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Les Tables de la Plaine | Commune indienne de Marseille

jeudi 24 décembre 2015


Ce dont nous avons besoin, ce n’est peut-être plus de représentants – ceux du peuple se sont sans doute trop trahis –, et en attendant, il ne faut plus attendre. L’occupation de l’espace public, non pour proposer ou pour interpeller, mais comme but en soi de l’action est désormais vitale. On se trompait en voyant dans les mouvements des Places (de Tahrir à Kiev) un prolongement de la geste révolutionnaire occidentale, d’émancipation démocratique. C’est en fait une nouvelle forme, radicalement neuve et jamais vue en Occident, qui se faisait jour. L’Occupation comme puissance propre : réappropriation de l’espace comme projet en tant que tel.

À l’heure où les Gouvernements exercent leur pouvoir dans le seul but de contrôler leur population (qui ne leur appartiennent décidément pas), ce geste est peut-être de dernier recours, parce qu’il impose de fait un rapport de force physique. Il est à ce titre d’autant plus décisif.

Il n’y aurait plus d’actions que localement organisées, en tant qu’il ferait signe vers un mouvement de convergence des forces appelées à occuper globalement la surface des choses.

Du bocage nantais à Sivens, de Maiden à Wall Street, l’histoire dans le désordre des occupations de territoires ne vise pas à reterritorialiser telle ou telle lutte, mais à les engager ensemble, en faisant de l’espace même l’enjeu de la lutte : la constitution de Commune dont le mot a certes une histoire, mais surtout un sens – désigne le collectif en même temps que le lieu.

Soit à Marseille, un quartier, dit de La Plaine (à cinq minutes à pied de l’endroit où je note ces mots, ce vingt-quatre décembre [1].). La Mairie a décidé, comme pour d’autres endroits, de requalifier le lieu. Entendre : le pacifier socialement. Entendre : l’organiser comme du mobilier urbain dans les métros où il est impossible de s’allonger, voire de s’asseoir. Faire fuir les sans-logis est le seul but de bancs qui n’en sont pas. À La Plaine, comme en d’autres lieux de Marseille ou d’ailleurs, le Pouvoir a décidé, en d’autres termes, d’imposer aux populations de vider les lieux.

Depuis plusieurs mois déjà, un collectif s’était engagé pour défendre ce quartier contre ce plan urbain de requalification pensée contre les populations. C’est l’Assemblée de la Plaine. Depuis quelques jours, ce collectif s’est soudé autour d’un mot d’ordre : celui de l’occupation. Comme ces ZAD (dans le jargon administratif : « Zone d’Aménagement Différé » — devenues autant de Zones à Défendre), la Plaine est maintenant occupée.

Le collectif s’est donné un nom : Les Indiens de la Plaine.
Hier, il a scellé des tables.

Ci-dessous, le texte du collectif :

Tables en danger

Habitants, habitués, usagers et autres utilisateurs du quartier de la Plaine et de sa place,
Dimanche 20 décembre, une table et des bancs faits de bois, de béton, de sueur et d’initiatives multiples, ont été conçus et réalisés dans un souci de réappropriation de l’espace public pour offrir à tout-e-s et pour tou-t-e-s un espace de convivialité, de rencontres et de partage.
Comme on le sait, la Mairie a l’intention de réorganiser le quartier et par la même occasion nos vies, par un vaste projet de rénovation de la place, de montée en gamme du marché par trente mois de travaux asphyxiants pour les petits commerces et qui ne feront qu’augmenter le prix des loyers et pousseront les âmes de ce quartier à migrer hors du centre-ville. La chasse aux pauvres est ouverte.
Bref, tout ça on le sait et on s’y prépare. À la mairie ils commencent à s’agacer de tant de résistance et de festivités en ces temps de crise. Nous vous faisons donc suivre les mails d’un certain Philippe Brun adressé aux voix de la Plaine :

 » Bonjour, lors de votre réunion du Dimanche 20 Décembre 2015 vous avez installer des tables et fait du feux [2] dans un fus [3], pouvez vous les récupérer, les enlever rapidement. Merci Philippe Brun

Re+bonjour, suite à mon émail, je vous donne 24 heures pour enlever ces tables, je vous rappelle qu’il est interdit de faire du feux [4] et que vous devez demander à la mairie l’autorisation pour votre manifestation. Si cela n’est pas fait nous ferons enlever le tout. Cordialement Monsieur Brun. »

Nous demandons à tous ceux qui ont apprécié la fête, le barbecue, la musique, danser, discuter, partager, boire des verres autour d’une belle table en bois et ont participé à cette petite sauterie dominicale de bien vouloir faire part de leurs impressions à sire Philippe Brun, inconnu de la Mairie, par mail à l’adresse suivante : phbrun@mairie-marseille.fr.
Nous vous invitons à un maximum de cordialité.

Les Indiens de L’Assemblée De La Plaine

Les Voix de La Plaine ne réclament qu’une chose – parler ensemble, choisir le lieu où ils voudraient le faire, dire que la ville qu’ils habitent est celle qu’ils peuplent selon leur désir et non selon celui d’un bail commercial.

Je ne suis pas Indien de ces Plaines-ci, puisque je n’ai pas le bonheur d’avoir eu à sceller ces Tables ; mais je suis attaché à ce qu’appellent ces voix-là, surtout au moment où les voix que l’on compte dans les urnes républicaines sont brouillées entre vote de dépit et de résistance (au nom de quoi on mène des politiques qui reprennent l’écho des voix contre lesquels on a voulu donner sa voix : comment comprendre ?). Je suis attaché à ces voix comme je le suis des visages d’Indiens où me semble déposée l’allégorie de notre appartenance singulière à ce monde. Et comme je suis attaché de près ou de loin à tout ce que les Indiens ont inventé du monde : cette origine déplacée dans l’avenir. Et comme je suis attaché à cette beauté sauvage d’Indiens restés dignes d’habiter une terre non à cause du sang ou du sol, non pour le folklore ou la tradition antique et vénérable, mais en raison du désir d’être brûlé par ce soleil-ci, et frappé par le vent de là, migrateur comme nous.. Oui, les Indiens sont l’Avant-Garde du Monde.

Il y a ces vers d’Alain Bashung : Je suis un Indien, je suis un Apache/ Auquel on a fait croire/ Que la douleur se cache/ Je suis un apache/ Je suis un Indien/ Auquel on a fait croire/ Que la montagne est loin. Et puis il y a ce quartier de Marseille qu’on appelle La Plaine, et des tables scellées sur elles pour la beauté du geste et la rage de vouloir encore inventer la ville et son désir d’en renouvelerles merveilles.


[1merci aux amis de la Marseilllologie de m’avoir fait signe à ce sujet

[2sic

[3re-sic

[4re-re-sic