arnaud maïsetti | carnets

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Personnages #2 | dans le métro

mardi 1er août 2017


— présentation des enjeux de l’atelier numérique collectif sur le site de Tiers Livre
— présentation de la proposition #2
— ensemble des textes proposés pour la proposition
— sommaire général de mes textes


images ici et en haut : 2008

Et donc la deuxième proposition : déjà, l’approche est plus brutale. Pour écrire le personnage, on resterait encore dans le fragment, mais cette fois, pas dans le récit extérieur, au contraire : dans l’affrontement, le face à face. C’est depuis le curieux texte de Jane Sautière, Stations (entre les lignes) qu’on prend appui.

Et évidemment ce qui s’écrit du personnage, c’est moins son bloc pris ensemble comme un tout qu’un regard déposé sur lui, et ce qu’on emporte d’un mouvement qui nous enveloppe. D’où le levier puissant et redoutable du métro. Puissant, parce que c’est dans la vitesse qu’on est pris immédiatement, une vitesse arrêtée : d’un type vu dans le métro, on n’en a qu’un instant pris entre deux stations, dans les secousses et la foule ; redoutable, parce que le métro est la banalité même de notre contemporain, et justement le lieu où on ne fait pas de rencontres. Obligé d’aller dans des espaces de confrontations singulières, dans des peurs, ou des violences, celles qui marquent, celles qui justement rendent étrangère l’expérience banale du transport en commun. Arracher le métro au lieu commun, ou faire justement du commun une expérience de l’étrange.

J’y puise pour ma part trois rencontres véritables de mes années à Paris : la première, vers deux heures du matin en rentrant du théâtre (et justement, j’en rentre : deux semaines à Avignon - il fallait bien trouver un appui qui soit celui du présent). Les deux suivantes sont plus récentes, quoiqu’elles appartiennent à une autre vie maintenant. Des personnages, n’en saisir seulement ce qui nous échappe et nous défigure. Ces figures croisées dans le métro, je ne les aurais jamais rencontrées dans la vie – ainsi sont-elles aussi des figures de théâtre.

Je ne sais pas si François y pensait. Mettre face à face des individus qui n’auraient aucune chance de se croiser dans la vie, c’était une définition proposée par Koltès du théâtre : le face à face de deux étrangetés, c’est la tragédie depuis au moins la nuit des temps. Le métro ne fait qu’y plonger ses couloirs. Alors que l’écriture soit l’espace de cette saisie, et on n’aura pas travaillé pour rien, mais contre elles, contre l’écriture et contre la vie. De ces figures croisées, me bouleverse aussi qu’elles pourraient être un possible de ma vie. Ou un revers. Souvent je pense à elles (et même (j’avoue avoir triché), j’ai écrit la première figure dans un autre récit). Définition possible du personnage : ce qui face à nous, nous devance ou nous précède, nous rêve.


Personnages #2 | dans le métro

C’est d’abord le chien à ses pieds – muet terrible, indifférent –, oui, c’est lui d’abord qu’on voit : le type assis qui le tient d’une main lui ressemble, pareillement indifférent, superbe même, de l’autre côté de nos vies ; il parle doucement à l’homme qui l’accompagne, lui dit ne t’inquiète pas, mais l’autre, désespéré hurle : vite, maintenant, allez, alors le type, immenses cheveux noirs noués au-dessus de la tête, inhale longuement la pipe en plastique, et doucement, va la tendre à son jeune compagnon désespéré, et les yeux ailleurs, lui dira prends en nous regardant dans les yeux, nous qui à l’opposé, observerons la scène de terreur, immobiles jusqu’à ce qu’ils descendent de la rame aux Arts et Métiers ligne trois et qu’ils nous laissent avec le caillou de krach, dans ce dernier métro qui nous emporte loin de notre station qu’on aura manquée pour toujours.

C’est peut-être l’image de ses mains, rongées jusqu’au sang, que je possède comme un talisman qui me sert à distance pour recomposer tout le corps, les bras tremblés, les épaules et les cheveux perdus sur le visage secoué, la jeune fille qui pleure pleure pleure devant tout le monde et personne ne semble l’avoir aperçue, dix-huit heures sur la ligne treize est une foule ramassée sur elle, et dix ans plus tard je me raconte sa légende lentement pour moi, comme je me la suis racontée pendant les deux stations que je partage avec elle, à deux mètres d’elle, moi tâchant de rester debout, et elle, assise à même le sol et pleurant, pleurant et hurlant même, comment le savoir dans le hurlement du métro, et je me dis que peut-être parmi tous les lieux du monde où elle voulait être seule pour pleurer, elle avait choisi la ligne treize pour la solitude de cette foule, tous avec la musique dans les oreilles ou le portable sous les yeux, et personne auprès d’elle, elle qui pleure à se briser ; quand je sortirai du métro à la Fourche, elle pleurera encore, visage enfoui sous les mains en sang.

C’est à la fin du jour le plus long de ma vie – et pourtant il n’est pas si tard, la ligne deux est remplie comme chaque soir et je suis si vide de la folie du jour comme je l’appellerai plus tard, ce jour commencé à l’aube et que je pressens s’achever, j’échoue sur ce soir comme sur une pierre : oui, tout depuis le matin a fait signe vers moi comme une prophétie, une malédiction, et oh ! que Montmartre paraît loin : au moment de sortir Place de Clichy, mais vers où, je lève les yeux et un type devant moi descend aussi qui me regarde fixement, lentement, terriblement, boucle à l’oreille gauche, casque de cheveux noirs, violence calme du regard, je voudrais le laisser passer, mais non, il attend, il ne sourit pas ; je me dis : c’est un autre signe, son visage que je connais – mais impossible de le reconnaître –, et ce n’est qu’en haut des marches, au moment où je me retourne pour le voir de nouveau que je sais : c’était lui ; soudain évidemment disparu, évanoui dans la ville. C’est bien vrai alors que nous sommes seuls, et je me souviens de ses mots qui scelleront ce jour : Nous n’avons fait que fuir / Nous cogner dans les angles / Nous n’avons fait que fuir / Et sur la longue route / Des chiens resplendissants / Deviennent nos alliés.