marées. Et peut-être un jour, qui sait, arriveront-ils sur l’autre continent.
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d’en haut
jeudi 11 février 2010
D’en haut, on verrait la route seule plonger ses mains dans la mer, partir. On suivrait des yeux sa ligne comme au ciel les dépôts blancs des avions qui dessinent leur direction, en arrière.
On marcherait par la pensée en se faufilant entre la forêt et on laisserait toutes les villes dans le dos ; on se dépouillerait de tout ce qui leste, dettes des colères, trahisons en conscience, terreurs sans image de la vie sociale ; on irait là où la route continue.
On passerait un moment dans l’ombre ; fatalement on finirait par se perdre de vue à marcher longtemps en soi — au bout d’un moment, on perdrait même l’idée d’aller. Ne resterait qu’une seule pensée : avancer, et sous le pas rejeter chaque seconde loin dans le dos.
Mais on n’arriverait jamais quelque part : de là haut, je peux voir la mer commencer, ou finir — comment savoir. Quant à la route, je ne sais pas : nulle part elle se termine. Elle doit s’arrêter quelque part dans la forêt, s’enfoncer.
D’en haut, je vois le point d’impact du sol sur mon corps, et la route qui se dégage.
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porte condamnée
mercredi 10 février 2010
Porte trop étroite et trop haute ; sans fond, sans largeur et sans horizon. Porte si faible de vie qu’on passerait dessous sans y entrer ; porte condamnée.
On se tient devant telle rue — porte qui est à elle-même sa rue et sa hauteur, son ciel tout entier, sa ville en circulation unique, dépourvue de maisons, juste du sol et des murs autour — et c’est comme entendre une rime jamais entendue, ce mot qui grince dans la mâchoire et qu’on ne reconnaît pas mais qui laisse le monde vide après lui, déserté de tout ce qui l’avait rendu nécessaire, légitime.
On se tient devant cela, une ombre qui détale mais on n’a rien vu, une ombre qui va s’élancer plutôt, qui est sur le point d’arriver, et qui ne vient pas ; un cran retiré du rêve, en arrière, c’est toute la peur qui fige : on est devant cette rue et quelqu’un va passer, c’est sûr ; et que personne ne passe ne change rien au fait que dans la seconde, oui, quelqu’un va traverser en courant : et nous dévisagera. On serait bien resté toute la nuit s’il n’y avait pas eu le jour qui.
Dans le rêve que je décrypte mal, moi seul sous cette porte, immense et sale comme un quai de la Seine, comme le lit de la Garonne si large qu’on ne voit jamais l’autre rive qu’en fermant les yeux, et les bruits de pas d’un type qui ne vient pas : tout cela qui se mêle avec la rime inconnue, un vers qu’on ne retrouvera jamais ; ou alors, il faudra revenir sous cette porte, dans ce rêve, (à attendre sans savoir pourquoi le type dont on est sûr et certain qu’il va passer, et montrer son visage pour démasquer le nôtre), et cela, non, pas question : jamais.
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née ici_
Anne Collonguesvendredi 5 février 2010
Si j’étais née ici, je ne regarderais pas ce paysage presque nu avec curiosité. J’aurais fait ce trajet cent fois, mille fois. Je ne remarquerais pas les arbres dispersés comme des parasols entrouverts. Je serais peut-être, dans le wagon d’à-côté, un des ces rires qu’on entend jusqu’ici.
Si j’étais née ici, j’aurais l’habitude de ce vent tournant, fait de poussière amassée loin, qui fait aboyer les chiens. Je m’appellerais Adi, Hadas ou Noam, j’aurais un prénom court et j’écouterais de la musique américaine. Contre ma cuisse il y aurait une arme posée en travers et ma main dessus.
Si j’étais née ici, je serais assise avec eux, dans un carré de sièges bleu nuit tacheté, je participerais à ce désordre des voix qui s’apostrophent et se croisent jusqu’à ce qu’une fatigue commune, partagée, se rappelle à nous. Certains mettraient leurs écouteurs, d’autres tireraient leurs manches jusqu’aux poignets, jusqu’aux mains, atteignant presque les phalanges ; recouvrant les extrémités du corps avant d’entrer dans un lambeau de sommeil en se blottissant dans les remous du train.
Je fermerais les yeux, avec eux, à l’unisson, et cette autre qui n’est pas moi, qui n’est pas d’ici, nous regarderait ; observant lentement nos visages mats, nos sourcils noirs et dessinés, nos têtes penchées, nos yeux clos, nos mains tranquilles et le sillon des plis de nos pantalons verts identiques ; puis elle tournerait la tête vers le paysage, vers les mouvements gris du ciel.
Elle confondrait un tronc foncé au loin avec une femme qui marche et les moutons immobiles lui donneraient l’impression d’une peinture, d’une image plaquée, inerte qui lui rappellerait un tableau champêtre au mur de la salle à manger des grands-parents.
Si j’étais née ici, j’habiterais Lod. Peut-être. Juste avant l’arrivée, je reconnaîtrais le coin boisé suivi du dépotoir sauvage tout près des rails et les arbres à clémentine bas comme des buissons. Les deux palmiers au moment où les rails se multiplient seraient un repère familier.
Le train presque à l’arrêt, j’apercevrais sur le quai d’en face des silhouettes en uniforme beige, avec pantalons retroussés sur des bottes montantes : je reconnaîtrais deux amis.
Si j’étais née ici, j’aurais peut être deux ans de moins ou trois fois mon âge, je serais quelque part ailleurs ou ici même, dans ces pensées glissantes qui suivent le mouvement des choses que l’on approche et qui disparaissent.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2008, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #6, très heureux d’accueillir Anne Collongues — depuis septembre, elle vit à Tel Aviv, pour un an, et son blog lieux est autant le journal de la découverte de ce pays, qu’un laboratoire de récits pour textes en cours, fictions et photographies.
Et merci de son accueil.D’autres vases communicants ce mois
– Jean Prod’hom (les marges) et Brigitte Célérier (paumée)
– Anthony Poiraudeau (futiles et graves) et Juliette Mezenc (je plie et déplie)
– Michel Brosseau (à chat perché) et Hervé Jeaney (chaos illustré)
– Martine Sonnet (l’employée aux écritures) et Philippe Annocque (les hublots)
– Luc Lamy (le blog à Luc) et enfantissages
– Christine Jeaney (tentatives) et aedificavit
– Anna Desandre (biffures chroniques) et Kouki
– Olivier Guéry (soubresauts) et Phil Rahmy (kafka transports)
– Pierre Cohen-Hadria (pendant le week-end) et Michel Brosseau (kill that marquise)
– François Bon (tiers livre) et Joachim Séné (fragments, chutes et conséquences)
– Jérôme Denis (scriptopolis) et Emma Reel (CultEnews)
– Pierre Ménard (liminaire) et litote en tête
– Gilles Bertin (Lignes de vie) et Epamin’
– Loran Bart (les lignes du monde) et Michèle Dujardin (abadôn)
– Florence Noël (Pantareï) et Eric Dubois (tribulations)Mots-clés
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ligne 13, adresses
mercredi 3 février 2010
la souffrance, (il s’arrête avant de reprendre) je veux dire bien sûr la seule valable, la seule justifiée, celle qui avale toutes les sensations du corps, qui me fait avoir un corps et non plus être celui-ci, c’est chaque fois que je croise le premier visage le matin, et que je vois dans ses yeux que ma présence ne suffit pas à effacer de son visage ce qui une seconde avant constituait mon absence.
la vie possible, (il souffle et lâche d’un seul tenant), le seul monde acceptable, celui qui, dans la tête, passe quand il prend la forme du désir : et quand je lève la tête, dans le métro, les affiches qui passent ne renvoient rien de cela, seulement des publicités qui vendent l’autre vie, impossible, inacceptable, seule réelle.
dans la tête, (il me confie) ce qui passe de haine, et d’images de carnage le soir avant de me coucher, nécessaires pour dormir, ne m’appartient pas mais je le reçois comme si j’étais le seul à pouvoir endosser ces fardeaux, et quand je regarde mes mains, trop incapables de seulement me porter jusqu’au soir, je suis obligé de fermer les yeux pour passer la nuit.