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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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l’instant d’après
vendredi 14 mai 2010
Après toi, JP Nataf (issu de l’album Clair, enregistrement live et acoustique "Rolling Chat Session", 2010)le temps me laisse passer
je lui dis après toi
Je mesurerais bien mon âge à la taille de mon ombre, mais il paraît que c’est fonction du soleil si je. Et fonction aussi de l’angle de mon corps en travers — et pourtant. Je mesurerais bien mon étendue ici par la trace que je pourrais dessiner provisoirement en recouvrant de mon ombre un peu d’herbe et quelques cailloux.
J’allongerais les mains juste pour atteindre ce rocher plus âpre, et enfoncer les doigts dans telle fourmilière : et à la frontière mal dessinée de mon crâne, je perdrais mes pensées sous un tas de sable pour l’oublier.
Déposer là avec mon corps en entier la portée voulue qu’il aurait pu gagner, une minute après avec le soleil qui descendrait : la faveur d’un peu de lumière sur un sol moins pentu. Mais voilà : le temps ne se laisse pas faire : et quand je prends la photo, mon ombre s’échappe déjà dans la seconde suivante, dans le centimètre perdu de cette terre qui se dérobe l’instant d’après.
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galeries
jeudi 13 mai 2010
Dans les galeries où je traîne le pas pour salir mes chaussures à la poussière moite des lieux, je ne vais pas — construites selon un plan circulaire, je me retrouve sans cesse à ce point-là, semblable aux autres. Je n’avance pas dans l’espace ; toujours à égale distance du centre, toujours plus perdu dans un labyrinthe bâti comme un seul couloir arrondi.
La galerie est percée à gauche de larges ouvertures de ciel où le jour qui entre élargit le lieu ; mais quand on passe devant, on ne voit que de la lumière et aucune forme en travers pour dessiner des ombres, le paysage du dehors, le monde bruissant de signes. Ce sont des grandes paupières ouvertes mais aveugles : je passe et préfère me réfugier dans l’espace entre deux ouvertures où il fait si férocement noir qu’on ne se voit plus penser.
Ces galeries où je suis chaque nuit m’apprennent les mots que le jour je m’efforce d’oublier : m’apprennent des expériences neuves : les cruautés, les abjections, les violences sans raisons. Je rencontre des silhouettes qui m’infligent (et à qui j’inflige) mille sévices : la douleur est muette et j’ai beau crier, les parois autour ne renvoient aucun de mes hurlements. Maintenant que je le sais, je me tais, et la douleur avec mes cris disparaît.
Longtemps, j’ai cru que je me retrouvais dans ma tête elle-même, dans les recoins de ma conscience — j’avais été séduit par l’idée : mon esprit avait forme des souterrains d’une arène ; de quoi en être flatté. Mais les rencontres que j’y fais ne m’appartiennent pas — je n’y reconnais rien. Peut-être suis-je alors dans le rêve d’un autre ? Et je marche là, chaque nuit, pour jouer un rôle dans son cauchemar — mais je me fais fort quand vient mon tour, d’oublier mon texte : c’est là ma seule victoire.
J’ai essayé avec mes mains d’écrire mon nom sur certains murs, mais quand je me retrouve devant, je ne sais plus aucune lettre et je trace des alphabets nouveaux dont la grammaire et le sens m’échappent — et qui le lendemain sont recouverts par d’autres signes.
Quand je me couche, le soir, que je me retrouve ici, ce n’est pas la peur qui me saisit le plus, mais c’est de savoir d’où vient ce lieu, et vers où il me conduit.
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plongée (contre-plongée)
mercredi 12 mai 2010
Le ciel en contre-plongé est toujours plus profond, et moins net, épars en gouttes de lumière mal diluées par le décor de la ville : et l’ombre sous moi se déverse pour combler le manque entre mes pieds sur le sol et tout le sol étendu devant.
PLONGÉE.1
(plon-jée) s. f.
Augmentation de profondeur dans la mer.D’après quelques indications fournies par les sondages de M. Smyth, la même plongée abrupte s’observerait en dehors du détroit de Gibraltar, BABINET, Revue des Deux-Mondes, 1er déc. 1854, t. VIII, p. 1014
En soi-même, la plongée de la ville, et comme ses coups de sonde dans le corps nous ramène à elle, sans cesse, sans repos : mais avec tout le désir du monde serré dans la gorge d’où sort quelques mots, juste assez pour dire : ce que j’habite en moi, c’est toutes les rues d’ici.
CIEL
(sièl) s. m.
Espace que nous apercevons étendu au-dessus de nos têtes en forme de voûte et circonscrit par l’horizon. Le ciel est pur. Le ciel est chargé. Ciel changeant. Ciel menaçant.Inscrire son pas dans l’angle juste du ciel, et déplacer avec le corps tout l’axe de cette ville : ce matin pour toujours.
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tour du cadran
mardi 11 mai 2010
3h53 | dix minutes avant l’heure réglée sur le réveil, sortie d’apnée. Dans le rêve : cathédrale intérieure effondrée sur le ciel — et la peur sur tout le corps.
4h31 | remonter la ville de pierre totalement déserte et noire ; plus noire encore que les trottoirs mouillés.
5h12 | départ de la gare saint-jean toute verrière éteinte : à peine assis, écran ouvert sur les yeux ; à ma gauche, il n’y a personne, alors je note le rêve de la nuit à la dictée. Suis dans le sens inverse de la marche du monde au-dehors : les arbres m’arrivent dans le dos, mais le réel s’étale devant moi et s’élargit ; le jour se lève comme je remonte poitiers.
6h20 | angoulême, le train se remplit (là même où la semaine dernière, la police des frontières avait procédé à un contrôle) ; un type s’assoit à côté de moi, journal sportif épluché jusqu’à paris.
7h45 | l’ordinateur vide, je remonte les voitures à la recherche d’une prise ; traverse les premières classes, une quarantaine de corps endormis, et le bruit de fond — ronflement des machines au milieu desquels je passe.
8h30 | arrivée à montparnasse monde : foules qui se croisent, et moi je m’engouffre dans le métro ; le cahot continue (la nausée ne me quittera pas)
9h30 | université, réunions, échanges ; bibliothèques, travail jusqu’au soir. (Comprendre définitivement telle impasse — la formuler : ce n’est pas du temps perdu)
19h30 | Quand la pluie tombe, elle efface mal la fatigue. Parler des limites, une manière de s’y tenir, bien sûr.
03h30 | le tour du cadran presque accompli : quelle autre révolution en soi, sur une demi-page — suffisante pour justifier ce jour ? (suffisante).Demain, chemins inverses.
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Hors jeu_
Jean Prod’homvendredi 7 mai 2010
Ave Verum Corpus, Lodovico da Viadana ("Missa solemnis pro defunctis")
Il ouvre les yeux sur un jour sans attrait. Alors il baisse les paupières qu’il glisse sous l’oreiller et il se terre. Forclos, rideaux tirés, chassé dès le réveil, c’est clair il n’en sortira pas. L’éprouver et le dire n’y change rien, la lumière insiste, il remue à peine, incapable d’en appeler au courage. Ce matin le jour est fané.
On devra se rendre à l’évidence, aucune transaction n’écartera le soleil de sa course, il faudra faire avec ce qu’il traîne derrière lui, les besognes auxquelles la vie parmi nos semblables nous oblige pour être des leurs. Ça durera ce que ça durera, jusqu’au soir peut-être. On hésite même à plier bagages, à solder l’entreprise, pour se débarrasser enfin des tâches fastidieuses qui nous incombent, au risque de finir sa vie plus tôt que prévu, avant le crépuscule. Pourquoi ne pas fuir sur le champ les humiliations promises ? Mais un peu de raison nous rattrape : il en faudrait du courage pour s’engager sur cette voie et s’y tenir, sans que les regrets et la mauvaise conscience ne nous rejoignent avant midi.
On se lève donc parce qu’on sait que ce soir, pour autant qu’on y parvienne, on pourra retourner dans le tambour de la nuit qu’on aurait voulu ne pas quitter, pour y être à nouveau enfermé, tourné, retourné, préservé, lavé. On se lève donc en sachant qu’on n’ira nulle part. On fera pourtant comme si on en était et personne n’en saura rien. On se fera petit, tout petit, invité surnuméraire : ne toucher à rien, n’entrer en matière sur rien avec qui que ce soit, demeurer muet calé dans l’ombre, mais y demeurer avec tous les égards que le rien doit à ce qui est et à ceux qui s’y sont embarqués. A bonne distance, ne pas en être, refuser toute invitation et survivre jusqu’au soir. Un sourire ici, un autre là, une politesse en guise de viatique, pas plus, pour ne pas casser.
On s’y essaie, on sème nos petites lâchetés pour donner le change et passer inaperçu, cacher sa misère. Mais qu’on ne nous accable pas, on essaie simplement de garder la tête hors de l’eau, un ou deux sourires à ceux qu’on croise, sans y toucher, fonds de poche que celui qui n’a rien à perdre dépose dans la main de celui qui veut tout, ni victime ni coupable, innocent de n’être rien, au diable les plaintes. Tout à l’autre par calcul, tout aux autres pour sauver sa peau. On se rend compte alors que ceux-ci sont comme nous, mais ils sont dedans et on est dehors, on ne bronche pas et ils sont ballottés. Et voici qu’ils répondent à nos sourires, sourient à leur tour, nous remercient de notre sollicitude et de notre bienveillance alors qu’on n’a pas quitté le rivage, ancré à l’inavouable. Mais ça ils ne le savent pas et on ne le leur dira pas. On les voit batailler pour rester debout dans la tourmente du jour et notre misère souriante est à leurs yeux comme un réconfort. On est resté dans la nuit, ils sont dans le jour. On ne voulait rien, défait, vidé, et nous voilà élevé au rang de contrefort.
Et soudain, de don modeste en modeste don, de sourire en sourire monte la sensation d’être présent comme jamais, dedans le monde sans qu’on le veuille, avec en face ceux qui bataillent pour ne pas succomber ou être chassés. On se prend à en faire plus qu’on n’en a jamais fait, sur un mode qu’on ignorait, simplement pour que ces inconnus courageux ne s’effondrent pas. On leur cache un peu de la vérité, on ferme les yeux, on souhaite qu’ils atteignent vivants la fin de la journée.
Ce soir je suis comme une plaie vivante que la brise et l’ombre viennent caresser, je me retourne, heureux d’avoir passé debout ce qui aurait pu être un enfer, l’air glisse sur la peau, avec la lumière, ma raison est au point mort. Ce que j’ai laissé en arrière, la nuit, le fond du jardin, les racines auxquelles je m’agrippais pour remonter le talus n’ont pas changé. Le temps s’est arrêté là-bas, par delà les jours, les images, les souvenirs qui ne retiennent que ce qui se défait. Les chemins durent bien après qu’on les a quittés.
Je me retrouve sur le chemin de la Mussily, indemne, étonné d’être là. Tous les jours pourraient être ainsi, n’est-ce pas ? On demeurerait sur le seuil, on ne toucherait à rien, parce qu’au fond on n’y croit guère. On n’en serait pas, on aiderait d’un sourire ceux qui sont embarqués et on cueillerait quelques rameaux pour en être un peu.
On n’y voit bientôt plus rien, je rentre, dépose mon ombre au pied du lit, me glisse dans le grand tambour de la nuit avec le sentiment crépusculaire d’avoir encore une fois sauvé ma peau et la fierté de ne jamais avoir été aussi généreux, solide et transparent que ce jour où je ne fus pas.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #10, j’accueille Jean Prod’hom - dont le blog, Les marges (jours ouvrables) travaille avec une grande densité l’écriture quotidienne, où les fictions des jours tendent peu à peu à défier leur épreuve, à défaire en eux à la fois leur fatigue et leur résistance.
C’est un hasard, un beau hasard, qui me fait accueillir ce très beau texte avec le chant religieux qui l’accompagne, quand j’écris ce jour, chez lui, aussi autour (depuis), les chants sacrés de Bach. Les relations se font en secret, à distance, et pas nécessairement besoin de se voir pour reconnaître d’emblée les miroitements que l’on travaille et partage.
D’autres vases communicants ce mois
 (merci à Brigitte Célérier pour l’immense travail de veille et de recensement !)– France Burghelle Rey et Morgan Riet
– Anthony Poiraudeau et Loran Bart
– Anna de Sandre et Francesco Pittau
– Mathilde Roux et Anne-Charlotte Chéron
– Michèle Dujardin et Daniel Bourrion
– Jean Prod’hom et Arnaud Maïsetti
– Christophe Sanchez et le coucou
– Antonio A.Casili et Gaby David
– Michel Brosseau et Christine Jeanney
– Matthieu Duperrex et Pierre Ménard
– Joachim Séné et Franck Garot
– François Bon et Kill me Sarah
– Juliette Mezenc et Ruelles
– Cécile Portier et Luc Lamy
– Chez Jeanne et MatRo7i
– Landry Jutier et notes&parses
– Piero Cohen-Hadria ou et pendant le week-end
– Florence Noël et Juliette Zara
– Marianne Jaeglé et Brigetoun -
hâte ; et bascule
mardi 4 mai 2010
Dernières bourrasques de vent, derniers souffles froids — aigrette au bout des doigts qui mord ; et le dos courbé une dernier fois pour remonter les rues, je longe Boulevard Clichy vers La Fourche, six heures du matin vide comme une terre de vigne en avril ; lointain aussi ; dense des foules évanouies — et malgré moi je sens dans tout ce froid des saints de glace les promesses de chaleurs pesantes en lesquelles je me sens tellement mieux.
Plus tard, dans quelques semaines, quand trente degrés dehors et que les autres se plaignent, se poser dans la trajectoire de la chaleur (hâte) : ne respirer qu’en douleur, et sentir le poids de l’air par effluves, et l’odeur du sol brûlé, des pierres sur les trottoirs ; le soir qui ne descend qu’avachi tout contre soi, et dans le lit, le corps qui n’a pas besoin de plus de peau qui l’étouffe, le corps qui cherche un autre corps pour y déposer sa lourdeur.
Mais pour le moment, dans ce froid qui clôt l’hiver d’avril, solitudes ; semaine qui ouvre mai sans honte, dernier effort pour clore une partie de l’année ; oui : hâte que cette année se renverse sur l’angle de sa hanche, et bascule, au coin de la rue — bientôt juin, que je devine dressé derrière tel immeuble de pierre blanche, et qui m’attend, posé en avant du pas qui presse pour chasser le froid, appeler à lui la fatigue qui fait tenir debout et les pages noires.
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retour(s)
vendredi 30 avril 2010
Route déroulée sous le pied, pédale d’accélérateur sensible, pente du jour jusqu’en bas qui laisse voir (un peu) ce vers quoi on bascule, demain.
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geste mécanique du matin (Chopin)
dimanche 25 avril 2010
Les nocturnes de Chopin sont pour moi associées immanquablement au matin tôt, très tôt, quand la nuit est déjà levée mais que le jour ne vient pas — aux gestes mécaniques que l’habitude fait pour moi parce qu’il faut se préparer et partir.
Opus neuf, les trois premiers mouvements — me semble que ce sont ces notes qui font venir le jour ; frappent la poignée des battants, fracturent les dernières minutes qui m’en séparent : oui, plus sûrement que l’heure.
Il y a dans ces nocturnes (vraiment, le mot me fait violence) l’image de cet arbre que je suis venu prendre, l’autre jour, après l’avoir vu (c’est rare, et même impossible pour moi, de revenir prendre en photo une image que j’ai vue sans l’appareil avec moi — image qui m’est dès lors irrémédiablement coupée). Planté face au fleuve, sur un banc de pelouse inutile et qui ne pousse pas, autour de lui ; entre la route et le quai, l’arbre n’est du côté de rien, ni de la route, ni du fleuve, ni de ce carré de pelouse noire — sorte de frontière mauvaise et fausse entre deux territoires qui ne communiquent pas.
Entre l’arbre sans feuilles et ces mouvements de poignets (quand j’écoute l’interprétation de Arrau, je vois les levées de poignets et les coupes franches des phalanges), il y a tout, vraiment tout, de l’indistinction du jour qui se fait comme malgré lui, fatalement.
Je me prépare dans la fatigue, prends ma valise et sors sans bruit avec toujours plus de retard — mais suis toujours le premier dans le train, devine le quai avant qu’il ne s’affiche. Dans les oreilles, c’est l’opus quinze qui commence ; mais cela appartient à un autre moment du jour.
Alors j’éteins la musique et ferme les yeux : la journée commencera derrière les trois heures de train.
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derrière la cloison
samedi 24 avril 2010
Il est minuit vingt-et-une et comme je veux noter le jour passé (ou traversé), j’entends derrière la cloison les sanglots de la voisine, du voisin ; comment reconnaître un sanglot d’un autre.
Duras dit quelque part qu’il n’y a rien de plus bouleversant : entendre quelqu’un pleurer sans savoir la cause ; et rester de l’autre côté de cette paroi ; solitude terrifiante de l’autre éprouvée par soi : solitude de soi pour l’autre.
De part et d’autre de la journée précisément, j’ai le sentiment que cette cloison ne m’a pas protégé mais exposé — écrire tout le jour sur quelques lignes, travailler en avançant (et impression d’avoir en une seule journée plus avancée qu’en un mois) avec la musique autour de moi ; et toujours, sentiment de culpabilité : si c’était trop fort ? Quand la musique s’arrête entre deux pistes, c’est là qu’on l’entend : et sa violence peut-être. Mais sans elle, je suis désarmé, impossible de l’éteindre, de la baisser.
Alors que je me pose le soir — silence en moi et autour, musique retombée et j’en ai le vertige — c’est le sanglot qui traverse les cloisons, qui dure. Peut-être a-t-elle pleuré tout le jour ; peut-être que ce sanglot n’est qu’un rire nerveux, plus appuyé. Peut-être que ce sanglot n’est qu’une petite crise de larmes sans conséquences, bientôt oubliée.
D’ailleurs, il cesse.
Cri de chien dans la rue.
Puis rien, vraiment.
Que le bruit de l’ordinateur qui souffle.Alors je reste là, enveloppé dans ce silence plus que de raison, et je me sens "fouetter à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues" — au loin ; au près ; rien ne vient, aucun son — la journée échouée sur moi comme une vague gigantesque à dix mètres de la rive, lourde de larmes, de promesses, de menaces et qui finit par se rompre pour se casser en filet d’eau sans écume, transparente, noyée dans son immobilité.
Derrière la porte, non : plus rien.
Dans la rue non plus — en moi, pas davantage.
Demain, le jour m’attend. Le réveil est mis : dans sept heures, je me lève — je passerai la journée sur la route ; minuit trente-huit : j’ai déjà oublié le bruit heurté de ces pleurs et j’en reste inconsolable.
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corps noir
vendredi 23 avril 2010
L’usure du temps va plus vite que le temps — on le voit dans les corps passés, on le voit aux visages, aux mains trop lourdes, aux jambes trop cassantes sous le poids des souvenirs qui se défont. On le voit aussi à l’importance qu’on cesse d’apporter aux mouvements du monde qui ne concernent plus et devant lesquels un haussement d’épaules suffit à dire : j’ai déjà vu ça, alors peu importe.
Aurais-je le temps du visage défoncé, du corps latent, traces plutôt que portes aux cernes condamnées ? Ai-je même le corps pour cela ?
— Aurais-je la lâcheté du déjà-plus ? —
Quand on fait le tour de la cathédrale (de l’extérieur, le corps de la vieille église semble serpenter au milieu de la place ; construit sur plusieurs siècles, elle n’a ni la rigueur ni l’évidence de Notre-Dame — et c’est grand mystère lorsqu’on y pénètre et qu’on s’attend à la voir courbe, mais qu’elle s’étale aussi droite que la croix), on note l’avancée des travaux, les conquêtes de la pierre blanche sur le noir de suie qui la couvre.
Corps couvert de verrues brunes et profondes jusqu’à la racine — qui pour s’en soucier ? au juste, c’est son âge ; et la ville qui la colore peu à peu de ses crachats est la première coupable. Mais non : on s’efforce de recouvrir ce noir, de le vaincre : au laser, dit-on, on attaque la pierre (on dirait plutôt qu’on la remplace) et le blanc pur se révèle aussi lumineux que le jour.
On s’approche et on voit bien que ce n’est pas le noir qui jure sur le blanc, mais bien le contraire. La propreté semble plutôt insulter la noirceur du vieillard, l’opacité fière de ce qui n’a plus d’âge — et en retour, je regarde mes mains, veines qui déforment, creusement dans la paume ; pose celle-ci contre le mur noir du vieux corps mort déjà de toutes ces foules qui l’ont dépeuplé, mort donc mais debout ;
et moi, alors : aurais-je le temps de ne pas tomber ?
