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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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gares prochaines
vendredi 19 novembre 2021
Gares prochaines,
Gais chemins grands…
Quelles aubaines,
Bons juifs errants !Verlaine, « Walcourt »
Metz. Depuis la Gare, sorti de dix heures de train ou presque après avoir fait cette diagonale (mais quand on traverse Besançon ou Colmar, peut-on dire qu’on y est, ou dans le cœur pas même tumultueux d’une route pesant de tout son poids sur novembre), jeté dans la ville sous la brume, la nuit, rien à voir qu’elle, la nuit, la ville dessous si elle existe, et aller jusqu’à l’île du Saulcy droit devant, ne rien reconnaître, une fête foraine atroce, on y pousse des cris faiblement pour donner le change à sa vie, les manèges au ralenti tournent la danse pour de faux des malentendus, on pourrait être ailleurs, on y est, c’est Metz, la Moselle la traverse elle aussi en songeant être ailleurs, le bois mort qui y tombe, c’est encore Metz, le pavés mauvais, les flics devant le Tribunal – n’aurais vu que ceux-là de vivants dans cette ville, ces types en armure qui riaient grassement –, et le ciel noir au-dessus qui passait tout aussi bien ou mal, accroché aux arbres nus mais tirant comme sur sa robe déchirée et sans pudeur, pleurant un peu.
Dans le train, écrire possède cette allure propre à ce temps mort et emporté, avec la nausée, avec les villes qui passent et qu’on abandonne à leur sort, qui nous abandonne à notre sort, le monde qui coulisse comme si on en avait assez vu de lui à chaque seconde, et c’est vrai, mais il en vient un toujours après, de monde, sur l’écran de la vitre et qui se lève pour s’évanouir, les hommes rêvant dedans les maisons, mourant, hurlant des ordres aux enfants, et parfois écrivant en regardant passer les trains.
La pluie qui tombe ici ressemble aux murs qui tombent aussi. Ils auront beau refaire les centres pour les transformer en vitrines semblables ici comme à Rennes, Bordeaux, Montpellier, tout ce qui reçoit nom de villes et rejoint cette image de ville moderne posée a priori en dehors d’elles à laquelle ils vont, par quelle fatalité, toutes finir par ressembler, ici, la pluie tombe différemment qu’ailleurs, même – et surtout – quand elle ne tombe pas, qu’elle se lève de la Moselle pour tout envelopper et se mêler à nos respirations quand on rentre du spectacle, vers minuit, et que le ciel ne peut pas être plus noir mais tâche de l’être, et que les usines à tabac transformés en hôtel s’éclairent, un peu, de leur lumière laide, sur un jour effacé parti rejoindre les autres, ce jour qui ne reviendra pas que j’aurai traversé en diagonale et comme pour mettre ce point final.
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et je réponds : je ne sais pas
jeudi 11 novembre 2021
Et les arbres, et les nuées aériennes,
Me parlent avec un langage plus vague que le ia ! ia ! de la mer, disant :
« Ô être jeune, nouveau ! qui es-tu ? que fais-tu ?
« Qu’attends-tu, hôte de ces heures qui ne sont ni jour ni ombre,
« Ni bœuf qui hume le sommeil, ni le laboureur attardé à notre bord gris ? »
Et je réponds : Je ne sais pas ! et je désire en moi-même
Pleurer, ou crier,
Ou rire, ou bondir et agiter les bras !
« Qui je suis ? »Paul Claudel, Tête d’Or
Dehors le ciel n’obéit qu’à lui seul et le vent est partout ; sur la mer, échouée comme nous tous, un arbre, je le regarde en frère, je voudrais savoir d’où il vient, si c’est d’Alger, ou de Tadoussac, si c’est du Frioul tout proche, mais tous les lieux se fondent dans l’arbre qui fait violence à toute idée d’origine et de pureté, de race, qui fait violence à tout ce qui sous le soleil n’est pas poursuite du vent, l’arbre sans racine ni branche tendue vers aucun nuage, je le regarde et je m’éloigne quand la respiration des vagues l’a épuisé, et qu’il m’a transmis son secret, que je ne dirai pas, pas ici.
Pas un jour ces jours où je ne pense pas à renoncer (mais je ne sais pas à quoi : alors je pense : à tout), et cela commence par ces pages : se dire que cela ne rime à rien de tenir un journal où l’on passe tant de jours, où l’on ne raconte rien du jour que ce qu’il reste (rien), non, mais je ne crois plus en la rime depuis au moins Verlaine, et mes pensées vers Verlaine ricochent vers les Batignolles où une main va frapper à sa porte, il dira entre, je t’attends, et tous deux saccageront la rime, je pense à cela, quand je pense aux jours et à leur écriture ici qui ne rime à rien, et cela console, un peu, d’être désespéré.
Ce onze novembre ne doit appartenir qu’à Craonne ; je chante intérieurement la chanson, ce matin, sur les coups de onze heures ; on est aussi issus de cette boue, de cette guerre pour rien, on est de ce côté du siècle pour cela — enfant, il nous arrivait de croiser un vieillard qui, jeune homme, avait vu cela, qui est inimaginable ; ils sont tous morts ; et nous ? — l’arbre sur la plage n’était pas au bout de son voyage, peut-être était-il parti pour faire la conquête du Nouveau Monde, et je pense à lui désormais comme un esprit wendat songe au cadavre vainqueur de Champlain : en le plaignant.
Des plaques de neige restent encore, et je vois la haie des branches sans nombre
Produire ses bourgeons, et l’herbe des champs,
Et les fauves brebillettes du noisetier ! et voici les doux minonnets !
Ah ! aussi que l’horrible été de l’erreur et l’effort qu’il faut s’acharner sans voir
Sur le chemin du difficile avenir
Soient oubliés ! -
la violence des rives qui enserrent le fleuve
samedi 30 octobre 2021
On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.
Brecht
Une fois de plus, l’expression ne pas avoir le temps, sa réalité féroce, décevante à l’égard de soi-même, l’idée d’épuisement qui lui est attachée comme au ciel les nuages, et aux nuages le soir ; le sentiment de le perdre, qu’il passe, la certitude d’être dépassé par lui, et qu’il file, là-bas, vers où ? Une fois de plus, ne pas écrire ici ; une fois de plus, les jours comme des semaines. Les cours (il faudrait un autre mot) entre les trajets en voiture — n’est-ce pas plutôt les trajets en voiture, entre deux cours ? — ; et une fois de plus, comme depuis cinq ans à chaque dernière semaine d’octobre, s’enfermer avec une pièce de théâtre (cette année Kae Tempest), poser des micros, chercher avec de jeunes acteurs la façon dont le corps pourrait la rejoindre, ou la traverser, se laisse traverser par elle : ne pas y arriver, une fois de plus ; une fois de plus, octobre : quand on bascule vers novembre, que le jour soudain se replie sur lui-même, que la nuit vient, une fois de plus, trop tôt.
Le mot intangible, cette fois : l’image des feuilles en cadavres dans les parcs, pas seulement mortes, et pas encore enterrées ; le mot vulnérable ; le mot néo-fasciste. Cette fois, ces mots qui reviennent habillés de neuf, qui viennent de loin, surgissent pour nommer le présent avec férocité. On ne sait pas s’il faut résister à ces mots, ou céder pleinement à leur justesse jusqu’à s’y confondre.
Ces derniers jours, je pense souvent au temps qu’il faisait à Wounded Knee le 29 décembre 1890 — à la couleur de neige. J’y pense à Marseille, et ici à Bordeaux où je suis pour trois jours. J’avais oublié la forme du ciel si singulière ici, au moment où la nuit tombe surtout, quand la lumière au moment de s’effacer insiste une dernière fois — mais tout est là. La ville, à même place, ne cesse de devenir ce qu’elle est. Les visages, si différents qu’à Marseille, le disent aussi. La pierre des façades. Les statues des négriers, les noms des rues, racontent aussi la neige de Wounded Knee, je le sais bien. Novembre ne passera pas sans que dans cette neige, je plonge mon visage, yeux ouverts.
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ce monde qui croupit ainsi dedans soi-même
[Journal • 21.10.21]
jeudi 21 octobre 2021
Ce Monde, qui croupit ainsi dedans soi-mesme,
N’esloigne point jamais son cœur de ce qu’il aime,
Et ne peut rien aimer que sa difformité.
Jean de Sponde, Stances de la mort
Je ne sais pas si je connaîtrai, de mon vivant, la fin de la fin du monde ; on guette les signes pourtant, les signes avant-coureurs de ce qui enfin nous jetterait dans les commencements. L’univers est en expansion, nous raconte-on : mais en expansion dans quoi ? Oui, on guette. On ne sait rien. On est, de son vivant, contemporain de sa mort : cela on le sait ; les espèces crèvent comme des rats, et les rats s’enfuient quand on marche le soir dans la ville et les ruelles sombres. Vraiment, je ne sais pas. C’est peut-être infini, cette fin où l’on est : l’infini ce n’est pas assez disait la phrase dans le rêve qui sous la douche brûlante insistait avant de s’échapper, mais où ?
Lu plusieurs heures les paroles de ceux qui, jour après jour, racontent ce soir-là de novembre. Autrefois, on avait cette expression pour finir une phrase inachevable : « ceci, cela, et tout le bataclan ». On ne le dira jamais plus — c’est une autre certitude, on n’en a pas tant, on s’y accroche. Parmi les mots tenus dignement tout à l’heure, que je lis le soir, il y avait ceci : que cette salle, ce soir-là, était notre pays. [1] Cela veut peut-être dire : des corps enchevêtrés, les vivants protégés par les morts qui font boucliers ; cela ne veut peut-être rien dire, et sans doute faut-il seulement déposer cette image, avec les autres, et se taire.
Cette vieille dame, dans le café : le visage détruit (elle n’est peut-être pas si vieille, cette centenaire digne et belle) ; son verre de vin blanc toute la matinée devant elle, à moitié plein, qu’elle portera cent fois aux lèvres sans le boire, ou à peine une goutte à chaque fois, et le regard posé au loin, à quoi pense-t-elle ? Elle parle en elle, murmure parfois des phrases ; à qui ? Quelle colère intérieure, quel amant perdu, quel regret jamais compris ? Je réponds aux messages sur l’écran — il en vient toujours ; plus on répond, plus on nous répond : quelle fatalité —, et jette par moment, à la dérobée, un regard vers elle ; elle partira sans que je m’en aperçoive. C’est elle aussi, cette fin mêlée du commencement, quand vers midi, son absence rayonnait et que j’étais seul, et que tout s’écroulait dehors de la pluie et du temps.
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au vertige du visible
samedi 16 octobre 2021
Loin des jeux serviles, je découvrais qu’on peut ne pas pas mimer le monde, n’y intervenir point, du coin de l’œil regarder se faire et défaire, et dans une douleur réversible en plaisir, s’extasier de ne participer pas : à l’intersection de l’espace et les livres naissait un corps immobile qui était encore moi et qui tremblait sans fin dans l’impossible vœu d’ajuster ce qu’on lit au vertige du visible.
Pierre Michon, Vies minuscules
Eydís Evensen
« […] c’est le nombre d’hommes et de femmes en France qui vivent isolés et ne rencontrent jamais personne » — lance la radio hier sur moi comme on crache, comme on lâche un chiffre de plus, mais cette fois sans le chiffre et c’était peut-être le plus indigne, d’être jeté dans le jour ainsi et qu’on n’en parle plus ; voici maintenant votre temps de la matinée il sera ensoleillé sur un quart nord-est ; j’ai éteint — j’avais trouvé Eydis Evensen, Wandering II et je n’écouterai que cela l’heure et demie de route au ralenti, trois carcasses de voitures auprès desquels les mêmes visages apeurés, appelant au téléphone, et nous autres qui roulons, ralentissant pour regarder — regarder quoi ? — les tôles défoncées, les vies sur le point de, le soleil dans les yeux vers Fuveau ou quand Sainte-Victoire se dresse soudain (une pensée, toujours la même, pour Germain Nouveau (pas une seule pour Van Gogh, non), son presque cadavre faisant la manche au pied de la colline), et quand je couperai le moteur, je me demanderai si c’est en milliers, ou en millions, ces êtres qui ne rencontrent personne.
À quel endroit précis de soi l’intersection de nos vies se rencontre, je ne sais pas : un mois ou presque après avoir écrit ici, j’aurai pris le train pour Metz (je ne suis pas passé cette fois au jardin où l’arbre rose ne fait pas assez d’ombre pour empêcher que des soldats au Guatemala ne tirent sur tous ceux qui bougent — mais assez pour qu’on puisse se reposer et écouter du reggae en s’imaginant dans Babylone) ; j’ai vu la Moselle couler emporter les corps d’hommes autrefois jetés à l’eau — nous sommes le 17 octobre demain — ; j’ai été incapable de travailler dans le train, et peut-être est-cela aussi, encore, ne plus avoir vingt-deux ans ; j’ai lu deux livres miraculeux ; j’ai buté sur l’année 1623 et les regards des Wendats posés sur moi avec colère ne me quittent pas cependant ; j’ai prononcé le nom d’Artaud avec toujours autant de maladresse depuis toutes ces années où je tâche de le remuer devant moi, ou devant des corps d’étudiants rêvant à autre chose (et tant mieux) (pourvu que dans leur rêve quelque chose d’Artaud fasse irruption malgré eux) ; j’ai oublié les rêves ; je suis venu entendre, dans ce petit restaurant de la Porte d’Aix, les colères dignes et terribles qui vengeaient le désespoir, en attendant d’être vengés [2] ; je ne sais pas quoi d’autres et pourtant.
Il faudrait qu’on sache ce que cela veut dire, rencontrer quelqu’un, et si cela existe : si c’est possible ; si ce monde qui broie n’a pas été conçu et ne se déploie pas chaque seconde contre l’idée même qu’on puisse rencontrer quelqu’un : que rencontrer quelqu’un est une tâche de violence et d’hostilité tenue à l’égard de ce monde-là, qu’il est la preuve que ce monde n’est pas seulement haïssable, mais que sa destruction est la condition même de nos existences, je cherche ce soir le chiffre et je ne le trouve pas, il est peut-être quelque part, et je ne comprends que ce soir qu’il est en chacun de nous.
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vagues cauchemars
lundi 20 septembre 2021
Les mots jouent, sur la pensée, le même rôle que la lune sur les marées. Armand Gatti, De l’anarchie comme battement d’ailes
D’avoir achevé ce soir ce texte en cours depuis presque deux mois (une rêverie étrange et inefficace sur le cauchemar – son rôle insurrectionnel – dans le théâtre de Marie NDiaye) me terrasse. Et puis, comme toujours, ce qu’il fallait dire, c’est en quelques mots qu’on finit par le lâcher, mais à la fin, ou presque, et en passant ; et c’est fini. On rend la copie comme toujours, comme autrefois : sûr d’avoir manqué la cible, comprenant, trop tard, que c’était soi-même la cible. Il aurait fallu écrire plus simplement que le cauchemar qu’est devenu le monde ne saurait être conjuré qu’en le rêvant plus horriblement encore, afin qu’il tombe à nos pieds, de terreur. Mais cela ne se dit : ne se prouve pas. Il aurait fallu écrire un long cauchemar, sans rien dire de Marie NDiaye, du théâtre, et de l’insurrection : seulement aligner les monstres, les crimes atroces, les ombres allongées jusqu’à soi.
Pour me laver de toute cette fatigue, j’irai saluer les surfeurs. Je les regarde longuement : ils passent bien plus de temps à attendre, dans l’eau glacée, ballotés sur leurs planches, qu’à surfer. Mais je comprends que c’est déjà surfer, attendre de surfer : que surfer ne sert qu’à mettre fin au geste de surfer, c’est pourquoi on le repousse jusqu’à l’épuisement. Quand ils ont esquissé quelques pas de danse avec la mer, vaincus, les surfeurs rentrent. La mer indomptée de nouveau, se poursuit. Comme toujours.
La jeune fille qui regarde le ciel tomber : que regarde-t-elle ? Je ne la vois que de dos. Cela aussi est l’image parfaite de cette vie : chercher à deviner le regard perdu sur ce que je ne verrai jamais, ces pensées intérieures face auxquelles le soleil s’incline.
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qui ne viendra pas
jeudi 9 septembre 2021
L’homme est une attente. D’on ne sait quoi, qui ne viendra pas. Bataille, Julie
Recommencer. C’était le premier mot du film, et je l’ai manqué - je suis entré dans la salle en retard, et c’était déjà une manière de me glisser dans ces images. Les premiers plans dérobés, perdus, mutilaient l’œuvre devant quoi, jusqu’à la fin, je me suis tenu me demandant chaque seconde ce qu’ils avaient été, ce qu’ils auraient pu être. À la fin du film, je suis resté : on a voulu me chasser, j’ai seulement dit : je veux voir le début. On m’a laissé, sans doute fatigué d’avance de devoir inventer des raisons qui n’existaient pas. Je suis resté, oui, et j’ai vu les premiers plans : ensuite je suis parti, quand j’ai commencé à reconnaître ce qui allait suivre et qui possédait cette patine de mort qui se pose sur des images déjà vues, dont on anticipe vaguement l’enchaînement et perdent le charme fragile qu’un film tente de donner à cette vie écrite qu’il déroule. Dehors, le soleil m’a brûlé les yeux.
Donc, il s’agit de recommencer. Dans le pli de l’année civil, le début de l’autre, universitaire : toujours avec elle s’engouffre ces souvenirs de fin d’été qui insiste, sans trop y croire, sur l’ennui des classes. Je repense au film, à sa beauté tendre, enveloppante. Derrière moi, trois vieilles dames jetaient leurs critiques sitôt le dernier plan : je n’ai pas été assez émue, disait l’une ; on n’y croit pas, disait la deuxième : rien compris, lâchait sournoisement la dernière. Les trois parques ne disent pas autre chose, penchée sur nous, au moment de trancher définitivement, et de partir faire quelques courses.
Soleil sur la Camargue : comme un dernier, avant les autres. Tout repose sur cette virgule où bascule tout à la fois l’abandon, le recommencement et la croyance que rien ne serait pareil. Dans le film, plusieurs phrases sidérantes de douleur, de fatigue. Exemple : je ne m’en souviens plus.
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et mourir ce que j’aime
lundi 30 août 2021
Y mourir ô belle flammèche y mourir
Voir les nuages fondre comme la neige et l’écho
Origines du soleil et du blanc pauvres comme Job
Ne pas mourir encore et voir durer l’ombre
Naître avec le feu et ne pas mourir
Étreindre et embrasser amour fugace le ciel mat
R. Desnos, Infinitif
Comme une blessure à hauteur d’hommes sur cette rangée d’arbres, une coulée de sang, nette, déposée sans effort comme on tue d’un geste, comme on caresse sur la gorge la pointe du couteau. Dernières lumières du jour, ce dernier jour de l’année — demain, il faudra rentrer, et comme chaque année, c’est le mystère : on ne sait pas d’où on rentre, où l’on entre, par où s’échapper. Il faut regarder sans baisser les yeux la prophétie du soir : cette entaille sur le monde que fabrique pour nous seuls la nuit quand elle tombe sur tout ce qui existe, lumière plus terrible parce que déjà effacée à peine déposée, déjà lointaine quand elle se fait, déjà emportée pour toujours au moment où soudain.
Au milieu de la nuit, réveil brutal : au-dessous du genou, comme une morsure ; et le lendemain, je boiterai un peu, la peau sera dure, et deux crochets saigneront. Sans doute une araignée. Je l’imagine aller sur ma jambe, et repartir, et revenir, et soudain, pour se défendre d’un faux mouvement que j’aurais esquissé dans mon rêve, se jetant sur moi, espérant peut-être me terrasser, et le faisant ; et s’éloignant, ivre du sang, comme un baiser dans le soir qu’on dépose avant de partir parce qu’il le faut, dans la terreur, et les larmes, dans la fatigue, et l’ivresse : la joie de m’arracher à la nuit et de me jeter dans ce monde vague, qui tangue.
Peu de choses en vérité ne sont pas des leçons, pourvu que de ces leçons on ne tire rien : ni morale ni sagesse, seulement l’énigme qui lance, seulement plus de désarroi, plus de colère de ne pouvoir faire face à la réalité, plus de rage de s’en revêtir malgré tout, comme un vêtement trop grand qui prend pourtant la forme de mon corps.
Gagner les hauteurs abandonner le bord
Et qui sait découvrir ce que j’aime
Omettre de transmettre mon nom aux années
Rire aux heures orageuse dormir au pied d’un pin
Grâce aux étoiles semblables à un numéro
Et mourir ce que j’aime au bord des flammes -
les mots les plus simples doivent suffire
samedi 21 août 2021
Et toujours je pensais : les mots les plus simples
Doivent suffire. Si je dis ce qu’il en est
Chacun sentira son cœur se déchirer.
Tu vas périr si tu ne te défends,
Ça, tout de même, tu le comprendras.Brecht, (Poèmes, 1940)
Ciels de Touraine : les plus impermanents que je connaisse, les plus transitoires, qui ne font que passer, et passant, se laissant aller, traînant et traînant à eux une part d’eux-mêmes, pas la plus lumineuse, la part la plus traînante, la plus obstinée à demeurer ciel de traîne sur paysage de centrale nucléaire, ciel nombreux sous quoi la sorcière de Panzoust fait les rêves aussi peccables que ce ciel éclaté, grenade de ciel, lâche, rêveur : ciel qui nomme ce qu’il en est de nous quand on laisse en arrière cette part de soi secrète dont on se défait pour mieux oublier le secret, afin qu’il le demeure.
Jours de grande lenteur, dans le pli d’août, qui pourrait être celui de l’année — les heures s’accrochent comme dans les ronces aux chaleurs ; les moustiques nous dévorent ; le sang qu’on a sous les doigts quand on les frappe n’est peut-être pas le nôtre ; on marche sur la ville tapissée de masques morts ; on prend des douches glacées ; au milieu de la nuit, la fenêtre est ouverte sur le peu de fraîcheur que cette vie nous concède, on la prend aussi, en regardant ces heures qui ne comptent pas : vraiment, ce pli gorgé d’attente est comme une vengeance sur les mois à venir où tout se bousculera de nouveau, où chaque heure précipitée sur l’autre dévorera tout. Se livrer entièrement aux heures vides et en éprouver immédiatement la nostalgie, le luxe perdu. Songer le vingt-et-août au gel et aux premières neiges comme pour mieux se laisser traverser par la soif : journal de ces jours.
Dans les rues, alors que toute l’organisation forcenée du monde pousserait aux luttes, la seule lutte qui s’organise est incompréhensible. Regarder les samedis se remplir aux appels de ceux qui hurlent les libertés comme un dernier caprice d’enfant tandis que meurent en silence ceux qui voudraient seulement de quoi respirer : face à face, les images sidèrent. Par-dessus s’ajoutent celles du Beyrouth qui se vide comme un corps ; de Kaboul ; des feux en Kabylie. Et par-dessus encore, celle-ci qui les emporte déjà toutes : pour la première fois, il pleut au sommet du Groenland.
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comme au sommeil
samedi 24 juillet 2021
Que faut-il ?
Se préparer à la vie future comme au sommeil.
Il est encore temps.
Demain, il sera peut-être trop tard.Nerval, Pensées
Rêve dense, incompréhensible, interrompu, qui se poursuivait d’un réveil à l’autre toute la nuit — long couloir, portes qui n’ouvraient que sur des portes, sauf que c’était dehors, la rue le soir, que les bêtes s’approchaient dans le dos, qu’elles se jetteraient sur moi si je me retournais — au matin, la fatigue plus grande qu’au coucher d’avoir traversé ce couloir, la ville entière, souffle rauque sur la nuque : dehors, le vent s’était levé dans le ciel lourd sur le point de crever, ce qu’il ne ferait pas.
L’été renvoie d’autant plus à nos enfances qu’elles sont perdues, qu’elles reviennent pour cela et cela seulement : qu’on sache qu’elles sont perdues. Alors, c’est l’été aussi qui semble perdu, quand bien même se déploie-t-il là, devant nous, dans le cri des cigales, la chaleur, la lenteur des soirs : l’été dans le pli de l’année qu’il marque, témoigne aussi d’une fin. Les deuils s’accomplissent. Le soleil les rend d’autant plus accablants, l’indifférence du temps qui passe sur nous comme une charge d’animal.
L’image sur quoi se fermait le rêve paraît indubitable : l’eau montait, à même la ville, mais par en haut ; il ne pleuvait pas, l’inondation prenait lentement, par le ciel, on savait bien qu’il fallait creuser, on n’avait que nos doigts, je m’asseyais, j’attendais que les bêtes se jettent sur moi pour me délivrer.
[1] Je ne retrouve pas la phrase, l’ai-je inventée ? je ne veux pas le croire.
Note du 22 octobre. Ce soir, je retrouve la phrase, dans le verbatim du procès : elle dit : "L’autre jour une de mes amies m’a dit que cette salle était le pays dans lequel on voulait vivre. Je crois qu’elle a raison." Je comprends alors, horrifié par le malentendu, qu’il s’agit de la salle du tribunal, non pas de la salle de concert. Je laisse ici, atroce, ma méprise, peut-être parce qu’elle disait hier l’envers de ce que la phrase dans sa vérité tâchait de lever dignement ; que cet envers appartient à cette vérité aussi.
[2] et aussi : j’ai écrit cette lettre que je me refusais d’écrire, et ce n’était pas par audace, non, ni par dette, seulement parce qu’il fallait bien en finir avec cette pensée et avec le livre : je l’ai fait, et cette pensée demeure