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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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un violent « n’importe ! »
[Journal • 18.07.22]
mardi 19 juillet 2022

Ce qui sans doute est le fond des mondes : une naïveté atterrante, l’abandon sans limite, une exubérance ivre, un violent « n’importe ! » …
Georges Bataille, L’Impossible
Peut-être qu’on y est, vraiment : le Verdon, vu ruisselant il y a deux ans, est sec ; au bord du lac Serre-Ponçon, les plongeoirs qui servaient l’an dernier se dressent à dix mètres de l’eau, comme à marée basse (il n’y a pas de marée : seulement la destruction du vivant) — pendant que la sixième extinction de masse se déroule sous nos yeux et se mesure avec nos mains, on réclame ici et là tel point de croissance nécessaire à la destruction de plus de vivants encore : les forêts brûlent à quelques centaines de mètres des touristes venus en berlines se dorer au soleil (ils ne croyaient pas si bien dire) : c’est bien le grand n’importe ! qui possède désormais force de loi, dérégulée et sans concurrence libre ni faussée : on se dirige vers la falaise en accélérant, et on klaxonnerait pour demander au vide de laisser la place.
Justement, le type devant moi, dans cet embouteillage à peine formée, qui prend la voie de gauche et remonte à toute vitesse, et contre-sens, jusqu’à presque percuter le motard en face : on en est là aussi — tout près, les restes de l’incendie d’hier que j’ai vu naître, et la fumer monter, et la femme gagner le toit et hurler, et les camions et les échelles immédiatement, et l’enchaînement fatal que j’imagine ; mais deux jeunes hommes grimperont à mains nues sur le toit et, à force de gestes, indiqueront la voie à suivre — le lendemain, le tas de vêtements et d’objets noirs, presque fumant encore, décomposés, boue épaisse et pas encore de cendre, que longeront les vacanciers.
Dans le rêve de la nuit accablée de chaleur, un chemin de montagne qui descendait à mesure qu’on rejoignait les sommets — arrivé là (en haut, en bas ?), la ville rieuse et insouciante s’enfonçait dans la terre comme un corps dans les sables mouvants : il n’y avait rien d’autre à faire que de crier.
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voyez comme le feu se relève
[Journal • 17.07.22]
dimanche 17 juillet 2022

Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
A. Rimbaud, « Nuit de l’Enfer », Une Saison en enfer
J’apprends que le feu produit son propre vent : la phrase, dans la radio, me réveille en sursaut — j’imagine la nature d’un tel vent, comprend immédiatement pourquoi le feu ne peut pas être dompté, encore moins vaincu, qu’il s’agirait plutôt de lui donner les clés de ce monde et qu’on n’en parle plus —, et plus tard, la radio parmi l’immensité de phrases creuses qu’elle sait répandre plus souvent qu’à son tour lâche tranquillement : « le feu roule à la cime des arbres » ; c’est bien vrai que le poète n’est pas mort la jambe coupée en rêvant à Aden et qu’il vit parmi nous, lâche ses crachats dans la bouche du premier venu (ici, le maire de La Teste de Buche, Gironde, dévoré par une longue et raisonnée langue de flamme), et que, daignant nous visiter, il nous rappelle à son absence dans l’éclat vite effondré de la vérité.
D’ailleurs, une telle absence se manifeste plus souvent que sa présence : par exemple dans son propre monument, ici dressé au milieu de nulle part — littéralement et dans aucun sens —, abandonné au soleil parmi les herbes jaunies, cramées, désolées, à la lisière de travaux inutiles vouées aux jeux olympiques parisiens ; tout est vain, hors la solitude du nom déposé là comme on tâche d’oublier.
Dans la mer, les méduses reprennent possession du monde comme du feu : j’apprends qu’on apaise la piqûre de la méduse comme lorsqu’on se brûle — autant dire qu’on ne peut pas ; la méduse et l’incendie sont l’alliés de ces jours qui ont décidé de se jeter sur nous — et nous les regardons comme le feu regarde la cendre, dans la nostalgie de ce qui arrivera.
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contre les montagnes
[journal • 13.07.22]
mercredi 13 juillet 2022

… comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l’ouest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l’obscurité… Lautréamont, Les Chants de Maldoror
Deux jours seulement, mais si loin — aucun visage ou presque, les chemins tracés par le pas, le souvenir des villes immédiatement qui s’efface et le soir frappé d’étoiles, le bruit des bêtes au milieu de la nuit qui grattent le sol à la recherche de quel trésor et à l’aube quand il fait brutalement jour, vers cinq heures, que les insectes sont arrachés à leurs rêves et qu’ils hurlent soudain en cadence, ce qui bascule : on l’ignore à vrai dire, on se réveille, perdu comme dans le ventre du bateau à la dérive, la tente ne protège que de la croyance aux dieux, il fait froid, on pourrait être il y a mille ans, quelques cendres refroidissent entre deux pierres, le feu est mort, tout est à sa place.
Les pensées qui viennent quand on marche ne sont destinées qu’à elles et à la perte ; le reste appartient à la fatigue, le froid des deux mille mètres, et quelque chose qui n’a pas de nom, l’intériorité quand elle se confond avec le grand dehors cerné de montagnes.
Le soir, en descendant à la source, je croise un jeune garçon (il m’appellera monsieur), affolé et courant sur le chemin : j’ai perdu ce que j’ai de plus précieux, mon foulard, et les Chefs refusent que je rentre au camp si je ne le trouve pas (la nuit tombe, je lui propose ma lampe qu’il refuse avec orgueil, il est déjà parti dans la pente) — son regard tranquille, joyeux, ignorant de tout sauf de la colère des Chefs, priant peut-être dans sa course le Dieu doux et implorant sa pitié, je le connais par cœur, et la tristesse que j’éprouve pour lui est sans égal.
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la nuit est illuminée d’épines
[Journal • 22.06.22]
mercredi 22 juin 2022

Où que nous allions sous l’orage de roses
la nuit est illuminée d’épines, et le tonnerre
du feuillage, naguère si doux dans les buissons,
est désormais sur nos talons.Ingeborg Bachmann, « Sous l’orage de roses »
Le soleil ne tombe pas seulement, il s’éloigne : on pourrait tendre les mains, on ne toucherait que sa lumière et sur les arbres ce qu’il laisse de souvenirs sitôt effacés par l’angoisse, on ne saura pas le dire, on l’emporte avec soi comme dans l’enfance la terreur d’être abandonné ou celle de ne pas l’être — dans le parking, au troisième sous-sol, l’homme qui dormait vers dix heures du matin, protégé par cette citadelle de bouteilles en plastique à demi remplies d’un liquide noir, quels rêves fait-il de quelle conjuration formée dans quelles douceurs, sous quelles peurs ? —, le ciel qui s’efface quand la nuit vient laisse toute sa surface à ce qui ne possède ni nuance ni durée sur quoi se répandre en entier.
Jours où le temps manque, mais on ne sait pas où il va ; s’assommer de musique sérielle, de films seulement pour apercevoir le visage de Jean-Louis Trintignant très jeune, refuser de savoir l’histoire, regarder plan par plan pour arracher un secret (ne pas le voir), et filer en train dans une autre ville : perdre la course.
Tout le pays s’enfonce ainsi dans l’hystérie institutionnelle : le pouvoir constate effaré son jouet cassé — ils avaient construit avec beaucoup de science un verrou qui empêcherait toute autre chose que la violence du fait majoritaire et voilà que la clé s’est brisée dans la serrure : on nous disait qu’il fallait à tout prix voter « comme ceci » pour ne pas empêcher la démocratie [sic] d’advenir : comme si leur démocratie ne résultait pas précisément d’un vote : dans ce délire d’insomniaque qui marche dans le vide et qui se réveille, le sol à mille pieds dessous, s’accrochant au vide pour ne pas tomber, impossible de ne pas observer le comique atroce dans quoi tout se précipite — et d’entendre le frottement de mains de qui on sait, leur rire déjà gras, le bruit de couteaux qu’on aiguise.
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perdre connaissance
[Journal • 11.06.22]
samedi 11 juin 2022

Ysé — Il ne faut pas comprendre, mon pauvre Monsieur, il faut perdre connaissance.Paul Claudel, Partage de midi [1906], Acte I, Scène 3.
L’image tenait de l’évidence : la maison éventrée avec méthode, patiemment arrachée de l’intérieur, viscères encore exposées au soleil qui laissait pourrir ce qui restait de la vie là-dedans et c’était comme le rêve vengé de Baudelaire — non, du dehors, on n’avait plus à imaginer ce qui se passait derrière ses fenêtres maintenant que la paroi des maisons laissait voir que le dedans était vide, qu’on voyait la trace du lit et des cadres aux murs, qu’on pouvait respirer les parfums de celle qui, il y a peu encore, désirait encore et rêvait encore, et puis les hommes avaient fini leur pause, ils rejoignaient leurs machines et recommenceraient à tout arracher, pas de temps à perdre ; ici on construirait un parking — l’image ne me quitterait pas, mais qu’en faire ?
Bien sûr, on sait que tout est faux, que rien n’a eu lieu ici, que la grotte est enfouie à plusieurs dizaines de kilomètres au pied de la falaise, dans la mer qui l’engloutit chaque seconde, que les peintures qui sont à bout portant n’ont été exécutées que par nos contemporains soucieux d’exactitude, on le sait, on devine ici et là le carton-pâte, les lumières sont trop précises, on peut évidemment admirer le travail de reconstitution, le prix billet qu’on serre dans la main en témoigne, mais tout de même : devant le simulacre des peintures rupestres de la Grotte-Cosquer, je suis comme au théâtre : le faux n’est pas seulement un moment du vrai, il en est peut-être, pour nous autres humains de ce temps, la seule condition, la déchirure en laquelle nous nous tenons et qui est l’unique espace où l’expérience de vivre peut avoir lieu, alors je l’accepte et m’y livre entièrement.
Transmettre l’exigence de ne rien comprendre, c’est peut-être à cela que revient le travail auquel je suis assigné : face aux injonctions de transparence, aux critères d’efficacité érigés en dogme moral, ce serait cela notre tâche : trouver des formes face auxquelles la raison est contrainte d’abdiquer, où la pensée désarmée doit bâtir pierres à pierres d’autres façons de traduire ce qu’elle voit en rêves intérieurs, hallucinations — antidotes à la réalité écrasante, délires, délires toujours.
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mot pour mot
[Journal • 06.06.22]
lundi 6 juin 2022

Vaincre le hasard mot pour mot Mallarmé
Plusieurs journaux ont annoncé la mort de Lenz de son vivant, en Allemagne et en France, durant ces années où il tâchait de vivre tout au bout du XVIIIe s., quelque part entre sa chambre misérable de Moscou et quelques cafés, là où se vendait l’alcool le plus terrible et le moins cher d’Europe — quand on l’a ramassé dans une rue, ivre mort, et plus mort qu’ivre cette fois, et qu’on l’a jeté dans une fosse commune au hasard (on ne sait toujours pas où), personne n’annonça la nouvelle déjà tant de fois écrite ; le peuple en arme n’allait pas tarder à entrer de force dans le Palais des Tuileries au cri de la Liberté ou la mort et coiffer le roi du bonnet phrygien, tirer dans le ciel pour voir s’il oserait répondre : je pense au corps de Lenz sur le trottoir de Moscou pendant qu’on jetait ces cris sur Paris, je pense à l’absence des lignes qui viendront dire le lendemain de sa mort qu’un poète était mort parce qu’il avait vécu, le soir tombe : on est le 6 juin, le corps de Lenz fut retrouvé le 4 au petit matin — rien n’a eu lieu, je lis Les Soldats ce soir dans le contretemps irrésolu de ma vie.
« Depuis le temps que je suis en France, c’est plus facile pour moi de parler en français » bredouille l’homme à la barre à qui on demande de s’expliquer dans sa langue maternelle, après tout la Justice a payé assez cher un traducteur, qu’il fasse un effort — dans le compte-rendu qu’en fait la presse, rien qui ne traduise la douleur, la peine, l’humiliation, la honte, et la dignité de celui à qui l’on crache dans le français le plus impeccable.
C’est dans l’aéroport de Milan, quand on part : une maquette d’une ville faite en briques — sous ces briques posées les unes contre les autres, la ville paraît aussi élégante qu’abominable, portrait juste des viscères de la ville ou de son squelette : ce sur quoi elle tient, repose, pèse, lignes claires d’une silhouette parfaite : la ville est une brique posée sur elle-même et notre poitrine.
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une déperdition constante
[Journal • 04.06.22]
samedi 4 juin 2022

Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité.
Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs (1925)
À quoi ressemblerait une vie qui serait Responsive — ou comment creuser en soi-même des passerelles, travailler à des canaux latéraux, anéantir ses secrets sous la forme d’autres secrets : tout ce que savent nativement les écritures web et nous est impossibles — tout ce que savait le premier qui, levant le calame sur l’argile, frappant, arrachant, puisant dans le creux de la matière, la matière même de ses mots (comptes d’apothicaires surtout, de bergers, de dettes), le premier, oui, et qui n’est pour nous autres qu’une pure énigme qu’on ne rejoindrait qu’à tâtons, et qui nous constitue : c’est ainsi.
L’orque a donc été retrouvée morte, reposant quelque part au fond de l’eau dans l’embouchure du fleuve : il faut imaginer sa peur ; penser à ce qui l’a conduit jusque dans ses zones terribles et sauvages des quais de Seine — on suppose une maladie, la documentation sur la folie des Orques manque, comme manque toute une littérature sur les terreurs de ces bêtes —, et je pense à ce qu’il lui a fallu de courage aussi, pour affronter cette peur-là, sans rien savoir de ce qu’est une peur d’Orque, pressentant pourtant qu’en elle se joue quelque chose de la nôtre : je pense aux dernières secondes de l’Orque, quand il a renoncé, vaincu par l’eau douce et les puissances de la civilisation autour de lui qui l’avait anéanti, à ce qui traversa l’esprit de l’Orque, qui sut qu’il ne pourrait emporter ces visions avec lui et les transmettre aux siens, et qui ferma les yeux sur tout cela aussi.
« J’essaie de me réincarcérer dans la vie normale » — la lecture du journal nous informe au moins de cet autre délire qu’est la vie : c’est la chronique judiciaire cette fois, le type est à la barre et doit se justifier pour telles peines commises, et sa langue fourche, c’est qu’il doit être intimidé, la domination sait prendre les formes pour s’exercer : le type lâche cette phrase suffisamment mémorable pour qu’elle soit imprimée le lendemain dans le journal à la rubrique fait-divers, bons mots, et autres espaces que se réserve la domination pour s’établir ; rien n’est précisé des rires dans la salle, du bon mot en retour du Président Maître des lieux, rien : il n’y a pas de tribunaux pour condamner ces rires, et toutes les prisons sont au contraire ouvertes à ceux qui sont capables de dire que la vie normale est une incarcération — il n’y a plus ni dehors ni dedans à ce stade, seulement des langues qui fourches, et des plans d’évasion.
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c’est pourquoi
[Journal • 14.05.22]
samedi 14 mai 2022

Tous les visages sont le Sien ;
c’est pourquoi Il n’a pas de visage.Edmond Jabès
Et pourquoi : pourquoi le ciel, pourquoi le bleu du ciel, pourquoi le bleu du ciel est-il bleu, pourquoi le cri du chien, pourquoi le pourquoi du cri du chien — l’enfant, à peine se met-il à parler soudain, presque brutalement, jette à la face du monde les questions à triple fond comme autant de coups ou de larmes —, pourquoi : il faut un peu de temps pour comprendre qu’il ne demande pas la cause, mais bien souvent le but : pour quoi ; face au monde pour la première fois on en interroge toujours l’usage, non l’origine (l’origine, ce sera plus tard, quand on oubliera l’enfance : on aura beau dire : le mythe, c’est l’enfance de l’humanité lorsqu’elle répond aux pourquoi du cosmos, non : si l’homme dit Zeus pour la foudre, c’est pour quitter l’enfance, se réfugier dans l’origine, renoncer à voir devant lui) — pourquoi le mythe, pourquoi les larmes versées du mythe sur ce qui n’est pas elle, pourquoi le noir où l’on est est-il si transparent, pourquoi tant de raisons de ne pas croire aux pourquoi des énigmes : pourquoi tu te tais ?
Toute la journée, je croise des objets tombés : tout s’effondre comme pour préfigurer la chute des empires ; le soleil nous avait déjà enseigné que la courbe est une morale, le coucher une promesse, la fin ce qui précède chaque début — et nous ne voyons rien : alors il faut tâcher de regarder ce qui exaspère la chute, sans rien vouloir éviter, seulement avec tendresse observer les corps inertes : ce qui va tomber n’est pas encore sous terre, ce qui est sous terre attend seulement qu’on le relève.
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pendant qu’on est dans la vie
[Journal • 10.05.22]
mardi 10 mai 2022

On ne peut pas se retrouver pendant qu’on est dans la vie.
Y a trop de couleurs qui vous distraient et trop de gens qui bougent autour.
On ne se retrouve qu’au silence, quand il est trop tard,
comme les morts.
L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
On pense toujours qu’on est après, juste après : c’est faux, on est toujours irrémédiablement pendant, et c’est sans doute le plus cruel — que la suite vient toujours aussi pendant qu’elle a lieu, qu’on est face à elle à chaque instant, et chaque instant nous la dérobe, tant qu’on est tout à cette coulée de boue qui nous entraîne toujours plus avant dans le présent au milieu de lui et de ses traces dont on fait partie, une seule même phrase coulée [1] dans le dedans de cette matière pâteuse de la pensée et de la chair, tout désir confondu avec l’idée même de ce qui le rend impossible et désirable, et les foules qui avancent dans le ventre pourri du présent cherchant de toutes parts à en déchirer la paroi avec les cris et les mains, avec les colères hurlées et les désespoirs qui leur donnent ce corps digne et nous tous au-dedans de nous-mêmes, des rêves qui n’ont pas de contours, des rêves sans formes et perdus et oubliés sitôt exécutés parfaitement dans le matin englouti, nous aussi, pendant qu’il est temps, on tend les bras vers nous-mêmes songeant aux autres qui nous peuplent et tout s’efface — restent les cris quelque part d’un qui n’a pas tout à fait désespéré de ce qui n’existe plus.
Titre de thèse : « Souvenirs de la Révolution française (1789-1794) pendant le Haut Moyen-âge en Europe occidentale entre 476 et l’an mille : une histoire enfouie » — la très brève bibliographie indiquerait assez l’ampleur de la tâche, et sa nécessité.
Choses vues : à l’arrière de la casse, tandis que le gars trafiquait là-bas je ne sais quoi, la voiture éventrée devant-moi, obscène, encrassée, pas même bonne à finir à la casse (elle y était, mais comme délaissée dans ce mouroir), donnait à voir peut-être le devenir de toute forme de vie et de non-vie : la gloire sous le soleil tenait à la présence butée de la matière par-dessus son ombre, et son insistance à exister malgré tout n’implorait plus rien, cette obstination à devenir de l’immobilité rageuse sans fonction ni but devant quoi je me tenais et qui aurait même pu devenir un fragment de texte que j’aurais pu déposer dans mon journal, si j’en avais le temps, mais quand ?
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l’idée de la pesanteur
[Journal • 29.04.22]
vendredi 29 avril 2022

Un homme se noie.
Que pensent les jeunes hégeliens ?
Qu’il suffit que l’homme abandonne l’idée de la pesanteur pour être sauvé.Marx
Que la réalité existe en dehors de soi est un miracle permanent — que le ciel tienne en équilibre sur sa propre étendue est la preuve du temps (comme la lumière est celle de la mort des étoiles, de la nôtre bientôt) : que la mer est la forme perdue des tempêtes, et la parole des rêves la manière que prend le silence d’emporter nos secrets, que le monde est cette machine inventée par les hommes pour les écraser et qu’il n’en reste rien sauf l’espoir de le renverser, la rage et la colère de ne pas s’en tenir là : toutes évidences qu’il semble vain de rappeler et que chaque génération redit pour elle-même, afin de ne pas sombrer tout à fait (pourquoi, alors qu’il le fait depuis le premier jour, le coucher du soleil oblige chacun d’entre nous à le voir, lever l’appareil photo vers lui, le prendre, et l’emporter : vers où ?) : ces jours n’ont rien de différents de ceux qui sont venus à bout Nabuchodonosor II lui-même, pour qui une seconde durait le même temps que pour nous autres ; voilà ce qui me relie à lui ce soir, la durée d’une seconde dans nos deux corps.
Le dégoût des autres en soi, on ne l’a pas suffisamment : le dégoût éprouvé quand on constate que tant d’autres nous habitent, et parlent en nous, nous dépossèdent de nous-mêmes — c’est un mot, une manière de le prononcer, ou de le taire, un geste, n’importe quoi — ; alors cette vie ne consisterait qu’à chercher ce qui n’aurait eu lieu que pour soi seul, et en soi seul dressé comme pour toujours dans l’éblouissement : ce n’est pas forcément une vérité éternelle, une loi destinée à demeurer, ce peut être une seconde à l’instant évanoui avant d’être recouvert du doute affreux de l’illusion, ce peut être insignifiant, comme un livre, une phrase dans ce livre ; ou une façon bien à soi d’être lâche : ce peut être cela, qui écœure davantage, mais nous appartiendrait.
Le rêve de cette nuit était irréfutable, lui : je me noyais ; en bas, le fond de l’eau ne se laissait pas deviner ; je levais la tête vers la surface : elle semblait inatteignable — alors, j’essayais de m’attacher à un souvenir afin qu’il soit le dernier et qu’il justifie les autres : mais plus j’essayais de me souvenir, plus j’oubliais que je me noyais, et plus j’étais terrifié.
[1] Je n’oublierai ce que je dois à ce mot, à celui qui l’a nommé pour moi.


















