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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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de l’eau sous les ponts
mercredi 31 mars 2010
Cette dernière semaine : pas une heure qui ne soit pas prise dans la précipitation ; et pas une minute à moi, littéralement. Quand je suis de retour sur mon site, je dois entrer de nouveau mes codes d’accès : lui aussi avait cessé de me reconnaître, et cela faisait tellement longtemps que j’ai mis quelques minutes à me souvenir de ces codes.
Que m’apprennent ces jours ? Désœuvrement soigneusement agencé par le dehors pour me tirer à lui, comme un enfant accroché à sa mère et qui traîne des pieds. N’avoir pas écrit une ligne. Tellement d’eau a coulé sous les ponts que c’est un fleuve entier qui est passé sans que je le voies. Et quand je fais le bilan, depuis le 25 mars (dernier passage en date) :
– 6 allers-retours en train.
– 12 averses subies.
– Lettrines 1, Lettrines 2, La Presqu’île (et ce dernier : deux fois).
– Aucune photo.
– Le Dernier homme.
– Une cheville laissée sur le trajet entre Tolbiac et Panthéon.
– Plusieurs nuits noires.
– Des flux rss étirés jusqu’au sol.
– Courriers accumulés comme des feuilles mortes, éparpillées.Demain, tout recommence ; mais au moins suis-je à jour des jours passés. et même des jours prochains : ai recommencé en fin d’après-midi à poursuivre l’état des lieux du réel. J’attends le prochain train. La prochaine averse. Je suis prêt.
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défaites
jeudi 25 mars 2010
Et au matin, dans le train qui m’emmenait, le jour a fini par se faire : s’établir, défaire dans la même temps ses possibilités — défaire en moi le nœud coulant du jour précédent.
Et tout autour, terre de désastre : la plaine qui défilait au-dehors sous l’allongement du train a battu en retraite les colères, vaines, éteintes sous le jour qui commençait. C’était le matin qui se faisait sans durée, sans imminence, dans l’après-coup du jour : dans le déjà-là partout répandu en désordre.
Défaite — affaissement (tant de fatigue qu’au moment où l’on voudrait s’étendre, cette heure où je la note, impossible de fermer l’œil) : tout ce jour fait pour le voir tomber en averses, plus tard, dans l’après-midi : et cinq minutes après, le ciel lavé, épuisé — la nuit à son tour tombait dans la ville.
D’avoir fait du jour cela (une heure et demi durant, Balzac d’une main, Kafka de l’autre : essayer de produire les rencontres, de chercher l’avoir lieu des frictions — et l’ai-je trouvé ?), de l’avoir provoqué, comme en duel : et que le jour réponde de lui-même : qu’il se fasse en moi, après s’être défait sous l’averse.
En rentrant, traverser rue de la glacière jusqu’au centre vide de Paris, refaire pour soi les comptes : faire en retour l’épuration des heures qui saura établir la place pour le jour suivant.
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éphéméride de chaque minute
mercredi 24 mars 2010
Au matin, on commence le jour ébloui ; les volets ne sont pas assez forts pour empêcher le réveil, l’horizontalité de la lumière qui crève les yeux et on n’y voit rien — c’est qu’on commence à voir.
On réapprend : voir, respirer, marcher, s’orienter dans le temps et l’espace — tout cela qui fait violence et effraction dans la liquidité du sommeil. Comme au premier jour de notre vie, les poumons se déplient au fond de soi pour perforer le corps, et dans la bouche on a ce goût acide du dernier jour de la vie prochaine.
Quand je sortirai au dehors (toujours ces tâches absurdes qui scandent la vie sociale ici-bas, l’appartenance au déroulé des choses), il pleuvra : juste le temps d’être dehors, seulement le temps d’être dehors : comme d’habitude dans cette ville.
Mais tout le reste de l’après-midi, c’est un grand noir d’ombres avec des grouillements de ciel, l’orage semble-t-il, mais je ne verrai pas d’éclair, : le bruit coulisse contre la lumière qu’on devine terrifiante au-dessus des brumes. Et par moments, les nuages fendus nous la font voir, et je plisse les yeux davantage.
À noter l’éphéméride de chaque minute, je crois que j’ausculte aussi le pouls intérieur qui me bat : et l’articulation vide des deux ne m’apprend rien. Les coups de sonde mesurent l’espace au fond de soi, ne trouve aucun ciel, aucun orage.
Demain, je me lèverai tôt ; il fera encore nuit : le jour attendra que je sois dans le train pour se faire.
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jour passé
lundi 22 mars 2010
Être pris dans le flot, et n’avoir d’emprise sur aucune seconde — être entraîné malgré soi dans la pente du jour, et quand on cligne des yeux, on se retrouve de l’autre côté de la journée. La pièce n’a pas changé autour de soi, mais il fait plus sombre.
Plus j’essaie de peser de tout mon corps contre le vent, plus je suis emporté. Les courriers s’accumulent, le jour ne suffit pas à le remplir ; la nuit tombe sur la ville comme un couperet et rien ne s’est produit.
Alors, il suffit d’une tâche accomplie, une page noircie (et quand on la secoue, les lettres restent droites fixées à la surface), quelques lignes lues qui me justifient (Lévi-Strauss ; Gracq), quelques notes (Walsh, E. Smith) — pour que le temps se fixe, s’agglutine, et forme autour de soi, la raison d’être du jour passé.
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nous approcher
samedi 13 mars 2010
On se déplace à pied dans cette ville, on passe d’un bout à l’autre de ses rues comme de la journée : et quand on gagne une minute de soleil, on perd une autre de nuit — alors, quand on revient de l’autre bout de la ville, on est pas délesté du jour, seulement moins lourd de la nuit à venir.
Aujourd’hui, au pied de la tour Pey-Berland, la foule arrêtée soudain comme en plein élan par un chanteur au timbre juste et fort — je remarque que ceux qui distribuent les tracts, une rue plus loin, s’approchent du chanteur pour mieux écouler les revendications (histoire de boycott, sur fond de drapeau palestinien)
Et on ne fait pas autre chose, nous autres, qui essayons de nous approcher des endroits de plus grande concentration, des moments de densité plus importants, des endroits de la ville où la vitesse se mesure d’évidence, rien qu’à voir les visages. Quand on les écrits, on ne cherche plus à décrire les traits, mais on cherche la musique qui les a formés, et qui pourraient faire disparaître leur expression, en s’arrêtant.
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identités
vendredi 12 mars 2010
À l’instant où les portes du train se ferment, l’homme à ma droite sort une pile de magazine et de journaux dont il lira consciencieusement chaque article avec respect et dévotion, comme à la recherche d’une vérité solide : Le Figaro (et ses suppléments), Aujourd’hui, et surtout, Jogging Magazine, dont je note qu’il se le réserve en dernier : lecture qui l’occupera la moitié des trois heures de trajet.
Devant moi, à gauche, le jeune homme sera plongé pieusement dans Automobile Mag’, mais seulement la première heure : ensuite, il dormira, sans doute repu, et comblé de quoi ?
Dehors, les forêts passent en rang, tendent vers autre chose qu’ici dans le désir de s’arracher du sol qui les nourrit : je partage un peu, de l’autre côté de la vitre, ce mouvement : mouvement dont je suis le prolongement sur mes doigts frappant une lettre après l’autre des lignes aussi horizontales que le sol, celui que je longe et qui m’emmène.
Alors, au moment où je me demande de combien nos lectures informent sur notre identité, je me surprends à penser que c’est peut-être l’inverse : qu’il est des lectures qui pourraient servir d’identité, contenu dans lequel on se tiendrait tout entier, traversé de toute part : décrit. Cette idée me terrifie.
Devant moi, j’ai l’ordinateur ouvert sur une page qui s’écrit à mesure que je vois en moi le désastre se faire : à relire, état des lieux du réel en cours, je ne saisis pas encore la place manquante que l’inventaire révélera, forcément, mais je possède au moins cette certitude : repousser toujours l’abjection de l’identité.
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foules
mercredi 10 mars 2010
Les soirs de matchs, dans la ville, c’est le même grouillement : on voit des rangées de cars de police, des chiens, des foules emportées par le même pas vers le stade, de l’autre côté du cimetière près duquel je vis et d’où je les vois.
Dans le froid nouveau, le vent âpre, ils ralentissent à peine. Le soir, on entendra par moments des éclats de bruits, et de là où vient la lumière haute nous reviendra un peu le relent des défaites, des victoires, qu’importe demain on parlera du match suivant.
Mais cette agitation forcée des jours comme celui-là, devant le regard du policier armé presque, gilet par balles bien haut, casque vissé, et œil dressé — justifie-elle les mots qu’il lance au type allongé sur le sol, là, devant moi ; et comme il me regarde ensuite, le flic, fier de m’avoir quoi ? Ouvert le passage ?
À celui allongé par terre, je n’ai rien su dire, et je n’ai pas pu le regarder — ce soir, ce n’est pas le froid qui m’a fait rentrer plus vite ici, mais dans le dos, c’est la honte de partager le même trottoir que ces foules.
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histoire de lignes
dimanche 7 mars 2010
J’ai fini par me rendre sur la ville de l’autre côté de la rive, par dessus le fleuve noir, passé par le pont qui surmonte ces emblavures de courant agité sur la base des colonnes — aurais aimé avoir été chargé de ces trois derniers jours comme d’un sac, et combien j’aurais donné pour le laisser glisser de mes épaules et le voir tomber, là, en bas.
Dans ce sac, il y aurait les pages impossibles à écrire, à lire, sans se brûler. Il y aurait la vie comme de la peau morte mais encore sous les ongles, du sang sur du linge blanc. Il y aurait tout ce que l’oubli obsède quand on le cherche : les déjà-vu des rêves. Les visages des morts dans le crâne. Dans ce sac, il y aurait tout ce qui est insupportable : tout ce qu’on finit par supporter malgré tout et qui rend le jour honteux.
Sur le pont, d’autres que moi étaient passés visiblement — s’étaient usés les doigts sur la rambarde de bois à force de ne pouvoir se débarrasser de ce sac, de ne pouvoir le lancer avec toutes les pensées lourdes. Et l’eau ne cessait de se cracher en bas, traçant des lignes si courbes et si parfaites qu’elles faisaient injures à nos lignes qu’on creusait avec ces lettres sur le bois.
Quand je suis rentré, c’était lourd de ce poids supplémentaire : celui de toutes ces lignes emmêlées : les unes dans le fleuve qui délayaient le temps, et les autres sur le pont qui ne parvenaient qu’à le fixer. Et lorsque j’en trace d’autres ici, je ne sais lesquels je rejoins, et lesquels je voudrais conjurer.
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contre-tendanciel
samedi 6 mars 2010
Regarder la réalité en face : ne pas s’écarter de cette exigence — prendre en compte la totalité des paramètres (vitesse du vent, intensité de la lumière, teneur de fatigue dans le sang, hauteur des lucarnes, gramme de violence contenue par volume d’air expiré) : et tenir les comptes à jour : à chaque secousse, le jour perd du temps sur lui-même. Lui en restera-t-il assez, à l’heure du bilan ?
Le séisme survenu samedi au Chili a secoué la Terre… et très légèrement modifié sa vitesse de rotation. Donc la durée du jour, qui aurait diminué de 1,26 microseconde selon les calculs de Richard Gross (Nasa). La nouvelle a fait la une de plusieurs quotidiens.
Plusieurs quotidiens, cela fait combien de jours ? Assez pour rattraper le temps perdu ? Quand on fait le tour de la terre en avion, dans un sens puis dans un autre, le décalage horaire peut-il nous faire perdre du temps — gagner quelques heures de vie sur la vieillesse ? Vieille fable. On avait mésestimé la puissance des tremblements de terre pour ralentir le temps : ça aurait pu être une idée. Mais l’idée s’est révélée, bien-sûr, fausse.
Pourtant, ce phénomène — l’effet sur la durée du jour de la modification de la répartition verticale de la masse terrestre — survient à chaque gros tremblement de terre. Et modifie moins la durée du jour que d’autres phénomènes, comme les variations des marées, les courants océaniques et atmosphériques.
J’imagine que sous l’effet associé de marées puissantes, de vents violents, de tremblements de terre par séries, on pourrait conjurer tout ce temps perdu à vouloir le rattraper. J’imagine et déjà je me désole : à trop regarder en détail les réalités se défaire, on ignore parfois qu’on fait partie de l’une d’elles.
Cet imperceptible raccourcissement est d’ailleurs contre-tendanciel. Depuis sa formation, la Terre tourne de plus en plus lentement sur elle-même. Ainsi, au 1er janvier 2009, les maîtres du temps avaient ajouté une seconde à leur horloge atomique.
Je me souviens de ce jour où on avait décidé d’ajuster le temps à notre temps — je me souviens d’avoir pensé combien la mesure exacte des choses étaient arbitraire elle aussi : et d’avoir rêvé en secret dérober cette seconde pour l’enfouir dans des terres qui n’appartiendraient qu’à moi. J’aurai laissé le monde sans cette seconde, démuni, en quête toujours de ce retard creusé à chaque seconde. Et moi seul, en possession.
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ombre et trace_
Christine Jeanneyvendredi 5 mars 2010
parce que je ne sais pas voir qui fait l’ombre et la trace, du moins n’ai pas envie, l’immuable me lasse, et parce que les longs doigts dans l’herbe se reposent on dirait, parce que les signes les courbes les lignes les frontières sont belles de bouger, parce que la tête levée, parce que la tête baissée, parce que regarde bien ça va disparaître, parce qu’un bec un bossu une traine un serpent blanc, parce qu’un canevas couches se superposent, parce que terre feuilles herbes brindilles lumière branches un peu noires, parce que ciel au-dessus si tu l’oses, au-dessous se retourne et puis dans tous les sens, parce que c’est bien trop grand pour se limiter à, et trop petit à prendre, parce que c’est compliqué, simplement compliqué, et simple, parce que je ne sais pas voir si elles, l’ombre et la trace, pourraient se faire toutes seules, et si ombre-de-rien et trace-de-nulle-part existaient, sans béquille, le réel transparent retiré, inutile, parce que
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #7, j’accueille Christine Jeanney — entre ses tentatives qui cherchent (et trouvent) la justesse des mots sur fragments de récits dérobés, et son pages à pages, espace critique largement ouvert aux textes numériques, Christine Jeanney travaille écriture et lecture d’une même exigence, d’une même générosité. On peut la lire sur publie.net : Voir B. et autour
Et merci de son accueil
D’autres vases communicants ce mois
– Michel Brosseau (kill that marquise) et Anthony Poiraudeau (futiles et graves)
– Michel Brosseau (à chat perché) et Juliette Mezenc (je plie et déplie)
– Frédérique Martin (mon carnet) et Denis Sigur (sigur Cyrano)
– Pierre Ménard (liminaire) et Anne Savelli (fenêtre open space)
– Eric Dubois (tribulations) et Patricia Laranco (patrimages
– Luc Lamy (le blog à Luc) et Anna Desandre (biffures chroniques)
– Hublots et Cécile Portier (Petite racine)
– Pendant le week-end et quelque(s) chose(s)
– François Bon (tiers livre) et Pierre Coutelle (commettre)
– lignes électriques et chroniques d’une avatar
– Christophe Sanchez (fut-il ou versa t-il ?) et Yzabel (aedificavit)
– Juliette Zara (enfantissage) et Kouki Rossi (kouki stories)
– Nathanaël Gobenceaux (les lignes du monde) et Jean Prod’hom (les marges)
– Florence Noël (pantareil) et Lambert Savigneux (aloredelam)
– Hervé Jeanney (RV) et Brigitte Célérier (Paumée)
– Anita Navarrete Berbel (le jardin sauvage) et Anna Angeles (effacements)
– Marianne Jaeglé (décablog) et Gilles Bertin (lignes de vie)
