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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Avignon, journal du soir : tristes critiques
dimanche 19 juillet 2015

Une semaine déjà à Avignon et c’est comme depuis des mois, un rythme immuable : le soir au théâtre, la nuit passée à l’écrire, le matin relire, et l’après-midi échapper à la chaleur avant le soir de nouveau les gradins, et le spectacle qui ouvre à la nuit toute une nuit à écrire : entre le soir et la nuit, les échanges avec les camarades critiques de l’Insensé – et tout cela dans le tourbillon, la ville dévastée par toute une ville à l’intérieur d’elle-même, hystérisée, « épileptique » ; et les hurlements des grillons.
La critique, ce n’est pour moi qu’une façon de cartographier intérieurement les territoires où aller plus intensément ; nommer ce qui appelle, ce qu’il me faudrait rejoindre – il n’y a d’expérience de l’œuvre pour moi qu’en l’écrivant, et cette expérience ne tient pas vraiment pour moi du jugement ni de l’évaluation technique, simplement façon de se brancher à des énergies vives ; alors quand il me faut constater que ces énergies manquent, qu’elles sont détournées à son propre profit, théâtre qui ne se nourrit que d’émotions fournies par le théâtre et ravi de lui-même, protester n’est qu’une façon aussi de chercher des intensités ailleurs, constater dans ce qui manque ces appels d’air qui lancent.
Et puis, depuis une semaine, à force d’assister à ces débâcles de la pensée et de la joie, de brûler des heures et des heures devant des scènes tristes et contentes d’elle-mêmes où paraît évacuer tout souci politique, du monde et du dehors – quand il est convoqué, ce serait toujours pour s’en donner bonne conscience et vite occulté –, c’est d’autant plus douloureux.
Cette tristesse de spectacles qui se dérobent et laissent voir le théâtre dans sa machinerie tournée à vide, oui, contamine, m’atteint davantage que je ne le pensais, et me gagne, comment le nier ?
Mais écrire ces critiques, défendre ensemble, pied à pied, et dans une certaine violence peut-être, des formes qui nous semblent encore vitales, c’est nécessairement écrire contre ces formes qui nous semblent en regard stériles au nom même de la vitalité absente. Non, il n’y a aucun plaisir à se placer contre ; nous ne nous plaçons pas contre – mais toujours du côté des forces et de la joie : et c’est au nom de la joie que ces jours nous paraissent tristes – et ces nuits où nous échangeons ensemble, joies. Plutôt la vie.
Ce n’est pas la critique qui est triste, ni la chair, mais ces heures brûlées à dresser pour l’art lui-même des tréteaux à sa seule fin (long rêve cette nuit d’échafaud, rideau tombé comme une guillotine) [1].
Nous n’avons pas encore renoncé à penser qu’au théâtre peut se jouer quelque chose de plus vital que le théâtre – pas une question de vie ou de mort, mais de beaucoup plus important que cela.
Nous n’avons pas encore renoncé à placer dans le théâtre ce qui excède les forces du théâtre – l’illimitation du langage, le renouvellement des énergies, l’interception du monde, une levée.
Ce soir, un autre spectacle, il y aura une autre nuit à l’écrire, et un autre jour qui recommencera la nuit, peut-être. Nous n’avons pas renoncé.
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Avignon, journal du débord : l’arrivée
samedi 18 juillet 2015

Lundi dernier, arrivée à Avignon écrasé de chaleur ; cinq jours après, trouver le temps de poser en soi les images de la ville – on a beau s’y attendre, savoir à l’avance les rues pleines et les murs couverts, les cris, les ahurissements des foules devant tout ce qui fait spectacle en hurlant davantage ou plus doucement, les heures creuses comme avant la curée, et la ville partout débordée comme un ventre trop plein, c’est toujours l’épuisement immédiat, l’écœurement vague, la distance radicale et parfois, malgré soi la tendresse devant ceux qui deux ou trois semaines durant, côté acteurs ou côté spectateurs, font comme si le théâtre était d’importance, à accomplir comme si la ville et cette vie étaient faites pour cela.
Le théâtre me semble chose fragile, un territoire impossible ; que des milliers viennent là pour s’en repaître m’est difficilement compréhensible. Le premier soir, un couple qui dînerait à la table à côté de la mienne me raconte qu’ils prennent cinq jours, tous les ans, sans les enfants (le fait est souligné plusieurs fois, je suppose qu’il est signe d’un sacrifice héroïque, ou d’un soulagement sans mesure : d’une vacance à la fois honteuse et souveraine), pour voir ici des spectacles chaque soir. Seul moment dans l’année où ils vont au théâtre : alors pendant une semaine, ce sera un soir Cour d’honneur et l’emphase shakespearienne, et le lendemain performance contemporaine, et après vaudeville amateur, one man show comique, cirque, danse approximative, ou d’avant-garde : ce qui se présentera. Vous comprenez : on aime le théâtre.
Cet amour qui déborde les rues ces jours de canicule, je sais ne pas le partager. Les spectacles que je verrai les jours suivants (le journal intempestif de mes semaines avignonnaises le dira peut-être), ne feront que confirmer une certaine perplexité devant des formes qui ne font qu’accomplir la grâce (ou la lourdeur) de leur propre forme, pendant qu’à Syntagma, ou sur d’autres fronts, plus minuscules mais pas moins précieux, le monde ne recule pas ; mais comment faire pour s’en saisir, l’intercepter et le renouveler ?
Depuis que le théâtre n’insulte plus le public, personne ne le fait, me dit avec mélancolie et raison un camarade du projet L’Insensé. Que le théâtre en vienne à tourner le dos à tout ce dehors qui n’attend que cela pour nous échapper, alors tout sera consommé. Pour l’heure, il y a encore des forces, rares, et des espaces, infimes, qui appellent.
Être là pour cela ; dans les rues, tout ce qui déborde s’évacue dans les ruelles, un mince dépôt de vie parfois se laisse voir, qu’il faut recueillir, boire, et boire longtemps ; et puis rejoindre ce qui autour bat encore la force et la peine de s’y affronter.
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Loin d’Avignon, chronique anachronique
mardi 7 juillet 2015

Une chambre d’hôtel bon marché dans la zone commerciale sinistre d’une commune sinistre des Alpes Maritimes dans laquelle je suis rappelé par la République à mes devoirs de fonctionnaire. Trois jours ici me tiennent loin d’Avignon. Deux heures du matin brûle dehors dans l’air inexistant qui entoure le Campanile vide (un bar à yaourts fait la réputation de l’établissement.) Sur le mauvais écran de la télévision, le service public fait rejouer l’Orlando de l’an dernier, par Olivier Py. L’éloignement redouble. Ce qu’on perçoit d’Avignon à distance – quelques centaines de kilomètres, mais trois ou quatre heures de route –, me rend contemporain d’un passé déjà frappé d’obsolescence. Un décalage horaire de tous les instants. Le sentiment d’être loin, on le perçoit surtout quand nous parviennent les nouvelles du présent : le collectif Insensé a pris place dans les salles d’Avignon 2015 ; être ici rend difficilement pensable que du présent quelque part puisse avoir lieu. Les acteurs de l’Orlando possèdent même statut et même aura qu’un enregistrement sale d’un spectacle de Jouvet ou d’un vaudeville du Splendid. Lettre de Koltès, été 1977, en plein cœur du festival où il présente La Nuit juste avant les forêts devant dix spectateurs chaque soir : « Avignon est sinistre - Saint-Germain-des-Prés épileptique - effrayant de sottise, de frime, d’absurde et de laideur dans les spectacles (je n’y mets plus les pieds) ». Je cherche un mot qui dirait le contraire de l’épilepsie qu’à ce moment pathologiquement j’envie : la médecine possède bien le terme catatonie. Peut-être convient-il à cette ville que je visitai en soirée. Sur une place au pied d’un collège qui semble une Maison d’Arrêt du début du siècle (le précédent), ils ont ici levé des gradins : sous le cagnard de huit heures, rien de plus vide que des gradins vides face à l’inexistant. D’ailleurs, la ville est vide et semble bâti pour l’être. Partout des affiches annoncent le départ ici du Tour de France dans quelques jours (mais de quelle année ?) C’est une parabole sublime et désastreuse sans doute. Avignon existe alors comme un lieu où se fabriquerait cette qualité du temps qu’on nomme la beauté, et son envers radical, qui désespère d’en être contemporain. Mais ce désespoir parfois soulève, je le sais bien – et rend aigu le fait d’être au présent celui qui en refuse le poids de tristesse et d’inanité. Face au désastre, du moins est-on face. Ici, dans cette chambre d’hôtel du bout du monde de la Provence, je ne suis que devant un écran qui passe - comme le supporte-t-il ? - les gesticulations consternantes d’acteurs qui hurlaient l’année 2014 passée pour toujours : contemporain, je ne le suis de rien. Peu d’événements dans une vie d’un homme vous donnent l’impression d’être le contraire de contemporain. Peut-être cette minute où, à deux heures du matin, ce lundi 6 juillet 2015, dans votre chambre 26 du Campanile de XXXX, vous allumez par désœuvrement la télévision française et que vous tombez sur Orlando, festival d’Avignon 2014, et qu’au dehors trois chats rodent lentement et sont la seule trace de vie possible.
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Le désastre de Bataille arraché aux murs de Marseille
samedi 4 juillet 2015
Je m’étais promis de passer par cette rue ; je savais la phrase posée là-bas [2], et il fallait le soir (non, pas le soir : la nuit comme elle existe ici : noire comme le sol). Certaines avenues de Marseille ne sont pas éclairées – Boulevard Baille par exemple, quand on monte vers La Conception : c’est comme des grottes plus ou moins profondes, et les voitures sont des sondes qui permettent d’en mesurer le danger et les promesses. Mais d’autres rues se laissent recouvrir de lumières qui les obscurcissent davantage. Par exemple : Rue Château-Payan.
C’est une très longue rue qui se lance depuis le boulevard Chave, en coupant à travers Notre Dame du Mont, jusque Castellane. Étroite, elles descend à pente douce, coupée tous les cent mètres par des rues plus étroites encore, qui descendent plus raides.
Je longe la rue, évite un peu les scooters ; les yeux posés sur les parois qui, c’est sûr, un mètre plus loin, vont délivrer la phrase. Les tags et les insultes, les lettres rageuses ; non, ce n’est pas cela, pas tout à fait : cela y ressemble, cela la prépare, mais il manque tout ce qui autour des lettres fabrique des images, et avec elles, l’atrocité, et le désir. Il manque le chaos plus grand que le désordre des lettres et l’illisibilité, il manque ce chaos du sens quand la phrase est raisonnable et qu’elle est incompréhensible.
C’est un labyrinthe formé d’une longue ligne droite ; je bute à chaque immeuble, et chaque immeuble est marqué de cette absence. Pour sortir du labyrinthe, il faut poser les mains sur la paroi et avancer : alors j’avance.
Autour les ombres dansent, secourables ; la douceur de l’amour.
Et puis, et puis.
La phrase est là, évidemment là.
L’œuvre de George Bataille est suffisamment secrète et terrible, et lourde à porter en soi, pour qu’on sache le partage essentiel. Savoir qu’un parmi tous est venu ici écrire cette phrase, aussi soigneusement que possible et aussi rapidement que souhaitable, est chose douce qui rend le monde plus vivable soudain.
De Madame Edwarda, récit infâme et sublime, je garde le souvenir d’une férocité qui met à sac la civilisation – la véritable guerre contre elle, et pas de prisonnier –, pour garder seulement ce qui rend les êtres à nu, leur fragilité infinie, leur immense besoin non de consolation, mais de désolation. Et après la désolation, la solitude qui devient un partage, intérieur, des plus belles façons de vivre et de choisir de vivre cela. Le contraire du suicide.
Celui ou celle qui est venu(e) griffer les mots est loin maintenant.
Dans cet angle de rue (puisque c’est d’un angle de rue qu’il s’agit, évidemment), ne reste que la trace, c’est-à-dire l’absence ; et le signe : la présence même de ce qui manque.
Et puis, d’une autre main, un autre mot : le h de l’Histoire manque au prénom du poète bégayant la langue – qu’un z barre au lieu du S comme une cicatrice : immense Gherasim Luca, légende posée sous l’image fabriquée par Bataille et ses frères ; étrange conjuration des morts et des vivants, des vivants par dessus ces morts qui demeurent en nous la force de ne pas en rester là.
Marseille est cette ville où on arracherait à Bataille son nom, et sur les dépouilles duquel on viendrait déposer ses mots, avec la signature massacrée d’un poète d’ici et d’ailleurs, à la voix coupée au couteau, et au souvenir intenable.
Passant ici, que faire d’autre que de prendre l’image et de partir ? Et que faire ensuite, le soir, et le lendemain soir, sachant que dans cette ville, sur un de ces murs devant lesquels personne ne passe, la phrase est là désormais, qu’elle continue d’être là, appelant au désastre, et le réalisant peut-être ?
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Vingt-et-juin, il fera peut-être nuit
mercredi 24 juin 2015
Dans la lutte entre toi et le monde, parie sur le monde.Kafka
Comment se résigner à comprendre le monde ? On finirait par lui trouver des raisons, puis fatalement à lui donner raison. S’en tenir éloigné, parfois, permet de continuer à le penser plein d’énigmes, impossible, impensable, et désirable encore. Ainsi la mer, ou le ciel ; ainsi les silences ; les amitiés lointaines ; certains livres (chercher un fragment de la Société du Spectacle, se surprendre à relire l’impeccable chapitre V « Temps et Histoire ») ; ainsi l’amour. Et ainsi la nuit, les lumières que la ville répand dans le désordre le plus fascinant.
Les journaux s’ouvrent sur cette joyeuse nouvelle : Waterloo, des types se déguisent et rejouent les batailles d’autres siècles : on amène femmes et enfants, on applaudit des deux mains et on s’émerveille. Près de dix mille morts, trente mille blessés, mains et jambes tranchées, visages arrachés, cinq mille disparus peut-être enterrés vivants ou enfuis devenus fous – mais non : l’enthousiasme des foules pour le temps ; réalité qui ne se rejoint que s’il se considère comme un spectacle. Sur les écrans, il faut la mention « inspiré d’une histoire vraie » pour être valable, posséder un surcroit de valeur. Et dans la vie, il faut absolument que cela ressemble aux films les plus consternants.
Penser : et si on rejouait, en costumes et pour de faux, les massacres de Alep ou les combats de Homs, de Tikrit, ou les affrontements pour la prise de Palmyre ? J’imagine les foules qui applaudissent à tel attentat suicide. Comme c’est joli, disent-ils ; comme c’est joli toute cette poussière et ces charges de cavalerie sur les carrés anglais. On ne pense pas trop aux dix milles morts, aux trente mille blessés, aux mains et jambes tranchées, aux visages arrachés, ou aux cinq mille disparus, peut-être enterrés vivants, ou enfuis devenus fous (peut-être moins fous que les autres), cherchant à l’est, au nord, une vie possible, et qui ne reviendront jamais dans cette réalité-là.
Regarder le ciel est une guérison ; non pas comme pour fuir et rejouer la désertion de ces combattants, mais pour trouver ici des raisons de mener les combats qu’il faut, et si c’est contre le monde, ce sera avec le monde aussi. Faire le pari du monde, c’est croire que celui-là se lèvera contre lui : un jour. Il fera peut-être nuit. Les insurrections contre soi-même se mènent plus férocement la nuit. On ne pourra de toutes façons pas vivre une vie entière dans cette réalité qui célèbre les charniers comme une fête.
Vingt-et-juin, regarder la lumière avec le plus d’urgence encore, celle qui dure davantage ; sur la plage du Prado, respirer lentement d’être là.
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Passage Mc Kay : Marseille, le poète, le migrant et l’oubli
jeudi 18 juin 2015
If we must die, let it not be like hogs
Hunted and penned in an inglorious spot,
While round us bark the mad and hungry dogs,
Making their mock at our accurséd lot.
If we must die, O let us nobly die,
So that our precious blood may not be shed
In vain ; then even the monsters we defy
Shall be constrained to honor us though dead !
O, kinsmen ! we must meet the common foe !
Though far outnumbered let us show us brave,
And for their thousand blows deal one death-blow !
What though before us lies the open grave ?
Like men we’ll face the murderous, cowardly pack,
Pressed to the wall, dying, but fighting back !Claude McKay, If we must die
Claude Mc Kay est mort le 22 mai 1948, un samedi — un siècle après l’abolition de l’esclavage en Martinique, au jour près. Jamaïquain né à James Hill où le reggae qu’on chante est d’abord du Pure Gospel, puis Américain dans la Caroline du Sud de l’apartheid – qu’il fuit sitôt croisé le premier visage du premier Blanc venu comme tous les autres lui cracher au visage. La route le conduit au Kansas où il apprend le métier de paysan qui se refuse à lui. Il s’est reconnu poète et lit Soul of Black Folks de W. E. B. Du Bois. C’est un destin d’être alors Noir et poète : alors il faut l’embrasser tout entier. Fatalement, New York l’appelle.
C’est le Ghetto noir de Harlem. Il rencontre dans Greenwich ceux qui appellent à la Repatriation en Afrique autour du Prophète Marcus Garvey, le Black Moses : mais lui n’a pas la révolution religieuse ; il a lu Marx, il a lu Rimbaud, il tient les deux ensemble. La déchirure est cruelle ; en elle, il voit son amour d’enfance le quitter pour la Jamaïque à laquelle lui ne rêve plus : il publie des poèmes en les signant du nom défiguré de son amour perdu. Mc Kay fonde avec d’autres l’African Blood Brotherhood, dont le titre est un programme tout prêt à sécher sur le trottoir. Le Red Summer voit les foules blanches réclamer que ce sang noir coule, tandis qu’il écrit cet été là de 1919, if we must die dans la rage de rendre les coups.
Claude Mc Kay quitte les quais de New York pour Londres, la Russie, et échoue, on ne sait comment (on sait trop comment) dans les quais de Marseille — si New York est la ville des départs, Marseille serait voué à être le pays où l’on arrive ; et qu’on ne quittera pas intact. Docker au temps où il fallait être portefaix : la charge du navire qu’on descend, c’est sur les épaules qu’on la reçoit et qu’on transporte d’un quai à l’autre. Mc Kay écrit : il nomme d’abord Romance In Marseilles son roman qui s’appellera finalement Banjo.
Claude Mc Kay ne partira que ruiné. Le Maroc, l’Afrique, n’est qu’une origine de plus qui ne répond d’aucune source intérieure. Alors Chicago sera le quai terminal, sans mer autour pour le désir de s’en aller de nouveau.
Claude Mc Kay meurt à 59 ans d’un claquement de doigts, le cœur s’arrête et la vie avec elle, le corps effondré sur une masse de poèmes qu’on ne lira qu’à titre posthume.
Claude Mc Kay se voit l’insigne honneur d’avoir un passage à son nom sur le Vieux-Port de Marseille qu’on inaugurait hier en grande pompe ; Madame le Consul Général d’Amérique à Marseille était là, et sans doute les mots étaient larges et graves, et le buffet ruisselant à souhait de félicitations ravies d’elles-mêmes.
Je n’ai pas lu Home to Harlem, et le regrette ; mais j’avais longuement lu A Long Way from Home à cause du titre et malgré sa traduction mauvaise (Un sacré bout de chemin), aux Éditions André Dimanche en 2006, ou 2007. Je l’avais lu sans rien savoir de Claude Mc Kay et pensant, je m’en souviens, comme il était digne et injuste d’être oublié quand on écrit un tel livre — digne que l’homme s’efface et s’échappe de la vie dans ce qui la prolonge, ces phrases comme de longues descriptions découpées dans ses silences ; et injuste, injuste cent fois que Claude Mc Kay soit le nom le moins connu du monde quand il s’agit de parler d’Harlem comme d’un Marseille du monde entier relié par un pier long comme la mer.
De Marseille, Pagnol aura raconté les collines et les cafés pittoresques ; mais la force qu’il faut pour soulever les charges, et les amours qu’à un Noir d’Harlem on interdit parce que d’Harlem il a tout du Noir de Jamaïque entre les bassins d’Arenc et de la Joliette, et qu’il ne sied pas au Marseillais joueur de carte que ce Noir emporte dans ses bras la jeune fille, avec son accent américain qui n’est d’Amérique que depuis l’Afrique de la Jamaïque — qui l’a écrit ? Ô Burning Spear, qui l’a chanté ?
Passage Mc Kay, je ne sais pas où dans la ville ; mais quelque chose de la ville passera là qui n’appartient pas à la ville, plutôt au passage qui emporte New York et Kingston, Chicago et Moscou, le Harlem qu’on porte en soi comme une identité jamais identique à elle-même, toujours traversée de ce qu’on a perdu, gagné du pas qu’il faut faire pour s’inventer ce long chemin jusqu’à chez soi dans les combats intérieurs et les luttes qu’au dehors le monde tend afin qu’on soit ceux qui se défendent.
Si nous devons mourir - que ce ne soit comme porcs
Traqués parqués dans un coin déshonorant
Alors qu’autour de nous, les chiens affamés,
Se moquant de notre sort maudit, aboient de rage.
Si nous devons mourir, - oh, que ce soit dignement,
Que notre sang précieux ne soit pas versé
En vain ; car, s’ils sont obligés à honorer
Notre mort, nous défierons même des monstres !
Oh, mes Frères ! Affrontons notre ennemi commun ;
Bien que beaucoup moins nombreux, soyons courageux,
Et à leurs multiples coups répondons d’un coup fatal !
Qu’importe si devant nous s’ouvre une tombe ?
Comme des hommes, nous braverons la lâche meute meurtrière
Dos au mur, mourants, mais en se défendant !(traduction Jean-Pierre Balpe)
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Fable de la ville ravagée
lundi 1er juin 2015
C’est juste en face, et tous les jours en descendant, je le vois. Cette immeuble recouvert d’abord de tous les soins ; les échafaudages, longtemps, dans l’indifférence. Puis, c’est un matin comme un autre qu’on détruit la ville : on lèvera ici un immeuble identique. Je reste là comme quelques-uns – nous sommes quelques-uns à n’avoir rien à faire d’autre ce matin-là. Rien d’autre que regarder la ville tomber par morceaux dans le bruit de la poussière qu’on arrose pour qu’elle soulève moins de poussières : on a des ruses. L’immeuble par pans entiers se retire, et méticuleusement s’effondre. Le ravage est une chose délicate. Éventré, l’immeuble laisse voir ses entrailles. On perçoit bien l’agencement des pièces, des chambres, des salons, des cuisines. On devine les lieux où l’amour s’est donné et refusé, où la vie lentement s’est passée, dans l’ennui et l’attente qu’elle se termine ou qu’elle commence enfin. On pense à La Vie, mode d’emploi, cette coupe réglée des vies quotidiennes dans l’organisation qu’on tâche de lui trouver ; le village vertical.
Je reste à peu, je regarde les ruines qu’on construit devant moi.
Évidemment, c’est une fable. Celle de la ville – et comme la ville est une fable de nos vies intérieures, le ravage n’est pas difficile à lire. On nous raconterait ici la beauté terrible des écroulements qui dénoue les fantômes des passés assignés à résidence ; la simplicité des destructions, murs qui séparent des peuples, des hommes, des corps ; la fragilité sur laquelle reposent les édifices qu’on prend pour la vie même ; la violence des déchirures quand on l’arrache à ce qu’on prenait pour l’éternité ; le regret immédiat des murs tombés sur le sol et qu’on ne relèvera plus qu’ailleurs, et différemment ; et puis, évidemment, le caprice des hommes qui fabriquent à l’identique de la ville sur elle-même jusqu’à la recouvrir, et ne plus la voir.
Je m’éloigne.
Trois jours plus tard, la tâche avancée et le ravage enfin accompli, je comprends mieux la fin de tout cela, le but et l’éclat : c’était tout simplement et pour quelques jours qui valait bien la peine qu’on y avait mise, oui, tout simplement pour qu’on y laisse passer un peu de ciel. Je ne vois pas d’autres raisons.
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Galerie Mazarine et labyrinthes
dimanche 24 mai 2015
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.
Rimb.
Il faut entrer par une petite porte, ouvrir son sac, prouver qu’on n’est pas là pour déposer une bombe. Passer un sas, un autre, montrer à chaque fois une carte, une autre. Justifier ce qu’on fait là. On passe finalement. Les bâtiments en pierre rendus invisibles par des algecos provisoires, mais là depuis toujours ; la rumeur des travaux (le chantier est partout, invisible et lointain) ; les corps allongés, cigarette café téléphone, respirent. Puis entrer.
Il faut ensuite passer devant des bustes froids, sans regard, des Assis sans jambes, ni tronc, mais aux moustaches délicatement sculptées sur du faux marbre. Puis l’escalier majestueux s’élève majestueusement et c’est comme l’assomption vers le Savoir : la triple épaisseur du tapis rouge n’empêche pas le parquet de craquer, mais moelleusement. Il faut montrer d’autres cartes, mais cette fois, on murmure, on chuchote, on souffle à peine les mots, et les verbes ne suffisent pas pour décrire le silence qu’on parle à quelques centimètres — ces murmurent enveloppent le lieu et c’est plus assourdissant que le chantier. Enfin, dans la galerie, on rejoint sa table attribuée : on frôle ceux qui ont dû se ganter de plastique pour tourner les grimoires, ou à la loupe vérifient les virgules et voudraient derrière la rature débusquer le mot manquant, l’hapax, la clé, le secret levé sous le papier jauni comme des dents.
Je reste trois heures ici, devant ces feuilles d’un bloc note bon marché griffonnées au crayon papier, cavalièrement recouvertes de quelques insultes que dans les marges il faut écrire pour se donner du courage, et surtout : des plans des plans des plans qu’il faut lever pour se donner la peine ensuite de ne pas les suivre. Les manuscrits de Bernard-Marie Koltès sont des labyrinthes qui n’ont pas d’issue. Écrire, c’est effacer tout ce qui a permis à l’écriture de se faire – alors, je regarde l’effacement se produire, et parfois, des pures beautés suspendues à elles-mêmes. La beauté, c’est l’infini contenu dans un contour, disait Hugo. Mais quand elle excède le contour ? Et que l’infini se dérobe ? Des morceaux de prose brute qui demeurent en l’état, déposés au crayon de papier sans destination que la poussière ; ou le désir d’avoir été conduits ici, et traversés ailleurs. Autour de moi, on est plusieurs dans cette joie triste, devant les cadavres étalés des manuscrits. On est, dans ce silence faux des bibliothèques murmurantes, plusieurs dans ce piège du secret qu’on ne lèverait qu’en l’abolissant. On est plusieurs à le savoir, et quand nos yeux se croisent, c’est parfois avec la mélancolie de ceux qui savent au moins que la mélancolie nous préserve de l’orgueil.
Je lis trois heures les manuscrits de plans inaboutis, de monologues sidérants, des phrases arrachées, mais à quel passant, à quel rêve ? Parenthèses dans l’œuvre puisqu’elles ne figurent pas dans l’œuvre, ces phrases, ces figures qui les parlent, ces moments de vie qu’on aime penser comme garants de la vie quand ils sont écrits – mais ici morts nés –, ces personnages d’aucune livre et d’aucun lieu, avortés, au lieu de si haute incandescence, qu’en faire, et comment les lire et les garder pour soi ? (« Ainsi certains hommes, nés en certains lieux, à certaines dates, avec tels astres dans le ciel qui a croisé tel astre, sont marqués et condamnés avant leur première respiration. Une bête étrange se loge en leur cœur et sous leur peau, qui leur parle dans le silence de la nuit. Ici me parle la bête par la respiration de l’eau. Et il y a cette bête endormie entre moi et la vie », dit Marley.)
Dehors, rue Richelieu. Quand je m’éloigne cette barrière – site sous surveillance électronique, est-il écrit, et de la main du passant, sa légende ; alors je pense au vers oublié des Assis, que je retrouverai le soir, le soir seulement.
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Cette nuit en longueur me semble sans pareille
samedi 23 mai 2015
C’est aller d’une nuit à l’autre sans avoir l’impression de passer par le jour – ou comme dans les trains, sensation de ne faire que longer le monde, une ville laissée à côté de soi après l’autre, et le ciel coulissant contre soi, parfois l’accrocher du coin de l’œil pour l’interroger, prendre le silence pour une réponse et l’écrire.
C’est se pencher sur une table d’orientation effacée et poser les mains sur elle pour la consoler ; c’est voir la terre mordre vers la ville et ne pas s’en saisir ; c’est vouloir croire que les nuages s’éloignent quand ils approchent, et c’est refuser absolument les contours nets des choses et des êtres ; c’est la haine du dessin de frontières d’États américains, ou des champs dans la Camargue : c’est s’être dit, devant ce paysage au-dessus de Nîmes : la jungle ici obéissait autrefois à des lois plus désirables.
C’est dans la vitesse envier ces pans de mur qui portent les seuls textes essentiels, ceux qu’il faudrait écrire pour ne pas relever du temps mort des passages d’une tâche à l’autre ; c’est situer la déchirure à l’endroit où elle s’efface, comme la salive sur la plaie voudrait apaiser la douleur en l’avalant, et c’est cracher sur cela aussi.
C’est savoir qu’au lieu même de la ville se lève parfois le trou noir où rien n’a lieu que lui-même : c’est écrire aussi là, dans la vie qui se retire, l’appel de cette vie ; c’est savoir que chercher le lieu et la formule ne serait qu’une manière de refuser que le lieu soit l’endroit où le trou nous recueillera pour s’y coucher et attendre que la formule change la peau en poussière.
Ce sont des départs – dans le bruit de machines qui s’élancent toujours au-devant de soi, et dans le retard infini des heures qui s’échappent ; et la terre roulée sous les mouvements des roues arrachée à soi-même ; c’est aller encore, d’une ville à l’autre, chercher ce qu’on ne sait pas, et qui s’échappe ; c’est chercher sa voie quand on sait qu’elle est seulement l’allure du pas.
C’est saluer la lumière, toujours.
C’est m’apercevoir que ma montre s’est arrêtée au milieu de la nuit – à 3h08 du matin, la montre sans doute épuisée d’avoir été à l’heure chaque seconde a dû trouver cette minute plus douce qu’une autre, plus juste que toutes les autres, et s’est arrêtée pour y mourir : c’est une image juste de ce geste que font les hommes, parfois, de s’allonger le long de leur vie et d’arrêter là leur corps et leur souffle : oui, comme une image juste de tout ce retard que je poursuis ; et je porte depuis au poignet ce signe, le mystère de cette minute plus désirable où le temps littéralement s’est pour toujours arrêté contre lui-même.
C’est après Strasbourg, Marseille, Aix-en-Provence, puis Paris, et tous les lieux de Paris où Paris sait l’être, comme Marseille partout en lui-même et toujours singulièrement autre, devant la mer qui ne reflète jamais vraiment le ciel – son désir plutôt –, les corps enchâssés dans ces villes qui demeurent à leur place tandis que le monde ne cesse pas de revenir jusqu’à nous, défiguré par les nouvelles du temps qui vient et fait la conquête de villes perdues, Palmyre, Lampedusa, Syracuse, ou Marseilleveyre, intérieures – ce sont des théâtres aux lumières âpres des néons, la scène du Rond-Point où cherchent leur langue ceux qui savent qu’il suffit aussi de l’inventer pour trouver son nom –, c’est au soir, au terme d’une journée de plusieurs semaines, lever la tête quand la lumière cesse et qu’on s’allonge enfin, qu’on va l’allonger davantage en l’écrivant peut-être.
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le nom des arbres : comment je tue le temps
mardi 12 mai 2015
Je n’ai jamais su le nom des arbres, ni des bêtes ni des nuages, ni des vents (sauf deux), ni des formes des colonnes dans les églises anciennes, ni des sept Muses et sont-elles sept, ni des théorèmes de géométrie, ni rien qui pourrait me permettre d’aller au milieu des vivants et me croire tel. Je sais qu’il y a des arbres pourtant, et le vent, je le sais parce que l’arbre tremble tout près, mais tout cela me dépossède davantage de mon propre nom, et l’ombre sous mes pas bascule lentement avec le soleil peu à peu tandis que je cherche, ici, immobile, ma place parmi les vivants et les bêtes qui s’approchent, sans nom mais non pas sans rage ni faim.
Je sais la vacuité de dire cela, et celle de ces pages, qui n’en sont pas, et je suis sauvé de l’orgueil : je sais que j’écris pour tuer le temps, une heure soudain ouverte entre deux incompréhensibles tâches de cette vie – de plus en plus, le site n’est plus que cette ouverture arrachée à l’incompréhensible qui a fini par former la plus large part de ma vie –, une heure donc, entre-deux ; là, l’incompréhensible se redouble : miraculeusement (sans doute un moment d’inattention de la part du réel forcené), je possède une heure à tuer et trouve une table à l’ombre, j’ouvre l’ordinateur, écris une heure des mots insensés au regard de cette vie.
C’est pour tuer le temps évidemment qu’il faut écrire, et qu’écrire aurait un sens : arracher une heure, ou deux, à l’organisation féroce du réel établi pour qu’il n’y ait aucune heure d’aucune sorte à tuer. Alors quand une heure ou deux s’ouvrent, il faut s’en emparer, exécuter aussi parfaitement que possible chaque minute – aller à l’essentiel. Mais l’essentiel est cette vacuité même – l’absence de but comme but ultime pour parer au monde comme il va, puisqu’écrire est parer au monde comme il est, comme il vient chaque jour en travers des énergies vitales.
Quand deux heures s’ouvrent, comme celles-là, j’ouvre une page et j’avance les textes impossibles où déposer ma part de vivant : nommer chaque mot puisque le vent et l’arbre restent impossibles à désigner. Cela finira par bien faire un roman, qui ne sera pas un roman. Deux heures ici, et parfois là, dix minutes suffisent pour dix lignes, et puis laisser la page battre comme une porte. Parfois, c’est cruel : au milieu de la journée, une phrase parfaite vient, ou au réveil, au milieu de la nuit aussi. Mais la page est loin. Le sommeil l’emporte, ou la journée – et quand l’heure vient, la phrase est oubliée, ce sont d’autres ; il faut accepter cela aussi ; se consoler avec le fait que cela n’a aucune importance. Aucune autre importance que d’arracher un peu de vie à soi-même.
Quand il reste du temps après ce temps arraché, je viens dans ces pages écrire. Il n’en reste pas beaucoup, et les pages de mon site sont vides. L’avantage d’un site, c’est qu’on ne voit que les pages pleines ; et pourtant, ce site est fait de plus de pages vierges que de pages écrites. Il faut me croire. Quand il reste du temps après le temps arraché au temps mort qui fait écrire (ce roman qui n’en est pas un, traversé par l’année 1792 frottée au présent), je viens ici, dans ce Carnet pour écrire les marges du temps mort.
C’est alors que faire le compte des ignorances devient salutaire. Y puiser cette force de n’appartenir qu’à elles.
Ces pages, peut-être, auraient plus de sens si je m’y rendais chaque jour et que chaque jour je vienne y écrire le jour. Et faire le compte des ignorances toujours plus grandes un jour sur l’autre. Je ne sais pas.
Perdre une heure à l’écrire me rend plus solidaire des noms des arbres, et du vent et des bêtes – cela, je le sais.
Mots-clés
[1] Tandis que j’écris ces notes jetées au hasard sur cette page, un homme à dix mètres, sur la place des Halles, seul sur la place, hurle un texte que je n’entends pas – le vent et les grillons s’allient contre lui. Il est rouge d’effort et d’épuisement, crache les mots avec la folie du désespoir. Autour les cafés sont pleins déjà ; sous les affiches en lambeaux il dit son texte devant un chapeau vide, et personne ne le regarde que moi, qui ne l’entends pas ; immense violence. Il vient de finir et s’éloigne, déjà s’arrête devant un autre café, et recommence.
[2] Emmanuel Roy l’avait repérée : merci à lui…










